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Les Trois Mousquetaires
Alexandre Dumas
Il y a un an à peu près, qu'en faisant
à la Bibliothèque royale des recherches pour mon
histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les Mémoires
de M. d'Artagnan , imprimés, - comme la plus
grande partie des ouvrages de cette époque, où
les auteurs tenaient à dire la vérité
sans aller faire un tour plus ou moins long à la Bastille, -
à Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me
séduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de
M. le conservateur, bien entendu, je les dévorai.
Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage,
et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui
apprécient les tableaux d'époques. Ils y
trouveront des portraits crayonnés de main de
maître ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du
temps, tracées sur des portes de caserne et sur des murs de
cabaret, ils n'y reconnaîtront pas moins, aussi ressemblantes
que dans l'histoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, d'Anne
d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de
l'époque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du
poète n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des
lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans doute,
les détails que nous avons signalés, la chose qui
nous préoccupa le plus est une chose à laquelle
bien certainement personne avant nous n'avait fait la moindre
attention.
D'Artagnan raconte qu'à sa première visite
à M. de Tréville, le capitaine des mousquetaires
du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant
dans l'illustre corps où il sollicitait l'honneur
d'être reçu, et ayant nom Athos, Porthos et
Aramis.
Nous l'avouons, ces trois noms étrangers nous
frappèrent, et il nous vint aussitôt à
l'esprit qu'ils n'étaient que des pseudonymes à
l'aide desquels d'Artagnan avait déguisé des noms
peut-être illustres, si toutefois les porteurs de ces noms
d'emprunt ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour
où, par caprice, par mécontentement ou par
défaut de fortune, ils avaient endossé la simple
casaque de mousquetaire.
Dès lors nous n'eûmes plus de repos que nous
n'eussions retrouvé, dans les ouvrages contemporains, une
trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort
éveillé notre curiosité.
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver
à ce but remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait
peut-être fort instructif, mais à coups
sûr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons
donc de leur dire qu'au moment où,
découragé de tant d'investigations infructueuses,
nous allions abandonner notre recherche, nous trouvâmes
enfin, guidé par les conseils de notre illustre et savant
ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, coté le no 4772 ou
4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre :
" Mémoires de M. le comte de La Fère, concernant
quelques-uns des événements qui se
passèrent en France vers la fin du règne du roi
Louis XIII et le commencement du règne du roi Louis XIV. "
On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit,
notre dernier espoir, nous trouvâmes à la
vingtième page le nom d'Athos, à la vingt
septième le nom de Porthos, et à la trente et
unième le nom d'Aramis.
La découverte d'un manuscrit complètement
inconnu, dans une époque où la science historique
est poussée à un si haut degré, nous
parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous
de solliciter la permission de le faite imprimer, dans le but de nous
présenter un jour avec le bagage des autres à
l'Académie des inscriptions et belles-lettres, si nous
n'arrivions, chose fort probable, à entrée
à l'Académie française avec notre
propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut
gracieusement accordée ; ce que nous consignons ici pour
donner un démenti public aux malveillants qui
prétendent que nous vivons sous un gouvernement assez
médiocrement disposé à l'endroit des
gens de lettres.
Or, c'est la première partie de ce précieux
manuscrit que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs, en
lui restituant le titre qui lui convient, prenant l'engagement, si,
comme nous n'en doutons pas, cette première partie obtient
le succès qu'elle mérite, de publier incessamment
la seconde.
En attendant, comme la parrain est un second père, nous
invitons le lecteur à s'en prendre à nous, et non
au comte de La Fère, de son plaisir ou de son ennui.
Cela posé, passons à notre histoire.
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Chapitre I
LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE.
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Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, où
naquit l'auteur du Roman de la Rose , semblait
être dans une révolution aussi entière
que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle.
Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes du
côté de la Grande-Rue, entendant les enfants crier
sur le seuil des portes, se hâtaient d'endosser la cuirasse
et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou
d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hôtellerie du Franc
Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de
minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de
curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient
fréquentes, et peu de jours se passaient sans qu'une ville
ou l'autre enregistrât sur ses archives quelque
événement de ce genre. Il y avait les seigneurs
qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au
cardinal ; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre au roi. Puis,
outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes ou
patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots,
les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le
monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les
loups, contre les laquais, - souvent contre les seigneurs et les
huguenots, - quelquefois contre le roi, - mais jamais contre le
cardinal et l'Espagnol. Il résulta donc de cette habitude
prise, que, ce susdit premier lundi du mois d'avril 1625, les
bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et
rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se
précipitèrent du côté de
l'hôtel du Franc Meunier .
Arrivé là, chacun put voir et
reconnaître la cause de cette rumeur.
Un jeune homme... - traçons son portrait d'un seul trait de
plume : figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans, don
Quichotte décorcelé, sans haubert et sans
cuissards, don Quichotte revêtu d'un pourpoint de laine dont
la couleur bleue s'était transformée en une
nuance insaisissable de lie-de-vin et d'azur céleste. Visage
long et brun ; la pommette des joues saillante, signe d'astuce ; les
muscles maxillaires énormément
développés, indice infaillible auquel on
reconnaît le Gascon, même sans béret, et
notre jeune homme portait un béret orné d'une
espèce de plume, l'oeil ouvert et intelligent ; le nez
crochu, mais finement dessiné ; trop grand pour un
adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu
exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage,
sans sa longue épée qui, pendue à un
baudrier de peau, battait les mollets de son propriétaire
quand il était à pied, et le poil
hérissé de sa monture quand il était
à cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture
était même si remarquable, qu'elle fut
remarquée : c'était un bidet du Béarn,
âgé de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans
crins à la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et
qui, tout en marchant la tête plus bas que les genoux, ce qui
rendait inutile l'application de la martingale, faisait encore
également ses huit lieues par jour. Malheureusement les
qualités de ce cheval étaient si bien
cachées sous son poil étrange et son allure
incongrue, que dans un temps où tout le monde se connaissait
en chevaux, l'apparition du susdit bidet à Meung,
où il était entré il y avait un quart
d'heure à peu près par la porte de Beaugency,
produisit une sensation dont la défaveur rejaillit
jusqu'à son cavalier.
Et cette sensation avait été d'autant plus
pénible au jeune d'Artagnan (ainsi s'appelait le don
Quichotte de cette autre Rossinante), qu'il ne se cachait pas le
côté ridicule que lui donnait, si bon cavalier
qu'il fût, une pareille monture ; aussi avait-il fort
soupiré en acceptant le don que lui en avait fait M.
d'Artagnan père. Il n'ignorait pas qu'une pareille
bête valait au moins vingt livres ; il est vrai que les
paroles dont le présent avait été
accompagné n'avaient pas de prix.
" Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon - dans ce pur patois de
Béarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir à
se défaire -, mon fils, ce cheval est né dans la
maison de votre père, il y a tantôt treize ans, et
y est resté depuis ce temps-là, ce qui doit vous
porter à l'aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir
tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites
campagne avec lui, ménagez-le comme vous
ménageriez un vieux serviteur. A la cour, continua M.
d'Artagnan père, si toutefois vous avez l'honneur d'y aller,
honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits,
soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a
été porté dignement par vos
ancêtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les
vôtres - par les vôtres, j'entends vos parents et
vos amis - , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi.
C'est par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul, qu'un
gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde
laisse peut-être échapper l'appât que,
pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous
êtes jeune, vous devez être brave par deux raisons
: la première, c'est que vous êtes Gascon, et la
seconde, c'est que vous êtes mon fils. Ne craignez pas les
occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre
à manier l'épée ; vous avez un jarret
de fer, un poignet d'acier ; battez-vous à tout propos ;
battez-vous d'autant plus que les duels sont défendus, et
que, par conséquent, il y a deux fois du courage
à se battre. Je n'ai, mon fils, à vous donner que
quinze écus, mon cheval et les conseils que vous venez
d'entendre. Votre mère y ajoutera la recette d'un certain
baume qu'elle tient d'une bohémienne, et qui a une vertu
miraculeuse pour guérir toute blessure qui n'atteint pas le
coeur. Faites votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps.
- Je n'ai plus qu'un mot à ajouter, et c'est un exemple que
je vous propose, non pas le mien, car je n'ai, moi, jamais paru
à la cour et n'ai fait que les guerres de religion en
volontaire ; je veux parler de M. de Tréville, qui
était mon voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer
tout enfant avec notre roi Louis treizième, que Dieu
conserve ! Quelquefois leurs jeux
dégénéraient en bataille, et dans ces
batailles le roi n'était pas toujours le plus fort. Les
coups qu'il en reçut lui donnèrent beaucoup
d'estime et d'amitié pour M. de Tréville. Plus
tard, M. de Tréville se battit contre d'autres dans son
premier voyage à Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu
roi jusqu'à la majorité du jeune sans compter les
guerres et les sièges, sept fois ; et depuis cette
majorité jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-être !
- Aussi, malgré les édits, les ordonnances et les
arrêts, le voilà capitaine des mousquetaires,
c'est-à- dire chef d'une légion de
César, dont le roi fait un très grand cas, et que
M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose, comme
chacun sait. De plus, M. de Tréville gagne dix mille
écus par an ; c'est donc un fort grand seigneur. - Il a
commencé comme vous, allez le voir avec cette lettre, et
réglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. "
Sur quoi, M. d'Artagnan père ceignit à son fils
sa propre épée, l'embrassa tendrement sur les
deux joues et lui donna sa bénédiction.
En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa
mère qui l'attendait avec la fameuse recette dont les
conseils que nous venons de rapporter devaient nécessiter un
assez fréquent emploi. Les adieux furent de ce
côté plus longs et plus tendres qu'ils ne
l'avaient été de l'autre, non pas que M.
d'Artagnan n'aimât son fils, qui était sa seule
progéniture, mais M. d'Artagnan était un homme,
et il eût regardé comme indigne d'un homme de se
laisser aller à son émotion, tandis que Mme
d'Artagnan était femme et, de plus, était
mère. - Elle pleura abondamment, et, disons-le à
la louange de M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il
tentât pour rester ferme comme le devait être un
futur mousquetaire, la nature l'emporta, et il versa force larmes, dont
il parvint à grand-peine à cacher la
moitié.
Le même jour le jeune homme se mit en route, muni des trois
présents paternels et qui se composaient, comme nous l'avons
dit, de quinze écus, du cheval et de la lettre pour M. de
Tréville ; comme on le pense bien, les conseils avaient
été donnés par-dessus le
marché.
Avec un pareil vade-mecum, d'Artagnan se trouva, au moral comme au
physique, une copie exacte du héros de Cervantes, auquel
nous l'avons si heureusement comparé lorsque nos devoirs
d'historien nous ont fait une nécessité de tracer
son portrait. Don Quichotte prenait les moulins à vent pour
des géants et les moutons pour des armées,
d'Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour
une provocation. Il en résulta qu'il eut toujours le poing
fermé depuis Tarbes jusqu'à Meung, et que l'un
dans l'autre il porta la main au pommeau de son
épée dix fois par jour ; toutefois le poing ne
descendit sur aucune mâchoire, et
l'épée ne sortit point de son fourreau. Ce n'est
pas que la vue du malencontreux bidet jaune
n'épanouît bien des sourires sur les visages des
passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une
épée de taille respectable et qu'au-dessus de
cette épée brillait un oeil plutôt
féroce que fier, les passants réprimaient leur
hilarité, ou, si l'hilarité l'emportait sur la
prudence, ils tâchaient au moins de ne rire que d'un seul
côté, comme les masques antiques. D'Artagnan
demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilité
jusqu'à cette malheureuse ville de Meung.
Mais là, comme il descendait de cheval à la porte
du Franc Meunier sans que personne,
hôte, garçon ou palefrenier, fût venu
prendre l'étrier au montoir, d'Artagnan avisa à
une fenêtre entrouverte du rez- de-chaussée un
gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage
légèrement renfrogné, lequel causait
avec deux personnes qui paraissaient l'écouter avec
déférence. D'Artagnan crut tout naturellement,
selon son habitude, être l'objet de la conversation et
écouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'était
trompé qu'à moitié : ce
n'était pas de lui qu'il était question, mais de
son cheval. Le gentilhomme paraissait énumérer
à ses auditeurs toutes ses qualités, et comme,
ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande
déférence pour le narrateur, ils
éclataient de rire à tout moment. Or, comme un
demi-sourire suffisait pour éveiller
l'irascibilité du jeune homme, on comprend quel effet
produisit sur lui tant de bruyante hilarité.
Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie
de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur
l'étranger et reconnut un homme de quarante à
quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perçants, au teint
pâle, au nez fortement accentué, à la
moustache noire et parfaitement taillée ; il
était vêtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses
violet avec des aiguillettes de même couleur, sans aucun
ornement que les crevés habituels par lesquels passait la
chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs,
paraissaient froissés comme des habits de voyage longtemps
renfermés dans un portemanteau. D'Artagnan fit toutes ces
remarques avec la rapidité de l'observateur le plus
minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que
cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie à
venir.
Or, comme au moment où d'Artagnan fixait son regard sur le
gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait à
l'endroit du bidet béarnais une de ses plus savantes et de
ses plus profondes démonstrations, ses deux auditeurs
éclatèrent de rire, et lui-même laissa
visiblement, contre son habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un
pâle sourire sur son visage. Cette fois, il n'y avait plus de
doute, d'Artagnan était réellement
insulté. Aussi, plein de cette conviction,
enfonça-t-il son béret sur ses yeux, et,
tâchant de copier quelques-uns des airs de cour qu'il avait
surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il
s'avança, une main sur la garde de son
épée et l'autre appuyée sur la hanche.
Malheureusement, au fur et à mesure qu'il
avançait, la colère l'aveuglant de plus en plus,
au lieu du discours digne et hautain qu'il avait
préparé pour formuler sa provocation, il ne
trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalité
grossière qu'il accompagna d'un geste furieux.
" Eh ! Monsieur, s'écria-t-il, Monsieur, qui vous cachez
derrière ce volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi
vous riez, et nous rirons ensemble. "
Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier,
comme s'il lui eût fallu un certain temps pour comprendre que
c'était à lui que s'adressaient de si
étranges reproches ; puis, lorsqu'il ne put plus conserver
aucun doute, ses sourcils se froncèrent
légèrement, et après une assez longue
pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible à
décrire, il répondit à d'Artagnan :
" Je ne vous parle pas, Monsieur.
- Mais je vous parle, moi ! " s'écria le jeune homme
exaspéré de ce mélange d'insolence et
de bonnes manières, de convenances et de dédains.
L'inconnu le regarda encore un instant avec son léger
sourire, et, se retirant de la fenêtre, sortit lentement de
l'hôtellerie pour venir à deux pas de d'Artagnan
se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et sa
physionomie railleuse avaient redoublé l'hilarité
de ceux avec lesquels il causait et qui, eux, étaient
restés à la fenêtre.
D'Artagnan, le voyant arriver, tira son épée d'un
pied hors du fourreau.
" Ce cheval est décidément ou plutôt a
été dans sa jeunesse bouton d'or, reprit
l'inconnu continuant les investigations commencées et
s'adressant à ses auditeurs de la fenêtre, sans
paraître aucunement remarquer l'exaspération de
d'Artagnan, qui cependant se redressait entre lui et eux. C'est une
couleur fort connue en botanique, mais jusqu'à
présent fort rare chez les chevaux.
- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maître !
s'écria l'émule de Tréville, furieux.
- Je ne ris pas souvent, Monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que vous
pouvez le voir vous-même à l'air de mon visage ;
mais je tiens cependant à conserver le privilège
de rire quand il me plaît.
- Et moi, s'écria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie
quand il me déplaît !
- En vérité, Monsieur ? continua l'inconnu plus
calme que jamais, eh bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur
ses talons, il s'apprêta à rentrer dans
l'hôtellerie par la grande porte, sous laquelle d'Artagnan en
arrivant avait remarqué un cheval tout sellé.
Mais d'Artagnan n'était pas de caractère
à lâcher ainsi un homme qui avait eu l'insolence
de se moquer de lui. Il tira son épée
entièrement du fourreau et se mit à sa poursuite
en criant :
" Tournez, tournez donc, Monsieur le railleur, que je ne vous frappe
point par-derrière.
- Me frapper, moi ! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en
regardant le jeune homme avec autant d'étonnement que de
mépris. Allons, allons donc, mon cher, vous êtes
fou ! "
Puis, à demi-voix, et comme s'il se fût
parlé à lui-même :
" C'est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa
Majesté, qui cherche des braves de tous
côtés pour recruter ses mousquetaires ! "
Il achevait à peine, que d'Artagnan lui allongea un si
furieux coup de pointe, que, s'il n'eût fait vivement un bond
en arrière, il est probable qu'il eût
plaisanté pour la dernière fois. L'inconnu vit
alors que la chose passait la raillerie, tira son
épée, salua son adversaire et se mit gravement en
garde. Mais au même moment ses deux auditeurs,
accompagnés de l'hôte, tombèrent sur
d'Artagnan à grands coups de bâtons, de pelles et
de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si
complète à l'attaque, que l'adversaire de
d'Artagnan, pendant que celui- ci se retournait pour faire face
à cette grêle de coups, rengainait avec la
même précision, et, d'acteur qu'il avait
manqué d'être, redevenait spectateur du combat,
rôle dont il s'acquitta avec son impassibilité
ordinaire, tout en marmottant néanmoins :
" La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et
qu'il s'en aille !
- Pas avant de t'avoir tué, lâche ! " criait
d'Artagnan tout en faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer
d'un pas à ses trois ennemis, qui le moulaient de coups.
" Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces
Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu'il le veut
absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. "
Mais l'inconnu ne savait pas encore à quel genre
d'entêté il avait affaire ; d'Artagnan
n'était pas homme à jamais demander merci. Le
combat continua donc quelques secondes encore ; enfin d'Artagnan,
épuisé, laissa échapper son
épée qu'un coup de bâton brisa en deux
morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa presque
en même temps tout sanglant et presque évanoui.
C'est à ce moment que de tous côtés on
accourut sur le lieu de la scène. L'hôte,
craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses garçons,
le blessé dans la cuisine où quelques soins lui
furent accordés.
Quant au gentilhomme, il était revenu prendre sa place
à la fenêtre et regardait avec une certaine
impatience toute cette foule, qui semblait en demeurant là
lui causer une vive contrariété.
" Eh bien, comment va cet enragé ? reprit-il en se
retournant au bruit de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant
à l'hôte qui venait s'informer de sa
santé.
- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hôte.
- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hôtelier, et
c'est moi qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme.
- Il va mieux, dit l'hôte : il s'est évanoui tout
à fait.
- Vraiment ? fit le gentilhomme.
- Mais avant de s'évanouir il a rassemblé toutes
ses forces pour vous appeler et vous défier en vous
appelant.
- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-là
! s'écria l'inconnu.
- Oh ! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit
l'hôte avec une grimace de mépris, car pendant son
évanouissement nous l'avons fouillé, et il n'a
dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze
écus, ce qui ne l'a pas empêché de dire
en s'évanouissant que si pareille chose était
arrivée à Paris, vous vous en repentiriez tout de
suite, tandis qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard.
- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang
déguisé.
- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hôte, afin que
vous vous teniez sur vos gardes.
- Et il n'a nommé personne dans sa colère ?
- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : " Nous verrons ce
que M. de Tréville pensera de cette insulte faite
à son protégé. "
- M. de Tréville ? dit l'inconnu en devenant attentif ; il
frappait sur sa poche en prononçant le nom de M. de
Tréville ?... Voyons, mon cher hôte, pendant que
votre jeune homme était évanoui, vous n'avez pas
été, j'en suis bien sûr, sans regarder
aussi cette poche-là. Qu'y avait-il ?
- Une lettre adressée à M. de
Tréville, capitaine des mousquetaires.
- En vérité !
- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. "
L'hôte, qui n'était pas doué d'une
grande perspicacité, ne remarqua point l'expression que ses
paroles avaient donnée à la physionomie de
l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisée sur
lequel il était toujours resté appuyé
du bout du coude, et fronça le sourcil en homme inquiet.
" Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Tréville
m'aurait-il envoyé ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un
coup d'épée est un coup
d'épée, quel que soit l'âge de celui
qui le donne, et l'on se défie moins d'un enfant que de tout
autre ; il suffit parfois d'un faible obstacle pour contrarier un grand
dessein. "
Et l'inconnu tomba dans une réflexion qui dura quelques
minutes.
" Voyons, l'hôte, dit-il, est-ce que vous ne me
débarrasserez pas de ce frénétique ?
En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une
expression froidement menaçante, cependant il me
gêne. Où est-il ?
- Dans la chambre de ma femme, où on le panse, au premier
étage.
- Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n'a pas quitté
son pourpoint ?
- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu'il
vous gêne, ce jeune fou...
- Sans doute. Il cause dans votre hôtellerie un scandale
auquel d'honnêtes gens ne sauraient résister.
Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais.
- Quoi ! Monsieur nous quitte déjà ?
- Vous le savez bien, puisque je vous avais donné l'ordre
de seller mon cheval. Ne m'a-t-on point obéi ?
- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous
la grande porte, tout appareillé pour partir.
- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. "
" Ouais ! se dit l'hôte, aurait-il peur du petit
garçon ? "
Mais un coup d'oeil impératif de l'inconnu vint
l'arrêter court. Il salua humblement et sortit.
" Il ne faut pas que Milady soit aperçue de ce
drôle, continua l'étranger : elle ne doit pas
tarder à passer ; déjà même
elle est en retard. Décidément, mieux vaut que je
monte à cheval et que j'aille au-devant d'elle... Si
seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre
adressée à Tréville ! "
Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
Pendant ce temps, l'hôte, qui ne doutait pas que ce ne
fût la présence du jeune garçon qui
chassât l'inconnu de son hôtellerie,
était remonté chez sa femme et avait
trouvé d'Artagnan maître enfin de ses esprits.
Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui
faire un mauvais parti pour avoir été chercher
querelle à un grand seigneur - car, à l'avis de
l'hôte, l'inconnu ne pouvait être qu'un grand
seigneur -, il le détermina, malgré sa faiblesse,
à se lever et à continuer son chemin. D'Artagnan,
à moitié abasourdi, sans pourpoint et la
tête tout emmaillotée de linges, se leva donc et,
poussé par l'hôte, commença de
descendre ; mais, en arrivant à la cuisine, la
première chose qu'il aperçut fut son provocateur
qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse
attelé de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice, dont la tête apparaissait
encadrée par la portière, était une
femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons
déjà dit avec quelle rapidité
d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit
donc du premier coup d'oeil que la femme était jeune et
belle. Or cette beauté le frappa d'autant plus qu'elle
était parfaitement étrangère aux pays
méridionaux que jusque-là d'Artagnan avait
habités. C'était une pâle et blonde
personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses
épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux
lèvres rosées et aux mains d'albâtre.
Elle causait très vivement avec l'inconnu.
" Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame.
- De retourner à l'instant même en Angleterre, et
de la prévenir directement si le duc quittait Londres.
- Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle
voyageuse.
- Elles sont renfermées dans cette boîte, que
vous n'ouvrirez que de l'autre côté de la Manche.
- Très bien ; et vous, que faites-vous ?
- Moi, je retourne à Paris.
- Sans châtier cet insolent petit garçon ? "
demanda la dame.
L'inconnu allait répondre : mais, au moment où il
ouvrait la bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu,
s'élança sur le seuil de la porte.
" C'est cet insolent petit garçon qui châtie les
autres, s'écria-t-il, et j'espère bien que cette
fois-ci celui qu'il doit châtier ne lui échappera
pas comme la première.
- Ne lui échappera pas ? reprit l'inconnu en
fronçant le sourcil.
- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je
présume.
- Songez, s'écria Milady en voyant le gentilhomme porter la
main à son épée, songez que le moindre
retard peut tout perdre.
- Vous avez raison, s'écria le gentilhomme ; partez donc de
votre côté, moi, je pars du mien. "
Et, saluant la dame d'un signe de tête, il
s'élança sur son cheval, tandis que le cocher du
carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs
partirent donc au galop, s'éloignant chacun par un
côté opposé de la rue.
" Eh ! votre dépense " , vociféra
l'hôte, dont l'affection pour son voyageur se changeait en un
profond dédain en voyant qu'il s'éloignait sans
solder ses comptes.
" Paie, maroufle " , s'écria le voyageur toujours galopant
à son laquais, lequel jeta aux pieds de l'hôte
deux ou trois pièces d'argent et se mit à galoper
après son maître.
" Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux
gentilhomme ! " cria d'Artagnan s'élançant
à son tour après le laquais.
Mais le blessé était trop faible encore pour
supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses
oreilles tintèrent, qu'un éblouissement le prit,
qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la
rue, en criant encore :
" Lâche ! lâche ! lâche !
- Il est en effet bien lâche " , murmura l'hôte en
s'approchant de d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se
raccommoder avec le pauvre garçon, comme le héron
de la fable avec son limaçon du soir.
" Oui, bien lâche, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle
!
- Qui, elle ? demanda l'hôte.
- Milady " , balbutia d'Artagnan.
Et il s'évanouit une seconde fois.
" C'est égal, dit l'hôte, j'en perds deux, mais il
me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au
moins quelques jours. C'est toujours onze écus de
gagnés. "
On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait
dans la bourse de d'Artagnan.
L'hôte avait compté sur onze jours de maladie
à un écu par jour ; mais il avait
compté sans son voyageur. Le lendemain, dès cinq
heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-même
à la cuisine, demanda, outre quelques autres
ingrédients dont la liste n'est pas parvenue
jusqu'à nous, du vin, de l'huile, du romarin, et, la recette
de sa mère à la main, se composa un baume dont il
oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses
lui-même et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun
médecin. Grâce sans doute à
l'efficacité du baume de Bohême, et
peut-être aussi grâce à l'absence de
tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dès le soir
même, et à peu près guéri le
lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule
dépense du maître qui avait gardé une
diète absolue, tandis qu'au contraire le cheval jaune, au
dire de l'hôtelier du moins, avait mangé trois
fois plus qu'on n'eût raisonnablement pu le supposer pour sa
taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de
velours râpé ainsi que les onze écus
qu'elle contenait ; mais quant à la lettre
adressée à M. de Tréville, elle avait
disparu.
Le jeune homme commença par chercher cette lettre avec une
grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses
goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant
sa bourse ; mais lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre
était introuvable, il entra dans un troisième
accès de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle
consommation de vin et d'huile aromatisés : car, en voyant
cette jeune mauvaise tête s'échauffer et menacer
de tout casser dans l'établissement si l'on ne retrouvait
pas sa lettre, l'hôte s'était
déjà saisi d'un épieu, sa femme d'un
manche à balai, et ses garçons des
mêmes bâtons qui avaient servi la surveille.
" Ma lettre de recommandation ! s'écria d'Artagnan, ma
lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des
ortolans ! "
Malheureusement une circonstance s'opposait à ce que le
jeune homme accomplît sa menace : c'est que, comme nous
l'avons dit, son épée avait
été, dans sa première lutte,
brisée en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement
oublié. Il en résulta que, lorsque d'Artagnan
voulut en effet dégainer, il se trouva purement et
simplement armé d'un tronçon
d'épée de huit ou dix pouces à peu
près, que l'hôte avait soigneusement
renfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le
chef l'avait adroitement détourné pour s'en faire
une lardoire.
Cependant cette déception n'eût probablement pas
arrêté notre fougueux jeune homme, si
l'hôte n'avait réfléchi que la
réclamation que lui adressait son voyageur était
parfaitement juste.
" Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu,
où est cette lettre ?
- Oui, où est cette lettre ? cria d'Artagnan. D'abord, je
vous en préviens, cette lettre est pour M. de
Tréville, et il faut qu'elle se retrouve ; ou si elle ne se
retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! "
Cette menace acheva d'intimider l'hôte. Après le
roi et M. le cardinal, M. de Tréville était
l'homme dont le nom peut-être était le plus
souvent répété par les militaires et
même par les bourgeois. Il y avait bien le père
Joseph, c'est vrai ; mais son nom à lui n'était
jamais prononcé que tout bas, tant était grande
la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme on appelait le familier
du cardinal.
Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant
à sa femme d'en faire autant de son manche à
balai et à ses valets de leurs bâtons, il donna le
premier l'exemple en se mettant lui-même à la
recherche de la lettre perdue.
" Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de
précieux ? demanda l'hôte au bout d'un instant
d'investigations inutiles.
- Sandis ! je le crois bien ! s'écria le Gascon qui
comptait sur cette lettre pour faire son chemin à la cour ;
elle contenait ma fortune.
- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hôte inquiet.
- Des bons sur la trésorerie particulière de Sa
Majesté " , répondit d'Artagnan, qui, comptant
entrer au service du roi grâce à cette
recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette
réponse quelque peu hasardée.
" Diable ! fit l'hôte tout à fait
désespéré.
- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national, il
n'importe, et l'argent n'est rien : - cette lettre était
tout. J'eusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la
perdre. "
Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille, mais une
certaine pudeur juvénile le retint.
Un trait de lumière frappa tout à coup l'esprit
de l'hôte, qui se donnait au diable en ne trouvant rien.
" Cette lettre n'est point perdue, s'écria-t-il.
- Ah ! fit d'Artagnan.
- Non ; elle vous a été prise.
- Prise ! et par qui ?
- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu à la cuisine,
où était votre pourpoint. Il y est
resté seul. Je gagerais que c'est lui qui l'a
volée.
- Vous croyez ? " répondit d'Artagnan peu convaincu ; car
il savait mieux que personne l'importance toute personnelle de cette
lettre, et n'y voyait rien qui pût tenter la
cupidité. Le fait est qu'aucun des valets, aucun des
voyageurs présents n'eût rien gagné
à posséder ce papier.
" Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupçonnez
cet impertinent gentilhomme.
- Je vous dis que j'en suis sûr, continua l'hôte ;
lorsque je lui ai annoncé que Votre Seigneurie
était le protégé de M. de
Tréville, et que vous aviez même une lettre pour
cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m'a
demandé où était cette lettre, et est
descendu immédiatement à la cuisine où
il savait qu'était votre pourpoint.
- Alors c'est mon voleur, répondit d'Artagnan ; je m'en
plaindrai à M. de Tréville, et M. de
Tréville s'en plaindra au roi. " Puis il tira
majestueusement deux écus de sa poche, les donna
à l'hôte, qui l'accompagna, le chapeau
à la main, jusqu'à la porte, remonta sur son
cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu'à
la porte Saint- Antoine à Paris, où son
propriétaire le vendit trois écus, ce qui
était fort bien payé, attendu que d'Artagnan
l'avait fort surmené pendant la dernière
étape. Aussi le maquignon auquel d'Artagnan le
céda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point
au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante
qu'à cause de l'originalité de sa couleur.
D'Artagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petit
paquet sous son bras, et marcha tant qu'il trouvât
à louer une chambre qui convînt à
l'exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une
espèce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, près
du Luxembourg.
Aussitôt le denier à Dieu donné,
d'Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la
journée à coudre à son pourpoint et
à ses chausses des passementeries que sa mère
avait détachées d'un pourpoint presque neuf de M.
d'Artagnan père, et qu'elle lui avait données en
cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame
à son épée ; puis il revint au Louvre
s'informer, au premier mousquetaire qu'il rencontra, de la situation de
l'hôtel de M. de Tréville, lequel était
situé rue du Vieux-Colombier, c'est-à-dire
justement dans le voisinage de la chambre arrêtée
par d'Artagnan : circonstance qui lui parut d'un heureux augure pour le
succès de son voyage.
Après quoi, content de la façon dont il
s'était conduit à Meung, sans remords dans le
passé, confiant dans le présent et plein
d'espérance dans l'avenir, il se coucha et s'endormit du
sommeil du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'à
neuf heures du matin, heure à laquelle il se leva pour se
rendre chez ce fameux M. de Tréville, le
troisième personnage du royaume d'après
l'estimation paternelle.
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Chapitre II.
L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE.
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M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa famille en Gascogne, ou
M. de Tréville, comme il avait fini par s'appeler
lui-même à Paris, avait réellement
commencé comme d'Artagnan, c'est-à-dire sans un
sou vaillant, mais avec ce fonds d'audace, d'esprit et d'entendement
qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon
reçoit souvent plus en ses espérances de
l'héritage paternel que le plus riche gentilhomme
périgourdin ou berrichon ne reçoit en
réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur plus
insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme
grêle, l'avaient hissé au sommet de cette
échelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et dont
il avait escaladé quatre à quatre les
échelons.
Il était l'ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun
sait, la mémoire de son père Henri IV. Le
père de M. de Tréville l'avait si
fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue,
qu'à défaut d'argent comptant - chose qui toute
la vie manqua au Béarnais, lequel paya constamment ses
dettes avec la seule chose qu'il n'eût jamais besoin
d'emprunter, c'est-à-dire avec de l'esprit -,
qu'à défaut d'argent comptant, disons-nous, il
l'avait autorisé, après la reddition de Paris,
à prendre pour armes un lion d'or passant sur gueules avec
cette devise : Fidelis et fortis .
C'était beaucoup pour l'honneur, mais c'était
médiocre pour le bien-être. Aussi, quand
l'illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul
héritage à Monsieur son fils son
épée et sa devise. Grâce à
ce double don et au nom sans tache qui l'accompagnait, M. de
Tréville fut admis dans la maison du jeune prince,
où il servit si bien de son épée et
fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une
des bonnes lames du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il avait
un ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre
pour second, lui d'abord, et Tréville après, et
peut-être même avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour
Tréville, attachement royal, attachement
égoïste, c'est vrai, mais qui n'en était
pas moins un attachement. C'est que, dans ces temps malheureux, on
cherchait fort à s'entourer d'hommes de la trempe de
Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise
l'épithète de fort , qui
faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de gentilshommes
pouvaient réclamer l'épithète de fidèle
, qui en formait la première. Tréville
était un de ces derniers ; c'était une de ces
rares organisations, à l'intelligence obéissante
comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à
l'oeil rapide, à la main prompte, à qui l'oeil
n'avait été donné que pour voir si le
roi était mécontent de quelqu'un, et la main que
pour frapper ce déplaisant quelqu'un, un Besme, un
Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin,
à Tréville, il n'avait manqué
jusque-là que l'occasion ; mais il la guettait, et il se
promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle
passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII
fit-il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires,
lesquels étaient à Louis XIII, pour le
dévouement ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses
ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde
écossaise était à Louis XI.
De son côté, et sous ce rapport, le cardinal
n'était pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la
formidable élite dont Louis XIII s'entourait, ce second ou
plutôt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir
sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les
siens, et l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur
service, dans toutes les provinces de France et même dans
tous les Etats étrangers, les hommes
célèbres pour les grands coups
d'épée. Aussi Richelieu et Louis XIII se
disputaient souvent, en faisant leur partie d'échecs, le
soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait
la tenue et le courage des siens, et tout en se prononçant
tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout
bas à en venir aux mains, et concevaient un
véritable chagrin ou une joie
immodérée de la défaite ou de la
victoire des leurs. Ainsi, du moins, le disent les Mémoires
d'un homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et
dans beaucoup de ces victoires.
Tréville avait pris le côté faible de
son maître, et c'est à cette adresse qu'il devait
la longue et constante faveur d'un roi qui n'a pas laissé la
réputation d'avoir été très
fidèle à ses amitiés. Il faisait
parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un
air narquois qui hérissait de colère la moustache
grise de Son Eminence. Tréville entendait admirablement bien
la guerre de cette époque, où, quand on ne vivait
pas aux dépens de l'ennemi, on vivait aux dépens
de ses compatriotes : ses soldats formaient une légion de
diables à quatre, indisciplinée pour tout autre
que pour lui.
Débraillés, avinés,
écorchés, les mousquetaires du roi, ou
plutôt ceux de M. de Tréville,
s'épandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans
les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant
sonner leurs épées, heurtant avec
volupté les gardes de M. le cardinal quand ils les
rencontraient ; puis dégainant en pleine rue, avec mille
plaisanteries ; tués quelquefois, mais sûrs en ce
cas d'être pleurés et vengés ; tuant
souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en prison, M. de
Tréville étant là pour les
réclamer. Aussi M. de Tréville
était-il loué sur tous les tons,
chanté sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient,
et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils étaient,
tremblaient devant lui comme des écoliers devant leur
maître, obéissant au moindre mot, et
prêts à se faire tuer pour laver le moindre
reproche.
M. de Tréville avait usé de ce levier puissant,
pour le roi d'abord et les amis du roi, - puis pour lui-même
et pour ses amis. Au reste, dans aucun des Mémoires de ce
temps, qui a laissé tant de mémoires, on ne voit
que ce digne gentilhomme ait été
accusé, même par ses ennemis - et il en avait
autant parmi les gens de plume que chez les gens
d'épée - , nulle part on ne voit, disons-nous,
que ce digne gentilhomme ait été
accusé de se faire payer la coopération de ses
séides. Avec un rare génie d'intrigue, qui le
rendait l'égal des plus forts intrigants, il
était resté honnête homme. Bien plus,
en dépit des grandes estocades qui déhanchent et
des exercices pénibles qui fatiguent, il était
devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins
damerets, un des plus alambiqués diseurs de
phébus de son époque ; on parlait des bonnes
fortunes de Tréville comme on avait parlé vingt
ans auparavant de celles de Bassompierre - et ce n'était pas
peu dire. Le capitaine des mousquetaires était donc
admiré, craint et aimé, ce qui constitue
l'apogée des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste
rayonnement ; mais son père, soleil pluribus impar
, laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses
favoris, sa valeur individuelle à chacun de ses courtisans.
Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors
à Paris plus de deux cents petits levers, un peu
recherchés. Parmi les deux cents petits levers, celui de
Tréville était un des plus courus.
La cour de son hôtel, situé rue du
Vieux-Colombier, ressemblait à un camp, et cela
dès six heures du matin en été et
dès huit heures en hiver. Cinquante à soixante
mousquetaires, qui semblaient s'y relayer pour présenter un
nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armés
en guerre et prêts à tout. Le long d'un de ses
grands escaliers sur l'emplacement desquels notre civilisation
bâtirait une maison tout entière, montaient et
descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient après
une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides
d'être enrôlés, et les laquais
chamarrés de toutes couleurs, qui venaient apporter
à M. de Tréville les messages de leurs
maîtres. Dans l'antichambre, sur de longues banquettes
circulaires, reposaient les élus, c'est-à-dire
ceux qui étaient convoqués. Un bourdonnement
durait là depuis le matin jusqu'au soir, tandis que M. de
Tréville, dans son cabinet contigu à cette
antichambre, recevait les visites, écoutait les plaintes,
donnait ses ordres et, comme le roi à son balcon du Louvre,
n'avait qu'à se mettre à sa fenêtre
pour passer la revue des hommes et des armes.
Le jour où d'Artagnan se présenta,
l'assemblée était imposante, surtout pour un
provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial
était Gascon, et que surtout à cette
époque les compatriotes de d'Artagnan avaient la
réputation de ne point facilement se laisser intimider. En
effet, une fois qu'on avait franchi la porte massive,
chevillée de longs clous à tête
quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens
d'épée qui se croisaient dans la cour,
s'interpellant, se querellant et jouant entre eux. Pour se frayer un
passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes, il
eût fallu être officier, grand seigneur ou jolie
femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que
notre jeune homme s'avança, le coeur palpitant, rangeant sa
longue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant une
main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial
embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il
dépassé un groupe, alors il respirait plus
librement, mais il comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et
pour la première fois de sa vie, d'Artagnan, qui
jusqu'à ce jour avait une assez bonne opinion de
lui-même, se trouva ridicule.
Arrivé à l'escalier, ce fut pis encore : il y
avait sur les premières marches quatre mousquetaires qui se
divertissaient à l'exercice suivant, tandis que dix ou douze
de leurs camarades attendaient sur le palier que leur tour
vînt de prendre place à la partie.
Un d'eux, placé sur le degré
supérieur, l'épée nue à la
main, empêchait ou du moins s'efforçait
d'empêcher les trois autres de monter.
Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs
épées fort agiles. D'Artagnan prit d'abord ces
fers pour des fleurets d'escrime, il les crut boutonnés :
mais il reconnut bientôt à certaines
égratignures que chaque arme, au contraire, était
affilée et aiguisée à souhait, et
à chacune de ces égratignures, non seulement les
spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous.
Celui qui occupait le degré en ce moment tenait
merveilleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour
d'eux : la condition portait qu'à chaque coup le
touché quitterait la partie, en perdant son tour d'audience
au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent
effleurés, l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre
à l'oreille, par le défenseur du
degré, qui lui-même ne fut pas atteint : adresse
qui lui valut, selon les conventions arrêtées,
trois tours de faveur.
Si difficile non pas qu'il fût, mais qu'il voulût
être à étonner, ce passe- temps
étonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province,
cette terre où s'échauffent cependant si
promptement les têtes, un peu plus de
préliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre
joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu'il avait
ouïes jusqu'alors, même en Gascogne. Il se crut
transporté dans ce fameux pays des géants
où Gulliver alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant
il n'était pas au bout : restaient le palier et
l'antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de
femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le palier,
d'Artagnan rougit ; dans l'antichambre, il frissonna. Son imagination
éveillée et vagabonde, qui en Gascogne le rendait
redoutable aux jeunes femmes de chambre et même quelquefois
aux jeunes maîtresses, n'avait jamais
rêvé, même dans ces moments de
délire, la moitié de ces merveilles amoureuses et
le quart de ces prouesses galantes, rehaussées des noms les
plus connus et des détails les moins voilés. Mais
si son amour pour les bonnes moeurs fut choqué sur le
palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé dans
l'antichambre. Là, à son grand
étonnement, d'Artagnan entendait critiquer tout haut la
politique qui faisait trembler l'Europe, et la vie privée du
cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient
été punis d'avoir tenté d'approfondir
: ce grand homme, révéré par M.
d'Artagnan père, servait de risée aux
mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses jambes
cagneuses et son dos voûté ; quelques-uns
chantaient des noëls sur Mme d'Aiguillon, sa
maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce, tandis
que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du
cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient à d'Artagnan de
monstrueuses impossibilités.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout à
coup à l'improviste au milieu de tous ces quolibets
cardinalesques, une espèce de bâillon calfeutrait
pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec
hésitation autour de soi, et l'on semblait craindre
l'indiscrétion de la cloison du cabinet de M. de
Tréville ; mais bientôt une allusion ramenait la
conversation sur Son Eminence, et alors les éclats
reprenaient de plus belle, et la lumière n'était
ménagée sur aucune de ses actions.
" Certes, voilà des gens qui vont être
embastillés et pendus, pensa d'Artagnan avec terreur, et moi
sans aucun doute avec eux, car du moment où je les ai
écoutés et entendus, je serai tenu pour leur
complice. Que dirait Monsieur mon père, qui m'a si fort
recommandé le respect du cardinal, s'il me savait dans la
société de pareils païens ? "
Aussi, comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait se
livrer à la conversation ; seulement il regardait de tous
ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement
ses cinq sens pour ne rien perdre, et malgré sa confiance
dans les recommandations paternelles, il se sentait porté
par ses goûts et entraîné par ses
instincts à louer plutôt qu'à
blâmer les choses inouïes qui se passaient
là.
Cependant, comme il était absolument étranger
à la foule des courtisans de M. de Tréville, et
que c'était la première fois qu'on l'apercevait
en ce lieu, on vint lui demander ce qu'il désirait. A cette
demande, d'Artagnan se nomma fort humblement, s'appuya du titre de
compatriote, et pria le valet de chambre qui était venu lui
faire cette question de demander pour lui à M. de
Tréville un moment d'audience, demande que celui-ci promit
d'un ton protecteur de transmettre en temps et lieu.
D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut donc
le loisir d'étudier un peu les costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animé était un
mousquetaire de grande taille, d'une figure hautaine et d'une
bizarrerie de costume qui attirait sur lui l'attention
générale. Il ne portait pas, pour le moment, la
casaque d'uniforme, qui, au reste, n'était pas absolument
obligatoire dans cette époque de liberté moindre
mais d'indépendance plus grande, mais un justaucorps bleu de
ciel, tant soit peu fané et râpé, et
sur cet habit un baudrier magnifique, en broderies d'or, et qui
reluisait comme les écailles dont l'eau se couvre au grand
soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec
grâce sur ses épaules, découvrant par-
devant seulement le splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque
rapière.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l'instant
même, se plaignait d'être enrhumé et
toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le
manteau, à ce qu'il disait autour de lui, et tandis qu'il
parlait du haut de sa tête, en frisant
dédaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme
le baudrier brodé, et d'Artagnan plus que tout autre.
" Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une
folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il faut bien
employer à quelque chose l'argent de sa légitime.
- Ah ! Porthos ! s'écria un des
assistants, n'essaie pas de nous faire croire que ce baudrier te vient
de la générosité paternelle : il
t'aura été donné par la dame
voilée avec laquelle je t'ai rencontré l'autre
dimanche vers la porte Saint-Honoré.
- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai
acheté moi- même, et de mes propres deniers,
répondit celui qu'on venait de désigner sous le
nom de Porthos.
- Oui, comme j'ai acheté, moi, dit un autre mousquetaire,
cette bourse neuve, avec ce que ma maîtresse avait mis dans
la vieille.
- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payé
douze pistoles. "
L'admiration redoubla, quoique le doute continuât d'exister.
" N'est-ce pas, Aramis ? " dit Porthos se tournant
vers un autre mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui
l'interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom
d'Aramis : c'était un jeune homme de vingt-deux à
vingt-trois ans à peine, à la figure
naïve et doucereuse, à l'oeil noir et doux et aux
joues roses et veloutées comme une pêche en
automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lèvre
supérieure une ligne d'une rectitude parfaite ; ses mains
semblaient craindre de s'abaisser, de peur que leurs veines ne se
gonflassent, et de temps en temps il se pinçait le bout des
oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre et transparent.
D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans
bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du reste
de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il
répondit par un signe de tête affirmatif
à l'interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes
à l'endroit du baudrier ; on continua donc de l'admirer,
mais on n'en parla plus ; et par un de ces revirements rapides de la
pensée, la conversation passa tout à coup
à un autre sujet.
" Que pensez-vous de ce que raconte l'écuyer de Chalais ? "
demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne,
mais s'adressant au contraire à tout le monde.
" Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant.
- Il raconte qu'il a trouvé à Bruxelles
Rochefort, l'âme damnée du cardinal,
déguisé en capucin ; ce Rochefort maudit,
grâce à ce déguisement, avait
joué M. de Laigues comme un niais qu'il est.
- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle
sûre ?
- Je la tiens d'Aramis, répondit le mousquetaire.
- Vraiment ?
- Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l'ai
racontée, à vous-même hier, n'en
parlons donc plus.
- N'en parlons plus, voilà votre opinion à vous,
reprit Porthos. N'en parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite.
Comment ! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler sa
correspondance par un traître, un brigand, un pendard ; fait,
avec l'aide de cet espion et grâce à cette
correspondance, couper le cou à Chalais, sous le stupide
prétexte qu'il a voulu tuer le roi et marier Monsieur avec
la reine ! Personne ne savait un mot de cette énigme, vous
nous l'apprenez hier, à la grande satisfaction de tous, et
quand nous sommes encore tout ébahis de cette nouvelle, vous
venez nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus !
- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le désirez, reprit
Aramis avec patience.
- Ce Rochefort, s'écria Porthos, si j'étais
l'écuyer du pauvre Chalais, passerait avec moi un vilain
moment.
- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc Rouge,
reprit Aramis.
- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! répondit
Porthos en battant des mains et en approuvant de la tête. Le
" duc Rouge " est charmant. Je répandrai le mot, mon cher,
soyez tranquille. A-t-il de l'esprit, cet Aramis ! Quel malheur que
vous n'ayez pas pu suivre votre vocation, mon cher ! quel
délicieux abbé vous eussiez fait !
- Oh ! ce n'est qu'un retard momentané, reprit Aramis ; un
jour, je le serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue
d'étudier la théologie pour cela.
- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tôt
ou tard.
- Tôt, dit Aramis.
- Il n'attend qu'une chose pour le décider tout
à fait et pour reprendre sa soutane, qui est pendue
derrière son uniforme, reprit un mousquetaire.
- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
- Il attend que la reine ait donné un héritier
à la couronne de France.
- Ne plaisantons pas là-dessus, Messieurs, dit Porthos ;
grâce à Dieu, la reine est encore d'âge
à le donner.
- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec un
rire narquois qui donnait à cette phrase, si simple en
apparence, une signification passablement scandaleuse.
- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraîne toujours
au-delà des bornes ; si M. de Tréville vous
entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi.
- Allez-vous me faire la leçon, Porthos ?
s'écria Aramis, dans l'oeil doux duquel on vit passer comme
un éclair.
- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbé. Soyez l'un ou
l'autre, mais pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous
l'a dit encore l'autre jour : vous mangez à tous les
râteliers. Ah ! ne nous fâchons pas, je vous prie,
ce serait inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos
et moi. Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la cour ;
vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et
vous passez pour être fort en avant dans les bonnes
grâces de la dame. Oh ! mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur,
on ne vous demande pas votre secret, on connaît votre
discrétion. Mais puisque vous possédez cette
vertu, que diable ! Faites-en usage à l'endroit de Sa
Majesté. S'occupe qui voudra, et comme on voudra du roi et
du cardinal ; mais la reine est sacrée, et si l'on en parle,
que ce soit en bien.
- Porthos, vous êtes prétentieux comme Narcisse,
je vous en préviens, répondit Aramis ; vous savez
que je hais la morale, excepté quand elle est faite par
Athos. Quant à vous, mon cher, vous avez un trop magnifique
baudrier pour être bien fort là-dessus. Je serai
abbé s'il me convient ; en attendant, je suis mousquetaire :
en cette qualité, je dis ce qu'il me plaît, et en
ce moment il me plaît de vous dire que vous m'impatientez.
- Aramis !
- Porthos !
- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'écria-t-on autour d'eux.
- M. de Tréville attend M. d'Artagnan " , interrompit le
laquais en ouvrant la porte du cabinet.
A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se
tut, et au milieu du silence général le jeune
Gascon traversa l'antichambre dans une partie de sa longueur et entra
chez le capitaine des mousquetaires, se félicitant de tout
son coeur d'échapper aussi à point à
la fin de cette bizarre querelle.
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Chapitre III.
L'AUDIENCE.
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M. de Tréville était pour le moment de fort
méchante humeur ; néanmoins il salua poliment le
jeune homme, qui s'inclina jusqu'à terre, et il sourit en
recevant son compliment, dont l'accent béarnais lui rappela
à la fois sa jeunesse et son pays, double souvenir qui fait
sourire l'homme à tous les âges. Mais, se
rapprochant presque aussitôt de l'antichambre et faisant
à d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la
permission d'en finir avec les autres avant de commencer avec lui, il
appela trois fois, en grossissant la voix à chaque fois, de
sorte qu'il parcourut tous les tons intervallaires entre l'accent
impératif et l'accent irrité :
" Athos ! Porthos ! Aramis ! "
Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons
déjà fait connaissance, et qui
répondaient aux deux derniers de ces trois noms,
quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaient
partie et s'avancèrent vers le cabinet, dont la porte se
referma derrière eux dès qu'ils en eurent franchi
le seuil. Leur contenance, bien qu'elle ne fût pas tout
à fait tranquille, excita cependant, par son laisser-aller
à la fois plein de dignité et de soumission,
l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi-dieux,
et dans leur chef un Jupiter olympien armé de tous ses
foudres.
Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte
fut refermée derrière eux, quand le murmure
bourdonnant de l'antichambre, auquel l'appel qui venait
d'être fait avait sans doute donné un nouvel
aliment, eut recommencé ; quand enfin M. de
Tréville eut trois ou quatre fois arpenté,
silencieux et le sourcil froncé, toute la longueur de son
cabinet, passant chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets
comme à la parade, il s'arrêta tout à
coup en face d'eux, et les couvrant des pieds à la
tête d'un regard irrité :
" Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'écria-t-il, et cela
pas plus tard qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ?
- Non, répondirent après un instant de silence
les deux mousquetaires ; non, Monsieur, nous l'ignorons.
- Mais j'espère que vous nous ferez l'honneur de nous le
dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse
révérence.
- Il m'a dit qu'il recruterait désormais ses mousquetaires
parmi les gardes de M. le cardinal !
- Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda
vivement Porthos.
- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin
d'être ragaillardie par un mélange de bon vin. "
Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne
savait où il en était et eût voulu
être à cent pieds sous terre.
" Oui, oui, continua M. de Tréville en s'animant, oui, et Sa
Majesté avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que
les mousquetaires font triste figure à la cour. M. le
cardinal racontait hier au jeu du roi, avec un air de
condoléance qui me déplut fort, qu'avant-hier ces
damnés mousquetaires, ces diables à quatre - il
appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me déplut
encore davantage -, ces pourfendeurs, ajoutait-il en me regardant de
son oeil de chat-tigre, s'étaient attardés rue
Férou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes - j'ai
cru qu'il allait me rire au nez - avait été
forcée d'arrêter les perturbateurs. Morbleu ! vous
devez en savoir quelque chose ! Arrêter des mousquetaires !
Vous en étiez, vous autres, ne vous en défendez
pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommés.
Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est moi qui
choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m'avez-vous
demandé la casaque quand vous alliez être si bien
sous la soutane ? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau
baudrier d'or que pour y suspendre une épée de
paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. Où est-il ?
- Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fort
malade.
- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
- On craint que ce ne soit de la petite vérole, Monsieur,
répondit Porthos voulant mêler à son
tour un mot à la conversation, et ce qui serait
fâcheux en ce que très certainement cela
gâterait son visage.
- De la petite vérole ! Voilà encore une
glorieuse histoire que vous me contez là, Porthos !...
Malade de la petite vérole, à son âge
?... Non pas !... mais blessé sans doute, tué
peut-être... Ah ! si je le savais !... Sangdieu ! Messieurs
les mousquetaires, je n'entends pas que l'on hante ainsi les mauvais
lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et qu'on joue de
l'épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin
qu'on prête à rire aux gardes de M. le cardinal,
qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais
dans le cas d'être arrêtés, et qui
d'ailleurs ne se laisseraient pas arrêter eux !... j'en suis
sûr... Ils aimeraient mieux mourir sur la place que de faire
un pas en arrière... Se sauver, détaler, fuir,
c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! "
Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils auraient
volontiers étranglé M. de Tréville, si
au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que c'était le
grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler ainsi. Ils
frappaient le tapis du pied, se mordaient les lèvres
jusqu'au sang et serraient de toute leur force la garde de leur
épée. Au-dehors on avait entendu appeler, comme
nous l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on avait
deviné, à l'accent de la voix de M. de
Tréville, qu'il était parfaitement en
colère. Dix têtes curieuses étaient
appuyées à la tapisserie et pâlissaient
de fureur, car leurs oreilles collées à la porte
ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs
bouches répétaient au fur et à mesure
les paroles insultantes du capitaine à toute la population
de l'antichambre. En un instant depuis la porte du cabinet
jusqu'à la porte de la rue, tout l'hôtel fut en
ébullition.
" Ah ! les mousquetaires du roi se font arrêter par les
gardes de M. le cardinal " , continua M. de Tréville aussi
furieux à l'intérieur que ses soldats, mais
saccadant ses paroles et les plongeant une à une pour ainsi
dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses
auditeurs. " Ah ! six gardes de Son Eminence arrêtent six
mousquetaires de Sa Majesté ! Morbleu ! j'ai pris mon parti.
Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma démission de
capitaine des mousquetaires du roi pour demander une lieutenance dans
les gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me fais
abbé. "
A ces paroles, le murmure de l'extérieur devint une
explosion : partout on n'entendait que jurons et blasphèmes.
Les morbleu ! les sangdieu ! les
morts de tous les diables ! se croisaient dans
l'air. D'Artagnan cherchait une tapisserie derrière laquelle
se cacher, et se sentait une envie démesurée de
se fourrer sous la table.
" Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la
vérité est que nous étions six contre
six, mais nous avons été pris en
traître, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos
épées, deux d'entre nous étaient
tombés morts, et Athos, blessé
grièvement, ne valait guère mieux. Car vous le
connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayé de se
relever deux fois, et il est retombé deux fois. Cependant
nous ne nous sommes pas rendus, non ! l'on nous a
entraînés de force. En chemin, nous nous sommes
sauvés. Quant à Athos, on l'avait cru mort, et on
l'a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne
pensant pas qu'il valût la peine d'être
emporté. Voilà l'histoire. Que diable, capitaine
! on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand Pompée a
perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier, qui,
à ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tué un avec
sa propre épée, dit Aramis, car la mienne s'est
brisée à la première parade...
Tué ou poignardé, Monsieur, comme il vous sera
agréable.
- Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville d'un ton un
peu radouci. M. le cardinal avait exagéré,
à ce que je vois.
- Mais de grâce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son
capitaine s'apaiser, osait hasarder une prière, de
grâce, Monsieur, ne dites pas qu'Athos lui-même est
blessé : il serait au désespoir que cela parvint
aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu
qu'après avoir traversé l'épaule elle
pénètre dans la poitrine, il serait à
craindre... "
Au même instant la portière se souleva, et une
tête noble et belle, mais affreusement pâle, parut
sous la frange.
" Athos ! s'écrièrent les deux mousquetaires.
- Athos ! répéta M. de Tréville
lui-même.
- Vous m'avez mandé, Monsieur, dit Athos à M. de
Tréville d'une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous
m'avez demandé, à ce que m'ont dit nos camarades,
et je m'empresse de me rendre à vos ordres ;
voilà, Monsieur, que me voulez-vous ? "
Et à ces mots le mousquetaire, en tenue
irréprochable, sanglé comme de coutume, entra
d'un pas ferme dans le cabinet. M. de Tréville,
ému jusqu'au fond du coeur de cette preuve de courage, se
précipita vers lui.
" J'étais en train de dire à ces Messieurs,
ajouta-t-il, que je défends à mes mousquetaires
d'exposer leurs jours sans nécessité, car les
braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses
mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main, Athos.
"
Et sans attendre que le nouveau venu répondît de
lui-même à cette preuve d'affection, M. de
Tréville saisissait sa main droite et la lui serrait de
toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fût
son empire sur lui-même, laissait échapper un
mouvement de douleur et pâlissait encore, ce que l'on aurait
pu croire impossible.
La porte était restée entrouverte, tant
l'arrivée d'Athos, dont, malgré le secret
gardé, la blessure était connue de tous, avait
produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les
derniers mots du capitaine et deux ou trois têtes,
entraînées par l'enthousiasme, apparurent par les
ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de Tréville
allait réprimer par de vives paroles cette infraction aux
lois de l'étiquette, lorsqu'il sentit tout à coup
la main d'Athos se crisper dans la sienne, et qu'en portant les yeux
sur lui il s'aperçut qu'il allait s'évanouir. Au
même instant, Athos, qui avait rassemblé toutes
ses forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba
sur le parquet comme s'il fût mort.
" Un chirurgien ! cria M. de Tréville. Le mien, celui du
roi, le meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va
trépasser. "
Aux cris de M. de Tréville, tout le monde se
précipita dans son cabinet sans qu'il songeât
à en fermer la porte à personne, chacun
s'empressant autour du blessé. Mais tout cet empressement
eût été inutile, si le docteur
demandé ne se fût trouvé dans
l'hôtel même ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours évanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce
mouvement le gênait fort, il demanda comme
première chose et comme la plus urgente que le mousquetaire
fût emporté dans une chambre voisine.
Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte et montra
le chemin à Porthos et à Aramis, qui
emportèrent leur camarade dans leurs bras.
Derrière ce groupe marchait le chirurgien, et
derrière le chirurgien, la porte se referma.
Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu ordinairement si
respecté, devint momentanément une succursale de
l'antichambre. Chacun discourait, pérorait, parlait haut,
jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à tous
les diables.
Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent ;
le chirurgien et M. de Tréville seuls étaient
restés près du blessé.
Enfin M. de Tréville rentra à son tour. Le
blessé avait repris connaissance ; le chirurgien
déclarait que l'état du mousquetaire n'avait rien
qui pût inquiéter ses amis, sa faiblesse ayant
été purement et simplement occasionnée
par la perte de son sang.
Puis M. de Tréville fit un signe de la main, et chacun se
retira, excepté d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait
audience et qui, avec sa ténacité de Gascon,
était demeuré à la même
place.
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut
refermée, M. de Tréville se retourna et se trouva
seul avec le jeune homme. L'événement qui venait
d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses
idées. Il s'informa de ce que lui voulait
l'obstiné solliciteur. D'Artagnan alors se nomma, et M. de
Tréville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du
présent et du passé, se trouva au courant de sa
situation.
" Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je
vous avais parfaitement oublié. Que voulez-vous ! un
capitaine n'est rien qu'un père de famille chargé
d'une plus grande responsabilité qu'un père de
famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je
tiens à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le
cardinal, soient exécutés... "
D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de
Tréville jugea qu'il n'avait point affaire à un
sot, et venant droit au fait, tout en changeant de conversation :
" J'ai beaucoup aimé Monsieur votre père, dit-il.
Que puis-je faire pour son fils ? hâtez-vous, mon temps n'est
pas à moi.
- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me
proposais de vous demander, en souvenir de cette amitié dont
vous n'avez pas perdu mémoire, une casaque de mousquetaire ;
mais, après tout ce que je vois depuis deux heures, je
comprends qu'une telle faveur serait énorme, et je tremble
de ne point la mériter.
- C'est une faveur en effet, jeune homme, répondit M. de
Tréville ; mais elle peut ne pas être si fort
au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l'air de le
croire. Toutefois une décision de Sa Majesté a
prévu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne
reçoit personne mousquetaire avant l'épreuve
préalable de quelques campagnes, de certaines actions
d'éclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre
régiment moins favorisé que le nôtre. "
D'Artagnan s'inclina sans rien répondre. Il se sentait
encore plus avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y
avait de si grandes difficultés à l'obtenir.
" Mais, continua Tréville en fixant sur son compatriote un
regard si perçant qu'on eût dit qu'il voulait lire
jusqu'au fond de son coeur, mais, en faveur de votre père,
mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je veux faire quelque
chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort
changé de face depuis mon départ de la province.
Vous ne devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l'argent que vous
avez apporté avec vous. "
D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne
demandait l'aumône à personne.
" C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua Tréville, je
connais ces airs-là, je suis venu à Paris avec
quatre écus dans ma poche, et je me serais battu avec
quiconque m'aurait dit que je n'étais pas en état
d'acheter le Louvre. "
D'Artagnan se redressa de plus en plus ; grâce à
la vente de son cheval, il commençait sa carrière
avec quatre écus de plus que M. de Tréville
n'avait commencé la sienne.
" Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous
avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin
aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent
à un gentilhomme. J'écrirai dès
aujourd'hui une lettre au directeur de l'Académie royale, et
dès demain il vous recevra sans rétribution
aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les
mieux nés et les plus riches la sollicitent quelquefois,
sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manège du cheval,
l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et de
temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire où vous
en êtes et si je puis faire quelque chose pour vous. "
D'Artagnan, tout étranger qu'il fût encore aux
façons de cour, s'aperçut de la froideur de cet
accueil.
" Hélas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de
recommandation que mon père m'avait remise pour vous me fait
défaut aujourd'hui !
- En effet, répondit M. de Tréville, je
m'étonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans
ce viatique obligé, notre seule ressource à nous
autres Béarnais.
- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme,
s'écria d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement
dérobé. "
Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit
le gentilhomme inconnu dans ses moindres détails, le tout
avec une chaleur, une vérité qui
charmèrent M. de Tréville.
" Voilà qui est étrange, dit ce dernier en
méditant ; vous aviez donc parlé de moi tout haut
?
- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que
voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me servir de
bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent à
couvert ! "
La flatterie était fort de mise alors, et M. de
Tréville aimait l'encens comme un roi ou comme un cardinal.
Il ne put donc s'empêcher de sourire avec une visible
satisfaction, mais ce sourire s'effaça bientôt, et
revenant de lui-même à l'aventure de Meung :
" Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une
légère cicatrice à la tempe ?
- Oui, comme le ferait l'éraflure d'une balle.
- N'était-ce pas un homme de belle mine ?
- Oui.
- De haute taille ?
- Oui.
- Pâle de teint et brun de poil ?
- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous
connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le
retrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer...
- Il attendait une femme ? continua Tréville.
- Il est du moins parti après avoir causé un
instant avec celle qu'il attendait.
- Vous ne savez pas quel était le sujet de leur
conversation ?
- Il lui remettait une boîte, lui disait que cette
boîte contenait ses instructions, et lui recommandait de ne
l'ouvrir qu'à Londres.
- Cette femme était Anglaise ?
- Il l'appelait Milady.
- C'est lui ! murmura Tréville, c'est lui ! je le croyais
encore à Bruxelles !
- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'écria
d'Artagnan, indiquez-moi qui il est et d'où il est, puis je
vous tiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire
entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me
venger.
- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'écria
Tréville ; si vous le voyez venir, au contraire, d'un
côté de la rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas à un pareil rocher : il vous briserait comme un
verre.
- Cela n'empêche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le
retrouve...
- En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas, si
j'ai un conseil à vous donner. "
Tout à coup Tréville s'arrêta,
frappé d'un soupçon subit. Cette grande haine que
manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose
assez peu vraisemblable, lui avait dérobé la
lettre de son père, cette haine ne cachait-elle pas quelque
perfidie ? ce jeune homme n'était-il pas envoyé
par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque
piège ? ce prétendu d'Artagnan
n'était-il pas un émissaire du cardinal qu'on
cherchait à introduire dans sa maison, et qu'on avait
placé près de lui pour surprendre sa confiance et
pour le perdre plus tard, comme cela s'était mille fois
pratiqué ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette
seconde fois que la première. Il fut médiocrement
rassuré par l'aspect de cette physionomie
pétillante d'esprit astucieux et d'humilité
affectée.
" Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut
l'être aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons,
éprouvons-le. "
" Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien
ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je
veux, dis- je, pour réparer la froideur que vous avez
d'abord remarquée dans mon accueil, vous
découvrir les secrets de notre politique. Le roi et le
cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents
démêlés ne sont que pour tromper les
sots. Je ne prétends pas qu'un compatriote, un joli
cavalier, un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe
de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau,
à la suite de tant d'autres qui s'y sont perdus. Songez bien
que je suis dévoué à ces deux
maîtres tout-puissants, et que jamais mes
démarches sérieuses n'auront d'autre but que le
service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres
génies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme,
réglez-vous là-dessus, et si vous avez, soit de
famille, soit par relations, soit d'instinct même, quelqu'une
de ces inimitiés contre le cardinal telles que nous les
voyons éclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et
quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous
attacher à ma personne. J'espère que ma
franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous êtes
jusqu'à présent le seul jeune homme à
qui j'aie parlé comme je le fais. "
Tréville se disait à part lui :
" Si le cardinal m'a dépêché ce jeune
renard, il n'aura certes pas manqué, lui qui sait
à quel point je l'exècre, de dire à
son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis
que pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, le
rusé compère va-t-il me répondre bien
certainement qu'il a l'Eminence en horreur. "
Il en fut tout autrement que s'y attendait Tréville ;
d'Artagnan répondit avec la plus grande
simplicité :
" Monsieur, j'arrive à Paris avec des intentions toutes
semblables. Mon père m'a recommandé de ne
souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de vous, qu'il tient
pour les trois premiers de France. "
D'Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme on
peut s'en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait
rien gâter.
" J'ai donc la plus grande vénération pour M. le
cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes.
Tant mieux pour moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites,
avec franchise ; car alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette
ressemblance de goût ; mais si vous avez eu quelque
défiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds
en disant la vérité ; mais, tant pis, vous ne
laisserez pas que de m'estimer, et c'est à quoi je tiens
plus qu'à toute chose au monde. "
M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de
pénétration, tant de franchise enfin, lui causait
de l'admiration, mais ne levait pas entièrement ses doutes :
plus ce jeune homme était supérieur aux autres
jeunes gens, plus il était à redouter s'il se
trompait. Néanmoins il serra la main à
d'Artagnan, et lui dit :
" Vous êtes un honnête garçon, mais dans
ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout
à l'heure. Mon hôtel vous sera toujours ouvert.
Plus tard, pouvant me demander à toute heure et par
conséquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez
probablement ce que vous désirez obtenir.
- C'est-à-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous
attendez que je m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille,
ajouta-t-il avec la familiarité du Gascon, vous n'attendrez
pas longtemps. "
Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste le
regardait.
" Mais attendez donc, dit M. de Tréville en
l'arrêtant, je vous ai promis une lettre pour le directeur de
l'Académie. Etes-vous trop fier pour l'accepter, mon jeune
gentilhomme ?
- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous réponds qu'il
n'en sera pas de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien
qu'elle arrivera, je vous le jure, à son adresse, et malheur
à celui qui tenterait de me l'enlever ! "
M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade, et,
laissant son jeune compatriote dans l'embrasure de la fenêtre
où ils se trouvaient et où ils avaient
causé ensemble, il alla s'asseoir à une table et
se mit à écrire la lettre de recommandation
promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui n'avait rien de mieux
à faire, se mit à battre une marche contre les
carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns
après les autres, et les suivant du regard
jusqu'à ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue.
M. de Tréville, après avoir écrit la
lettre, la cacheta et, se levant, s'approcha du jeune homme pour la lui
donner ; mais au moment même où d'Artagnan
étendait la main pour la recevoir, M. de Tréville
fut bien étonné de voir son
protégé faire un soubresaut, rougir de
colère et s'élancer hors du cabinet en criant :
" Ah ! sangdieu ! il ne m'échappera pas, cette fois.
- Et qui cela ? demanda M. de Tréville.
- Lui, mon voleur ! répondit d'Artagnan. Ah !
traître ! "
Et il disparut.
" Diable de fou ! murmura M. de Tréville. A moins toutefois,
ajouta-t- il, que ce ne soit une manière adroite de
s'esquiver, en voyant qu'il a manqué son coup. "
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Chapitre IV.
L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS.
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D'Artagnan, furieux, avait traversé l'antichambre en trois
bonds et s'élançait sur l'escalier, dont il
comptait descendre les degrés quatre à quatre,
lorsque, emporté par sa course, il alla donner
tête baissée dans un mousquetaire qui sortait de
chez M. de Tréville par une porte de dégagement,
et, le heurtant du front à l'épaule, lui fit
pousser un cri ou plutôt un hurlement.
" Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course,
excusez-moi, mais je suis pressé. "
A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le
saisit par son écharpe et l'arrêta.
" Vous êtes pressé ! s'écria le
mousquetaire, pâle comme un linceul ; sous ce
prétexte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et
vous croyez que cela suffit ? Pas tout à fait, mon jeune
homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de
Tréville nous parler un peu cavalièrement
aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ?
Détrompez-vous, compagnon, vous n'êtes pas M. de
Tréville, vous.
- Ma foi, répliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel,
après le pansement opéré par le
docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne l'ai pas fait
exprès, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que
c'est assez. Je vous répète cependant, et cette
fois c'est trop peut-être, parole d'honneur ! je suis
pressé, très pressé.
Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller
où j'ai affaire.
- Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n'êtes
pas poli. On voit que vous venez de loin. "
D'Artagnan avait déjà enjambé trois ou
quatre degrés, mais à la remarque d'Athos il
s'arrêta court.
" Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas
vous qui me donnerez une leçon de belles
manières, je vous préviens.
- Peut-être, dit Athos.
- Ah ! si je n'étais pas si pressé,
s'écria d'Artagnan, et si je ne courais pas après
quelqu'un...
- Monsieur l'homme pressé, vous me trouverez sans courir,
moi, entendez-vous ?
- Et où cela, s'il vous plaît ?
- Près des Carmes-Deschaux.
- A quelle heure ?
- Vers midi.
- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
- Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi
un quart je vous préviens que c'est moi qui courrai
après vous et vous couperai les oreilles à la
course.
- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera à midi moins dix
minutes. "
Et il se mit à courir comme si le diable l'emportait,
espérant retrouver encore son inconnu, que son pas
tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin.
Mais, à la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat
aux gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un
homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il
s'élança pour passer comme une flèche
entre eux deux. Mais d'Artagnan avait compté sans le vent.
Comme il allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de
Porthos, et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute,
Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle
de son vêtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu'il
tenait, il tira à lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula
dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la
résistance de l'obstiné Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous
le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il
redoutait surtout d'avoir porté atteinte à la
fraîcheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais,
en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collé
entre les deux épaules de Porthos, c'est- à-dire
précisément sur le baudrier.
Hélas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont
pour elles que l'apparence, le baudrier était d'or
par-devant et de simple buffle par-derrière. Porthos, en
vrai glorieux qu'il était, ne pouvant avoir un baudrier d'or
tout entier, en avait au moins la moitié : on comprenait
dès lors la nécessité du rhume et
l'urgence du manteau.
" Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se
débarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos,
vous êtes donc enragé de vous jeter comme cela sur
les gens !
- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'épaule du
géant, mais je suis très pressé, je
cours après quelqu'un, et...
- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ?
demanda Porthos.
- Non, répondit d'Artagnan piqué, non, et
grâce à mes yeux je vois même ce que ne
voient pas les autres. "
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant
aller à sa colère :
" Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous en
préviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
- C'est celui qui convient à un homme habitué
à regarder en face ses ennemis.
- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux
vôtres, vous. "
Et le jeune homme, enchanté de son espièglerie,
s'éloigna en riant à gorge
déployée.
Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se
précipiter sur d'Artagnan.
" Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus
votre manteau.
- A une heure donc, derrière le Luxembourg.
- Très bien, à une heure " , répondit
d'Artagnan en tournant l'angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il
embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement
qu'eût marché l'inconnu, il avait gagné
du chemin ; peut-être aussi était-il
entré dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui
à tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta
par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien.
Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'à
mesure que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait.
Il se mit alors à réfléchir sur les
événements qui venaient de se passer ; ils
étaient nombreux et néfastes : il
était onze heures du matin à peine, et
déjà la matinée lui avait
apporté la disgrâce de M. de Tréville,
qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavalière la
façon dont d'Artagnan l'avait quitté.
En outre, il avait ramassé deux bons duels avec deux hommes
capables de tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires
enfin, c'est-à-dire avec deux de ces êtres qu'il
estimait si fort qu'il les mettait, dans sa pensée et dans
son coeur, au-dessus de tous les autres hommes.
La conjecture était triste. Sûr d'être
tué par Athos, on comprend que le jeune homme ne
s'inquiétait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme
l'espérance est la dernière chose qui
s'éteint dans le coeur de l'homme, il en arriva à
espérer qu'il pourrait survivre, avec des blessures
terribles, bien entendu, à ces deux duels, et, en cas de
survivance, il se fit pour l'avenir les réprimandes
suivantes :
" Quel écervelé je fais, et quel butor je suis !
Ce brave et malheureux Athos était blessé juste
à l'épaule contre laquelle je m'en vais, moi,
donner de la tête comme un bélier. La seule chose
qui m'étonne, c'est qu'il ne m'ait pas tué roide
; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai causée a
dû être atroce. Quant à Porthos ! Oh !
quant à Porthos, ma foi, c'est plus drôle. "
Et malgré lui le jeune homme se mit à rire, tout
en regardant néanmoins si ce rire isolé, et sans
cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire, n'allait pas blesser
quelque passant.
" Quant à Porthos, c'est plus drôle ; mais je n'en
suis pas moins un misérable étourdi. Se
jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non ! et va-t-on leur
regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il
m'eût pardonné bien certainement ; il
m'eût pardonné si je n'eusse pas
été lui parler de ce maudit baudrier,
à mots couverts, c'est vrai ; oui, couverts joliment ! Ah !
maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la
poêle à frire. Allons, d'Artagnan mon ami,
continua-t-il, se parlant à lui-même avec toute
l'aménité qu'il croyait se devoir, si tu en
réchappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit
d'être à l'avenir d'une politesse parfaite.
Désormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme
modèle. Etre prévenant et poli, ce n'est pas
être lâche. Regardez plutôt Aramis :
Aramis, c'est la douceur, c'est la grâce en personne. Eh
bien, personne s'est-il jamais avisé de dire qu'Aramis
était un lâche ? Non, bien certainement, et
désormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah !
justement le voici. "
D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était
arrivé à quelques pas de l'hôtel
d'Aiguillon, et devant cet hôtel il avait aperçu
Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De
son côté, Aramis aperçut d'Artagnan ;
mais comme il n'oubliait point que c'était devant ce jeune
homme que M. de Tréville s'était si fort
emporté le matin, et qu'un témoin des reproches
que les mousquetaires avaient reçus ne lui était
d'aucune façon agréable, il fit semblant de ne
pas le voir. D'Artagnan, tout entier au contraire à ses
plans de conciliation et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes
gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus
gracieux sourire. Aramis inclina légèrement la
tête, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste,
interrompirent à l'instant même leur conversation.
D'Artagnan n'était pas assez niais pour ne point
s'apercevoir qu'il était de trop ; mais il
n'était pas encore assez rompu aux façons du beau
monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en
général, celle d'un homme qui est venu se
mêler à des gens qu'il connaît
à peine et à une conversation qui ne le regarde
pas. Il cherchait donc en lui-même un moyen de faire sa
retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua qu'Aramis
avait laissé tomber son mouchoir et, par mégarde
sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut
arrivé de réparer son inconvenance : il se
baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il pût trouver, il
tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts
que celui-ci fît pour le retenir, et lui dit en le lui
remettant :
" Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez
fâché de perdre. "
Le mouchoir était en effet richement brodé et
portait une couronne et des armes à l'un de ses coins.
Aramis rougit excessivement et arracha plutôt qu'il ne prit
le mouchoir des mains du Gascon.
" Ah ! Ah ! s'écria un des gardes, diras-tu encore, discret
Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse
dame a l'obligeance de te prêter ses mouchoirs ? "
Aramis lança à d'Artagnan un de ces regards qui
font comprendre à un homme qu'il vient de
s'acquérir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air
doucereux :
" Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas
à moi, et je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de
me le remettre plutôt qu'à l'un de vous, et la
preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma poche. "
A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort
élégant aussi, et de fine batiste, quoique la
batiste fût chère à cette
époque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et
orné d'un seul chiffre, celui de son
propriétaire.
Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa
bévue ; mais les amis d'Aramis ne se laissèrent
pas convaincre par ses dénégations, et l'un
d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux
affecté :
" Si cela était, dit-il, ainsi que tu le
prétends, je serais forcé, mon cher Aramis, de te
le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes,
et je ne veux pas qu'on fasse trophée des effets de sa
femme.
- Tu demandes cela mal, répondit Aramis, et tout en
reconnaissant la justesse de ta réclamation quant au fond,
je refuserais à cause de la forme.
- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus,
voilà tout, et j'ai pensé que, puisqu'il avait le
pied dessus, le mouchoir était à lui.
- Et vous vous êtes trompé, mon cher Monsieur " ,
répondit froidement Aramis, peu sensible à la
réparation.
Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'était
déclaré l'ami de Bois-Tracy :
" D'ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon
cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu
peux l'être toi-même ; de sorte qu'à la
rigueur ce mouchoir peut aussi bien être sorti de ta poche
que de la mienne.
- Non, sur mon honneur ! s'écria le garde de Sa
Majesté.
- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y
aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons
mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.
- Du mouchoir ?
- Oui.
- Parfaitement, s'écrièrent les deux autres
gardes, le jugement du roi Salomon. Décidément,
Aramis, tu es plein de sagesse. "
Les jeunes gens éclatèrent de rire, et comme on
le pense bien, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant,
la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire,
après s'être cordialement serré la
main, tirèrent, les trois gardes de leur
côté et Aramis du sien.
" Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme " ,
se dit à part lui d'Artagnan, qui s'était tenu un
peu à l'écart pendant toute la
dernière partie de cette conversation. Et, sur ce bon
sentiment, se rapprochant d'Aramis, qui s'éloignait sans
faire autrement attention à lui :
" Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espère.
- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire
observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un
galant homme le devait faire.
- Quoi, Monsieur ! s'écria d'Artagnan, vous supposez...
- Je suppose, Monsieur, que vous n'êtes pas un sot, et que
vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans
cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point
pavé en batiste.
- Monsieur, vous avez tort de chercher à m'humilier, dit
d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commençait
à parler plus haut que les résolutions
pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le savez,
je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ;
de sorte que, lorsqu'ils se sont excusés une fois,
fût-ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont
déjà fait moitié plus qu'ils ne
devaient faire.
- Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n'est
point pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un
spadassin, et n'étant mousquetaire que par
intérim, je ne me bats que lorsque j'y suis
forcé, et toujours avec une grande répugnance ;
mais cette fois l'affaire est grave, car voici une dame compromise par
vous.
- Par nous, c'est-à-dire, s'écria d'Artagnan.
- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ?
- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?
- J'ai dit et je répète, Monsieur, que ce
mouchoir n'est point sorti de ma poche.
- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu
sortir, moi !
- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je
vous apprendrai à vivre.
- Et moi je vous renverrai à votre messe, Monsieur
l'abbé ! Dégainez, s'il vous plaît, et
à l'instant même.
- Non pas, s'il vous plaît, mon bel ami ; non, pas ici, du
moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hôtel
d'Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal ? Qui
me dit que ce n'est pas Son Eminence qui vous a chargé de
lui procurer ma tête ? Or j'y tiens ridiculement,
à ma tête, attendu qu'elle me semble aller assez
correctement à mes épaules. Je veux donc vous
tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit
clos et couvert, là où vous ne puissiez vous
vanter de votre mort à personne.
- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-être
aurez-vous l'occasion de vous en servir.
- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?
- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et
comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens à
rester prudent. A deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre
à l'hôtel de M. de Tréville.
Là je vous indiquerai les bons endroits. "
Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis
s'éloigna en remontant la rue qui remontait au Luxembourg,
tandis que d'Artagnan, voyant que l'heure s'avançait,
prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant à part
soi :
" Décidément, je n'en puis pas revenir ; mais au
moins, si je suis tué, je serai tué par un
mousquetaire. "
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Chapitre V.
LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL.
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D'Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il alla donc au
rendez- vous d'Athos sans amener de second, résolu de se
contenter de ceux qu'aurait choisis son adversaire. D'ailleurs son
intention était formelle de faire au brave mousquetaire
toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu'il ne
résultât de ce duel ce qui résulte
toujours de fâcheux, dans une affaire de ce genre, quand un
homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire blessé
et affaibli : vaincu, il double le triomphe de son antagoniste ;
vainqueur, il est accusé de forfaiture et de facile audace.
Au reste, ou nous avons mal exposé le caractère
de notre chercheur d'aventures, ou notre lecteur a
déjà dû remarquer que d'Artagnan
n'était point un homme ordinaire. Aussi, tout en se
répétant à lui- même que sa
mort était inévitable, il ne se
résigna point à mourir tout doucettement, comme
un autre moins courageux et moins modéré que lui
eût fait à sa place. Il
réfléchit aux différents
caractères de ceux avec lesquels il allait se battre, et
commença à voir plus clair dans sa situation. Il
espérait, grâce aux excuses loyales qu'il lui
réservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air grand
seigneur et la mine austère lui agréaient fort.
Il se flattait de faire peur à Porthos avec l'aventure du
baudrier, qu'il pouvait, s'il n'était pas tué sur
le coup, raconter à tout le monde, récit qui,
poussé adroitement à l'effet, devait couvrir
Porthos de ridicule ; enfin, quant au sournois Aramis, il n'en avait
pas très grand-peur, et en supposant qu'il arrivât
jusqu'à lui, il se chargeait de l'expédier bel et
bien, ou du moins en le frappant au visage, comme César
avait recommandé de faire aux soldats de Pompée,
d'endommager à tout jamais cette beauté dont il
était si fier.
Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inébranlable de
résolution qu'avaient déposé dans son
coeur les conseils de son père, conseils dont la substance
était : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du
cardinal et de M. de Tréville. " Il vola donc
plutôt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes
Déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme
on disait à cette époque, sorte de
bâtiment sans fenêtres, bordé de
prés arides, succursale du Pré-aux-Clercs, et qui
servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps
à perdre.
Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui
s'étendait au pied de ce monastère, Athos
attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il
était donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus
rigoureux casuiste à l'égard des duels n'avait
rien à dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle
eût été pansée à
neuf par le chirurgien de M. de Tréville, s'était
assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance
paisible et cet air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de
d'Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui.
Celui-ci, de son côté, n'aborda son adversaire que
le chapeau à la main et sa plume traînant
jusqu'à terre.
" Monsieur, dit Athos, j'ai fait prévenir deux de mes amis
qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore
arrivés. Je m'étonne qu'ils tardent : ce n'est
pas leur habitude.
- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car
arrivé d'hier seulement à Paris, je n'y connais
encore personne que M. de Tréville, auquel j'ai
été recommandé par mon père
qui a l'honneur d'être quelque peu de ses amis. "
Athos réfléchit un instant.
" Vous ne connaissez que M. de Tréville ? demanda-t-il.
- Oui, Monsieur, je ne connais que lui.
- Ah çà, mais... , continua Athos parlant
moitié à lui-même, moitié
à d'Artagnan, ah... çà, mais si je
vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur d'enfants, moi !
- Pas trop, Monsieur, répondit d'Artagnan avec un salut qui
ne manquait pas de dignité ; pas trop, puisque vous me
faites l'honneur de tirer l'épée contre moi avec
une blessure dont vous devez être fort incommodé.
- Très incommodé, sur ma parole, et vous m'avez
fait un mal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main
gauche, c'est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas
que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux
mains ; et il y aura même désavantage pour vous :
un gaucher est très gênant pour les gens qui ne
sont pas prévenus. Je regrette de ne pas vous avoir fait
part plus tôt de cette circonstance.
- Vous êtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en
s'inclinant de nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut
plus reconnaissant.
- Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de
gentilhomme ; causons donc d'autre chose, je vous prie, à
moins que cela ne vous soit désagréable. Ah !
sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'épaule me
brûle.
- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec
timidité.
- Quoi, Monsieur ?
- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient
de ma mère, et dont j'ai fait l'épreuve sur
moi-même.
- Eh bien ?
- Eh bien, je suis sûr qu'en moins de trois jours ce baume
vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez
guéri : eh bien, Monsieur, ce me serait toujours un grand
honneur d'être votre homme. "
D'Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait
honneur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte
à son courage.
" Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me
plaît, non pas que je l'accepte, mais elle sent son
gentilhomme d'une lieue. C'est ainsi que parlaient et faisaient ces
preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher
à se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps
du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d'ici
à trois jours on saurait, si bien gardé que soit
le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on
s'opposerait à notre combat. Ah çà,
mais ! ces flâneurs ne viendront donc pas ?
- Si vous êtes pressé, Monsieur, dit d'Artagnan
à Athos avec la même simplicité qu'un
instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel
à trois jours, si vous êtes pressé et
qu'il vous plaise de m'expédier tout de suite, ne vous
gênez pas, je vous en prie.
- Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en
faisant un gracieux signe de tête à d'Artagnan, il
n'est point d'un homme sans cervelle, et il est à coup
sûr d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre
trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai
plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces
Messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct.
Ah ! en voici un, je crois. "
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait
à apparaître le gigantesque Porthos.
" Quoi ! s'écria d'Artagnan, votre premier témoin
est M. Porthos ?
- Oui, cela vous contrarie-t-il ?
- Non, aucunement.
- Et voici le second. "
D'Artagnan se retourna du côté indiqué
par Athos, et reconnut Aramis.
" Quoi ! s'écria-t-il d'un accent plus
étonné que la première fois, votre
second témoin est M. Aramis ?
- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans
l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les
gardes, à la cour et à la ville, Athos, Porthos
et Aramis ou les trois inséparables ? Après cela,
comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
- De Tarbes, dit d'Artagnan.
- Il vous est permis d'ignorer ce détail, dit Athos.
- Ma foi, dit d'Artagnan, vous êtes bien nommés,
Messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du
moins que votre union n'est point fondée sur les contrastes.
"
Pendant ce temps, Porthos s'était rapproché,
avait salué de la main Athos ; puis, se retournant vers
d'Artagnan, il était resté tout
étonné.
Disons, en passant, qu'il avait changé de baudrier et
quitté son manteau.
" Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ?
- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main
d'Artagnan, et en le saluant du même geste.
- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
- Mais à une heure seulement, répondit
d'Artagnan.
- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en
arrivant à son tour sur le terrain.
- Mais à deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le
même calme.
- Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda
Aramis.
- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal à
l'épaule ; et toi, Porthos ?
- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , répondit
Porthos en rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les
lèvres du Gascon.
" Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
- Et toi, Aramis ? demanda Athos.
- Moi, je me bats pour cause de théologie " ,
répondit Aramis tout en faisant signe à
d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrète la cause de son
duel.
Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de
d'Artagnan.
" Vraiment, dit Athos.
- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas
d'accord, dit le Gascon.
- Décidément c'est un homme d'esprit, murmura
Athos.
- Et maintenant que vous êtes rassemblés,
Messieurs, dit d'Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. "
A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front
d'Athos, un sourire hautain glissa sur les lèvres de
Porthos, et un signe négatif fut la réponse
d'Aramis.
" Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa
tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui
en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le
cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous
trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui
ôte beaucoup de sa valeur à votre
créance, Monsieur Porthos, et ce qui rend la vôtre
à peu près nulle, Monsieur Aramis. Et maintenant,
Messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais
de cela seulement, et en garde ! "
A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan
tira son épée.
Le sang était monté à la
tête de d'Artagnan, et dans ce moment il eût
tiré son épée contre tous les
mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos,
Porthos et Aramis.
Il était midi et un quart. Le soleil était
à son zénith, et l'emplacement choisi pour
être le théâtre du duel se trouvait
exposé à toute son ardeur.
" Il fait très chaud, dit Athos en tirant son
épée à son tour, et cependant je ne
saurais ôter mon pourpoint ; car, tout à l'heure
encore, j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de
gêner Monsieur en lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas
tiré lui-même.
- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tiré par un
autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du
regret le sang d'un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en
pourpoint comme vous.
- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et
songez que nous attendons notre tour.
- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire
de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant
à moi, je trouve les choses que ces Messieurs se disent fort
bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.
- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer.
Mais les deux rapières avaient à peine
résonné en se touchant, qu'une escouade des
gardes de Son Eminence, commandée par M. de Jussac, se
montra à l'angle du couvent.
" Les gardes du cardinal ! s'écrièrent
à la fois Porthos et Aramis. L'épée au
fourreau, Messieurs ! l'épée au fourreau ! "
Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient
été vus dans une pose qui ne permettait pas de
douter de leurs intentions.
" Holà ! cria Jussac en s'avançant vers eux et en
faisant signe à ses hommes d'en faire autant,
holà ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
édits, qu'en faisons-nous ?
- Vous êtes bien généreux, Messieurs
les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac était
l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous vous voyions battre, je
vous réponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en
empêcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du
plaisir sans prendre aucune peine.
- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous
déclare que la chose est impossible. Notre devoir avant
tout. Rengainez donc, s'il vous plaît, et nous suivez.
- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand
plaisir que nous obéirions à votre gracieuse
invitation, si cela dépendait de nous ; mais malheureusement
la chose est impossible : M. de Tréville nous l'a
défendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de
mieux à faire. "
Cette raillerie exaspéra Jussac.
" Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous
désobéissez.
- Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes
que trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici,
car je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le
capitaine. "
Alors Porthos et Aramis se rapprochèrent à
l'instant les uns des autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
Ce seul moment suffit à d'Artagnan pour prendre son parti :
c'était là un de ces
événements qui décident de la vie d'un
homme, c'était un choix à faire entre le roi et
le cardinal ; ce choix fait, il fallait y
persévérer. Se battre, c'est-à-dire
désobéir à la loi,
c'est-à-dire risquer sa tête,
c'est-à-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre
plus puissant que le roi lui-même : voilà ce
qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le à sa louange, il
n'hésita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et
ses amis :
" Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaît, quelque
chose à vos paroles. Vous avez dit que vous
n'étiez que trois, mais il me semble, à moi, que
nous sommes quatre.
- Mais vous n'êtes pas des nôtres, dit Porthos.
- C'est vrai, répondit d'Artagnan ; je n'ai pas l'habit,
mais j'ai l'âme. Mon coeur est mousquetaire, je le sens bien,
Monsieur, et cela m'entraîne.
- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute à
ses gestes et à l'expression de son visage avait
deviné le dessein de d'Artagnan. Vous pouvez vous retirer,
nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. "
D'Artagnan ne bougea point.
" Décidément vous êtes un joli
garçon, dit Athos en serrant la main du jeune homme.
- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.
- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
- Monsieur est plein de générosité "
, dit Athos.
Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d'Artagnan et
redoutaient son inexpérience.
" Nous ne serons que trois, dont un blessé, plus un enfant,
reprit Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous étions
quatre hommes.
- Oui, mais reculer ! dit Porthos.
- C'est difficile " , reprit Athos.
D'Artagnan comprit leur irrésolution.
" Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus.
- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.
- D'Artagnan, Monsieur.
- Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant ! cria
Athos.
- Eh bien, voyons, Messieurs, vous décidez-vous
à vous décider ? cria pour la
troisième fois Jussac.
- C'est fait, Messieurs, dit Athos.
- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
- Nous allons avoir l'honneur de vous charger, répondit
Aramis en levant son chapeau d'une main et tirant son
épée de l'autre.
- Ah ! vous résistez ! s'écria Jussac.
- Sangdieu ! cela vous étonne ? "
Et les neuf combattants se précipitèrent les uns
sur les autres avec une furie qui n'excluait pas une certaine
méthode.
Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
Quant à d'Artagnan, il se trouva lancé contre
Jussac lui-même.
Le coeur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine,
non pas de peur, Dieu merci ! il n'en avait pas l'ombre, mais
d'émulation ; il se battait comme un tigre en fureur,
tournant dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses
gardes et son terrain. Jussac était, comme on le disait
alors, friand de la lame, et avait fort pratiqué ; cependant
il avait toutes les peines du monde à se défendre
contre un adversaire qui, agile et bondissant, s'écartait
à tout moment des règles reçues,
attaquant de tous côtés à la fois, et
tout cela en parant en homme qui a le plus grand respect pour son
épiderme.
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac.
Furieux d'être tenu en échec par celui qu'il avait
regardé comme un enfant, il s'échauffa et
commença à faire des fautes. D'Artagnan, qui,
à défaut de la pratique, avait une profonde
théorie, redoubla d'agilité. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible à son adversaire en se fendant
à fond ; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se
relevait, se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa son
épée au travers du corps. Jussac tomba comme une
masse.
D'Artagnan jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de
bataille.
Aramis avait déjà tué un de ses
adversaires ; mais l'autre le pressait vivement. Cependant Aramis
était en bonne situation et pouvait encore se
défendre.
Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourré : Porthos
avait reçu un coup d'épée au travers
du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais comme ni l'une ni
l'autre des deux blessures n'était grave, ils ne s'en
escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait
à vue d'oeil, mais il ne reculait pas d'une semelle : il
avait seulement changé son épée de
main, et se battait de la main gauche.
D'Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvait
secourir quelqu'un ; pendant qu'il cherchait du regard celui de ses
compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup d'oeil
d'Athos. Ce coup d'oeil était d'une éloquence
sublime. Athos serait mort plutôt que d'appeler au secours ;
mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui. D'Artagnan le
devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en criant
:
" A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! "
Cahusac se retourna ; il était temps. Athos, que son
extrême courage soutenait seul, tomba sur un genou.
" Sangdieu ! criait-il à d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune
homme, je vous en prie ; j'ai une vieille affaire à terminer
avec lui, quand je serai guéri et bien portant.
Désarmez-le seulement, liez-lui
l'épée. C'est cela. Bien ! très bien !
"
Cette exclamation était arrachée à
Athos par l'épée de Cahusac qui sautait
à vingt pas de lui. D'Artagnan et Cahusac
s'élancèrent ensemble, l'un pour la ressaisir,
l'autre pour s'en emparer ; mais d'Artagnan, plus leste, arriva le
premier et mit le pied dessus.
Cahusac courut à celui des gardes qu'avait tué
Aramis, s'empara de sa rapière, et voulut revenir
à d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra Athos, qui,
pendant cette pause d'un instant que lui avait procurée
d'Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d'Artagnan ne
lui tuât son ennemi, voulait recommencer le combat.
D'Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de ne
pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après,
Cahusac tomba la gorge traversée d'un coup
d'épée.
Au même instant, Aramis appuyait son
épée contre la poitrine de son adversaire
renversé, et le forçait à demander
merci.
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades,
demandant à Biscarat quelle heure il pouvait bien
être, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que
venait d'obtenir son frère dans le régiment de
Navarre ; mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat
était un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.
Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous
les combattants, blessés ou non, royalistes ou
cardinalistes. Athos, Aramis et d'Artagnan entourèrent
Biscarat et le sommèrent de se rendre. Quoique seul contre
tous, et avec un coup d'épée qui lui traversait
la cuisse, Biscarat voulait tenir ; mais Jussac, qui s'était
relevé sur son coude, lui cria de se rendre. Biscarat
était un Gascon comme d'Artagnan ; il fit la sourde oreille
et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le temps de
désigner, du bout de son épée, une
place à terre :
" Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Biscarat,
seul de ceux qui sont avec lui.
- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne.
- Ah ! si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es
mon brigadier, je dois obéir. "
Et, faisant un bond en arrière, il cassa son
épée sur son genou pour ne pas la rendre, en jeta
les morceaux par-dessus le mur du couvent et se croisa les bras en
sifflant un air cardinaliste.
La bravoure est toujours respectée, même dans un
ennemi. Les mousquetaires saluèrent Biscarat de leurs
épées et les remirent au fourreau. D'Artagnan en
fit autant, puis, aidé de Biscarat, le seul qui
fût resté debout, il porta sous le porche du
couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d'Aramis qui
n'était que blessé. Le quatrième,
comme nous l'avons dit, était mort. Puis ils
sonnèrent la cloche, et, emportant quatre
épées sur cinq, ils s'acheminèrent
ivres de joie vers l'hôtel de M. de Tréville. On
les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien
qu'à la fin ce fut une marche triomphale. Le coeur de
d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il marchait entre Athos et Porthos
en les étreignant tendrement.
" Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il à ses
nouveaux amis en franchissant la porte de l'hôtel de M. de
Tréville, au moins me voilà reçu
apprenti, n'est-ce pas ? "
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Chapitre VI.
SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME.
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L'affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup
tout haut contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas
; mais comme il n'y avait pas de temps à perdre pour
prévenir le roi, M. de Tréville s'empressa de se
rendre au Louvre. Il était déjà trop
tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et
l'on dit à M. de Tréville que le roi travaillait
et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir, M. de Tréville
vint au jeu du roi. Le roi gagnait, et comme Sa Majesté
était fort avare, elle était d'excellente humeur
; aussi, du plus loin que le roi aperçut Tréville
:
" Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde ;
savez-vous que Son Eminence est venue me faire des plaintes sur vos
mousquetaires, et cela avec une telle émotion, que ce soir
Son Eminence en est malade ? Ah çà, mais ce sont
des diables à quatre, des gens à pendre, que vos
mousquetaires !
- Non, Sire, répondit Tréville, qui vit du
premier coup d'oeil comment la chose allait tourner ; non, tout au
contraire, ce sont de bonnes créatures, douces comme des
agneaux, et qui n'ont qu'un désir, je m'en ferais garant :
c'est que leur épée ne sorte du fourreau que pour
le service de Votre Majesté. Mais, que voulez-vous, les
gardes de M. le cardinal sont sans cesse à leur chercher
querelle, et, pour l'honneur même du corps, les pauvres
jeunes gens sont obligés de se défendre.
- Ecoutez M. de Tréville ! dit le roi,
écoutez-le ! ne dirait-on pas qu'il parle d'une
communauté religieuse ! En vérité, mon
cher capitaine, j'ai envie de vous ôter votre brevet et de le
donner à Mlle de Chemerault, à laquelle j'ai
promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur
parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de Tréville,
et tout à l'heure, tout à l'heure nous verrons.
- Ah ! c'est parce que je me fie à cette justice, Sire, que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre
Majesté.
- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai
pas longtemps attendre. "
En effet, la chance tournait, et comme le roi commençait
à perdre ce qu'il avait gagné, il
n'était pas fâché de trouver un
prétexte pour faire - qu'on nous passe cette expression de
joueur, dont, nous l'avouons, nous ne connaissons pas l'origine -, pour
faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d'un instant, et mettant
dans sa poche l'argent qui était devant lui et dont la
majeure partie venait de son gain :
" La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle
à M. de Tréville pour affaire d'importance. Ah
!... j'avais quatre-vingts louis devant moi ; mettez la même
somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point à se
plaindre. La justice avant tout. "
Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec lui
vers l'embrasure d'une fenêtre :
" Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes
de l'Eminentissime qui ont été chercher querelle
à vos mousquetaires ?
- Oui, Sire, comme toujours.
- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon
cher capitaine, il faut qu'un juge écoute les deux parties.
- Ah ! mon Dieu ! de la façon la plus simple et la plus
naturelle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majesté
connaît de nom et dont elle a plus d'une fois
apprécié le dévouement, et qui ont, je
puis l'affirmer au roi, son service fort à coeur ; - trois
de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient
fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur
avais recommandé le matin même. La partie allait
avoir lieu à Saint- Germain, je crois, et ils
s'étaient donné rendez-vous aux Carmes- Deschaux,
lorsqu'elle fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac,
Biscarat, et deux autres gardes qui ne venaient certes pas
là en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre
les édits.
- Ah ! ah ! vous m'y faites penser, dit le roi : sans doute, ils
venaient pour se battre eux-mêmes.
- Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majesté
apprécier ce que peuvent aller faire cinq hommes
armés dans un lieu aussi désert que le sont les
environs du couvent des Carmes.
- Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.
- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changé
d'idée et ils ont oublié leur haine
particulière pour la haine de corps ; car Votre
Majesté n'ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi
et rien qu'au roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont
à M. le cardinal.
- Oui, Tréville, oui, dit le roi
mélancoliquement, et c'est bien triste, croyez-moi, de voir
ainsi deux partis en France, deux têtes à la
royauté ; mais tout cela finira, Tréville, tout
cela finira. Vous dites donc que les gardes ont cherché
querelle aux mousquetaires ?
- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passées
ainsi, mais je n'en jure pas, Sire. Vous savez combien la
vérité est difficile à
connaître, et à moins d'être
doué de cet instinct admirable qui a fait nommer Louis XIII
le Juste...
- Et vous avez raison, Tréville ; mais ils
n'étaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait avec eux
un enfant ?
- Oui, Sire, et un homme blessé, de sorte que trois
mousquetaires du roi, dont un blessé, et un enfant, non
seulement ont tenu tête à cinq des plus terribles
gardes de M. le cardinal, mais encore en ont porté quatre
à terre.
- Mais c'est une victoire, cela ! s'écria le roi tout
rayonnant ; une victoire complète !
- Oui, Sire, aussi complète que celle du pont de
Cé.
- Quatre hommes, dont un blessé, et un enfant, dites-vous ?
- Un jeune homme à peine ; lequel s'est même si
parfaitement conduit en cette occasion, que je prendrai la
liberté de le recommander à Votre
Majesté.
- Comment s'appelle-t-il ?
- D'Artagnan, Sire. C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le
fils d'un homme qui a fait avec le roi votre père, de
glorieuse mémoire, la guerre de partisan.
- Et vous dites qu'il s'est bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-
moi cela, Tréville ; vous savez que j'aime les
récits de guerre et de combat. "
Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se
posant sur la hanche.
" Sire, reprit Tréville, comme je vous l'ai dit, M.
d'Artagnan est presque un enfant, et comme il n'a pas l'honneur
d'être mousquetaire, il était en habit bourgeois ;
les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse et, de
plus, qu'il était étranger au corps,
l'invitèrent donc à se retirer avant qu'ils
attaquassent.
- Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que
ce sont eux qui ont attaqué.
- C'est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le
sommèrent donc de se retirer ; mais il répondit
qu'il était mousquetaire de coeur et tout à Sa
Majesté, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les
mousquetaires.
- Brave jeune homme ! murmura le roi.
- En effet, il demeura avec eux ; et Votre Majesté a
là un si ferme champion, que ce fut lui qui donna
à Jussac ce terrible coup d'épée qui
met si fort en colère M. le cardinal.
- C'est lui qui a blessé Jussac ? s'écria le roi
; lui, un enfant ! Ceci, Tréville, c'est impossible.
- C'est comme j'ai l'honneur de le dire à Votre
Majesté.
- Jussac, une des premières lames du royaume !
- Eh bien, Sire ! il a trouvé son maître.
- Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux le voir,
et si l'on peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons.
- Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir ?
- Demain à midi, Tréville.
- L'amènerai-je seul ?
- Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les remercier
tous à la fois ; les hommes dévoués
sont rares, Tréville, et il faut récompenser le
dévouement.
- A midi, Sire, nous serons au Louvre.
- Ah ! par le petit escalier, Tréville, par le petit
escalier. Il est inutile que le cardinal sache...
- Oui, Sire.
- Vous comprenez, Tréville, un édit est toujours
un édit ; il est défendu de se battre, au bout du
compte.
- Mais cette rencontre, Sire, sort tout à fait des
conditions ordinaires d'un duel : c'est une rixe, et la preuve, c'est
qu'ils étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois
mousquetaires et M. d'Artagnan.
- C'est juste, dit le roi ; mais n'importe, Tréville, venez
toujours par le petit escalier. "
Tréville sourit. Mais comme c'était
déjà beaucoup pour lui d'avoir obtenu de cet
enfant qu'il se révoltât contre son
maître, il salua respectueusement le roi, et avec son
agrément prit congé de lui.
Dès le soir même, les trois mousquetaires furent
prévenus de l'honneur qui leur était
accordé. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi,
ils n'en furent pas trop échauffés : mais
d'Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune
à venir, et passa la nuit à faire des
rêves d'or. Aussi, dès huit heures du matin,
était-il chez Athos.
D'Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et
prêt à sortir. Comme on n'avait rendez-vous chez
le roi qu'à midi, il avait formé le projet, avec
Porthos et Aramis, d'aller faire une partie de paume dans un tripot
situé tout près des écuries du
Luxembourg. Athos invita d'Artagnan à les suivre, et
malgré son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait jamais
joué, celui-ci accepta, ne sachant que faire de son temps,
depuis neuf heures du matin qu'il était à peine
jusqu'à midi.
Les deux mousquetaires étaient déjà
arrivés et pelotaient ensemble. Athos, qui était
très fort à tous les exercices du corps, passa
avec d'Artagnan du côté opposé, et leur
fit défi. Mais au premier mouvement qu'il essaya, quoiqu'il
jouât de la main gauche, il comprit que sa blessure
était encore trop récente pour lui permettre un
pareil exercice. D'Artagnan resta donc seul, et comme il
déclara qu'il était trop maladroit pour soutenir
une partie en règle, on continua seulement à
s'envoyer des balles sans compter le jeu. Mais une de ces balles,
lancée par le poignet herculéen de Porthos, passa
si près du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu
de passer à côté, elle eût
donné dedans, son audience était probablement
perdue, attendu qu'il lui eût été de
toute impossibilité de se présenter chez le roi.
Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne,
dépendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et
Aramis, déclarant qu'il ne reprendrait la partie que
lorsqu'il serait en état de leur tenir tête, et il
s'en revint prendre place près de la corde et dans la
galerie.
Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait un
garde de Son Eminence, lequel, tout échauffé
encore de la défaite de ses compagnons, arrivée
la veille seulement, s'était promis de saisir la
première occasion de la venger. Il crut donc que cette
occasion était venue, et s'adressant à son voisin
:
" Il n'est pas étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu
peur d'une balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. "
D'Artagnan se retourna comme si un serpent l'eût mordu, et
regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
" Pardieu ! reprit celui-ci en frisant insolemment, sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que
j'ai dit.
- Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles
aient besoin d'explication, répondit d'Artagnan à
voix basse, je vous prierai de me suivre.
- Et quand cela ? demanda le garde avec le même air
railleur.
- Tout de suite, s'il vous plaît.
- Et vous savez qui je suis, sans doute ?
- Moi, je l'ignore complètement, et je ne m'en
inquiète guère.
- Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-être
seriez-vous moins pressé.
- Comment vous appelez-vous ?
- Bernajoux, pour vous servir.
- Eh bien, Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais
vous attendre sur la porte.
- Allez, Monsieur, je vous suis.
- Ne vous pressez pas trop, Monsieur, qu'on ne s'aperçoive
pas que nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ce que nous
allons faire, trop de monde nous gênerait.
- C'est bien " , répondit le garde,
étonné que son nom n'eût pas produit
plus d'effet sur le jeune homme.
En effet, le nom de Bernajoux était connu de tout le monde,
de d'Artagnan seul excepté, peut-être ; car
c'était un de ceux qui figuraient le plus souvent dans les
rixes journalières que tous les édits du roi et
du cardinal n'avaient pu réprimer.
Porthos et Aramis étaient si occupés de leur
partie, et Athos les regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent
pas même sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu'il
l'avait dit au garde de Son Eminence, s'arrêta sur la porte ;
un instant après, celui-ci descendit à son tour.
Comme d'Artagnan n'avait pas de temps à perdre, vu
l'audience du roi qui était fixée à
midi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue
était déserte :
" Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour
vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire
qu'à un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille,
je ferai de mon mieux. En garde !
- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le
lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux
derrière l'abbaye de Saint-Germain ou dans le
Pré-aux-Clercs.
- Ce que vous dites est plein de sens, répondit d'Artagnan
; malheureusement j'ai peu de temps à moi, ayant un
rendez-vous à midi juste. En garde donc, Monsieur, en garde
! "
Bernajoux n'était pas homme à se faire
répéter deux fois un pareil compliment. Au
même instant son épée brilla
à sa main, et il fondit sur son adversaire que,
grâce à sa grande jeunesse, il espérait
intimider.
Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout frais
émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future
faveur, il était résolu à ne pas
reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvèrent-ils
engagés jusqu'à la garde, et comme d'Artagnan
tenait ferme à sa place, ce fut son adversaire qui fit un
pas de retraite. Mais d'Artagnan saisit le moment où, dans
ce mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il
dégagea, se fendit et toucha son adversaire à
l'épaule. Aussitôt d'Artagnan, à son
tour, fit un pas de retraite et releva son épée ;
mais Bernajoux lui cria que ce n'était rien, et se fendant
aveuglément sur lui, il s'enferra de lui-même.
Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se déclarait
pas vaincu, mais que seulement il rompait du côté
de l'hôtel de M. de La Trémouille au service
duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-même la
gravité de la dernière blessure que son
adversaire avait reçue, le pressait vivement, et sans doute
allait l'achever d'un troisième coup, lorsque la rumeur qui
s'élevait de la rue s'étant étendue
jusqu'au jeu de paume, deux des amis du garde, qui l'avaient entendu
échanger quelques paroles avec d'Artagnan et qui l'avaient
vu sortir à la suite de ces paroles, se
précipitèrent l'épée
à la main hors du tripot et tombèrent sur le
vainqueur. Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent
à leur tour, et au moment où les deux gardes
attaquaient leur jeune camarade, les forcèrent à
se retourner. En ce moment, Bernajoux tomba ; et comme les gardes
étaient seulement deux contre quatre, ils se mirent
à crier : " A nous, l'hôtel de La
Trémouille ! " A ces cris, tout ce qui était dans
l'hôtel sortit, se ruant sur les quatre compagnons, qui de
leur côté se mirent à crier : " A nous,
mousquetaires ! "
Ce cri était ordinairement entendu ; car on savait les
mousquetaires ennemis de Son Eminence, et on les aimait pour la haine
qu'ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres compagnies
que celles appartenant au duc Rouge, comme l'avait appelé
Aramis, prenaient-ils en général parti dans ces
sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de
la compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc en aide
aux quatre compagnons, tandis que l'autre courait à
l'hôtel de M. de Tréville, criant : " A nous,
mousquetaires, à nous ! " Comme d'habitude,
l'hôtel de M. de Tréville était plein
de soldats de cette arme, qui accoururent au secours de leurs camarades
; la mêlée devint générale,
mais la force était aux mousquetaires : les gardes du
cardinal et les gens de M. de La Trémouille se
retirèrent dans l'hôtel, dont ils
fermèrent les portes assez à temps pour
empêcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en
même temps qu'eux. Quant au blessé, il y avait
été tout d'abord transporté et, comme
nous l'avons dit, en fort mauvais état.
L'agitation était à son comble parmi les
mousquetaires et leurs alliés, et l'on
délibérait déjà si, pour
punir l'insolence qu'avaient eue les domestiques de M. de La
Trémouille de faire une sortie sur les mousquetaires du roi,
on ne mettrait pas le feu à son hôtel. La
proposition en avait été faite et accueillie avec
enthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonnèrent ;
d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et comme
ils eussent regretté que l'on fît un si beau coup
sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. On se
contenta donc de jeter quelques pavés dans les portes, mais
les portes résistèrent : alors on se lassa ;
d'ailleurs ceux qui devaient être regardés comme
les chefs de l'entreprise avaient depuis un instant quitté
le groupe et s'acheminaient vers l'hôtel de M. de
Tréville, qui les attendait, déjà au
courant de cette algarade.
" Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et
tâchons de voir le roi avant qu'il soit prévenu
par le cardinal ; nous lui raconterons la chose comme une suite de
l'affaire d'hier, et les deux passeront ensemble. "
M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes
gens, s'achemina donc vers le Louvre ; mais, au grand
étonnement du capitaine des mousquetaires, on lui
annonça que le roi était allé courre
le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M. de
Tréville se fit répéter deux fois
cette nouvelle, et à chaque fois ses compagnons virent son
visage se rembrunir.
" Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait dès
hier le projet de faire cette chasse ?
- Non, Votre Excellence, répondit le valet de chambre,
c'est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait
détourné cette nuit un cerf à son
intention. Il a d'abord répondu qu'il n'irait pas, puis il
n'a pas su résister au plaisir que lui promettait cette
chasse, et après le dîner il est parti.
- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de Tréville.
- Selon toute probabilité, répondit le valet de
chambre, car j'ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Eminence,
j'ai demandé où elle allait, et l'on m'a
répondu : " A Saint-Germain. "
- Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville,
Messieurs, je verrai le roi ce soir ; mais quant à vous, je
ne vous conseille pas de vous y hasarder. "
L'avis était trop raisonnable et surtout venait d'un homme
qui connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens
essayassent de le combattre. M. de Tréville les invita donc
à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses
nouvelles.
En entrant à son hôtel, M. de Tréville
songea qu'il fallait prendre date en portant plainte le premier. Il
envoya un de ses domestiques chez M. de La Trémouille avec
une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le
garde de M. le cardinal, et de réprimander ses gens de
l'audace qu'ils avaient eue de faire leur sortie contre les
mousquetaires. Mais M. de La Trémouille,
déjà prévenu par son écuyer
dont, comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit
répondre que ce n'était ni à M. de
Tréville, ni à ses mousquetaires de se plaindre,
mais bien au contraire à lui dont les mousquetaires avaient
chargé les gens et voulu brûler l'hôtel.
Or, comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu
durer longtemps, chacun devant naturellement s'entêter dans
son opinion, M. de Tréville avisa un expédient
qui avait pour but de tout terminer : c'était d'aller
trouver lui-même M. de La Trémouille.
Il se rendit donc aussitôt à son hôtel
et se fit annoncer.
Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car, s'il n'y
avait pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous
deux étaient gens de coeur et d'honneur ; et comme M. de La
Trémouille, protestant, et voyant rarement le roi,
n'était d'aucun parti, il n'apportait en
général dans ses relations sociales aucune
prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil
quoique poli fut plus froid que d'habitude.
" Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir
à nous plaindre chacun l'un de l'autre, et je suis venu
moi-même pour que nous tirions de compagnie cette affaire au
clair.
- Volontiers, répondit M. de La Trémouille ;
mais je vous préviens que je suis bien renseigné,
et tout le tort est à vos mousquetaires.
- Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable,
Monsieur, dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la
proposition que je vais faire.
- Faites, Monsieur, j'écoute.
- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre écuyer
?
- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'épée
qu'il a reçu dans le bras, et qui n'est pas autrement
dangereux, il en a encore ramassé un autre qui lui a
traversé le poumon, de sorte que le médecin en
dit de pauvres choses.
- Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance
?
- Parfaitement.
- Parle-t-il ?
- Avec difficulté, mais il parle.
- Eh bien, Monsieur ! rendons-nous près de lui ;
adjurons-le, au nom du Dieu devant lequel il va être
appelé peut-être, de dire la
vérité. Je le prends pour juge dans sa propre
cause, Monsieur, et ce qu'il dira je le croirai. "
M. de La Trémouille réfléchit un
instant, puis, comme il était difficile de faire une
proposition plus raisonnable, il accepta.
Tous deux descendirent dans la chambre où était
le blessé. Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles
seigneurs qui venaient lui faire visite, essaya de se relever sur son
lit, mais il était trop faible, et,
épuisé par l'effort qu'il avait fait, il retomba
presque sans connaissance.
M. de La Trémouille s'approcha de lui et lui fit respirer
des sels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de
Tréville, ne voulant pas qu'on pût l'accuser
d'avoir influencé le malade, invita M. de La
Trémouille à l'interroger lui-même.
Ce qu'avait prévu M. de Tréville arriva.
Placé entre la vie et la mort comme l'était
Bernajoux, il n'eut pas même l'idée de taire un
instant la vérité, et il raconta aux deux
seigneurs les choses exactement, telles qu'elles s'étaient
passées.
C'était tout ce que voulait M. de Tréville ; il
souhaita à Bernajoux une prompte convalescence, prit
congé de M. de La Trémouille, rentra à
son hôtel et fit aussitôt prévenir les
quatre amis qu'il les attendait à dîner.
M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, toute
anticardinaliste d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula
pendant tout le dîner sur les deux échecs que
venaient d'éprouver les gardes de Son Eminence. Or, comme
d'Artagnan avait été le héros de ces
deux journées, ce fut sur lui que tombèrent
toutes les félicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui
abandonnèrent non seulement en bons camarades, mais en
hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu'ils lui
laissassent le sien.
Vers six heures, M. de Tréville annonça qu'il
était tenu d'aller au Louvre ; mais comme l'heure de
l'audience accordée par Sa Majesté
était passée, au lieu de réclamer
l'entrée par le petit escalier, il se plaça avec
les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi n'était
pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une
demi-heure à peine, mêlés à
la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et qu'on
annonça Sa Majesté.
A cette annonce, d'Artagnan se sentit frémir
jusqu'à la moelle des os. L'instant qui allait suivre
devait, selon toute probabilité, décider du reste
de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec angoisse sur
la porte par laquelle devait entrer le roi.
Louis XIII parut, marchant le premier ; il était en costume
de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un
fouet à la main. Au premier coup d'oeil, d'Artagnan jugea
que l'esprit du roi était à l'orage.
Cette disposition, toute visible qu'elle était chez Sa
Majesté, n'empêcha pas les courtisans de se ranger
sur son passage : dans les antichambres royales, mieux vaut encore
être vu d'un oeil irrité que de n'être
pas vu du tout. Les trois mousquetaires
n'hésitèrent donc pas, et firent un pas en avant,
tandis que d'Artagnan au contraire restait caché
derrière eux ; mais quoique le roi connût
personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa devant eux sans les
regarder, sans leur parler et comme s'il ne les avait jamais vus. Quant
à M. de Tréville, lorsque les yeux du roi
s'arrêtèrent un instant sur lui, il soutint ce
regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui
détourna la vue ; après quoi, tout en grommelant,
Sa Majesté rentra dans son appartement.
" Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas
encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
- Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville ; et si au
bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à
mon hôtel : car il sera inutile que vous m'attendiez plus
longtemps. "
Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt
minutes ; et voyant que M. de Tréville ne reparaissait
point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.
M. de Tréville était entré hardiment
dans le cabinet du roi, et avait trouvé Sa
Majesté de très méchante humeur,
assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce
qui ne l'avait pas empêché de lui demander avec le
plus grand flegme des nouvelles de sa santé.
" Mauvaise, Monsieur, mauvaise, répondit le roi, je
m'ennuie. "
C'était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent
prenait un de ses courtisans, l'attirait à une
fenêtre et lui disait : " Monsieur un tel, ennuyons-nous
ensemble. "
" Comment ! Votre Majesté s'ennuie ! dit M. de
Tréville. N'a-t-elle donc pas pris aujourd'hui le plaisir de
la chasse ?
- Beau plaisir, Monsieur ! Tout
dégénère, sur mon âme, et je
ne sais si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont
plus de nez. Nous lançons un cerf dix cors, nous le courons
six heures, et quand il est prêt à tenir, quand
Saint-Simon met déjà le cor à sa
bouche pour sonner l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et
s'emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai obligé de
renoncer à la chasse à courre comme j'ai
renoncé à la chasse au vol. Ah ! je suis un roi
bien malheureux, Monsieur de Tréville ! je n'avais plus
qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier.
- En effet, Sire, je comprends votre désespoir, et le
malheur est grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre
de faucons, d'éperviers et de tiercelets.
- Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s'en vont, il
n'y a plus que moi qui connaisse l'art de la vénerie.
Après moi tout sera dit, et l'on chassera avec des
traquenards, des pièges, des trappes. Si j'avais le temps
encore de former des élèves ! mais oui, M. le
cardinal est là qui ne me laisse pas un instant de repos,
qui me parle de l'Espagne, qui me parle de l'Autriche, qui me parle de
l'Angleterre ! Ah ! à propos de M. le cardinal, Monsieur de
Tréville, je suis mécontent de vous. "
M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il
connaissait le roi de longue main ; il avait compris que toutes ses
plaintes n'étaient qu'une préface, une
espèce d'excitation pour s'encourager lui-même, et
que c'était où il était
arrivé enfin qu'il en voulait venir.
" Et en quoi ai-je été assez malheureux pour
déplaire à Votre Majesté ? demanda M.
de Tréville en feignant le plus profond
étonnement.
- Est-ce ainsi que vous faites votre charge, Monsieur ? continua le
roi sans répondre directement à la question de M.
de Tréville ; est-ce pour cela que je vous ai
nommé capitaine de mes mousquetaires, que ceux- ci
assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent
brûler Paris sans que vous en disiez un mot ? Mais, au reste,
continua le roi, sans doute que je me hâte de vous accuser,
sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez
m'annoncer que justice est faite.
- Sire, répondit tranquillement M. de Tréville,
je viens vous la demander au contraire.
- Et contre qui ? s'écria le roi.
- Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.
- Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous
pas dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos
et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas
jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l'ont
pas maltraité de telle façon qu'il est probable
qu'il est en train de trépasser à cette heure !
N'allez-vous pas dire qu'ensuite ils n'ont pas fait le siège
de l'hôtel du duc de La Trémouille, et qu'ils
n'ont point voulu le brûler ! ce qui n'aurait
peut-être pas été un très
grand malheur en temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots,
mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. Dites,
n'allez-vous pas nier tout cela ?
- Et qui vous a fait ce beau récit, Sire ? demanda
tranquillement M. de Tréville.
- Qui m'a fait ce beau récit, Monsieur ! et qui voulez-vous
que ce soit, si ce n'est celui qui veille quand je dors, qui travaille
quand je m'amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors du
royaume, en France comme en Europe ?
- Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de
Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort
au-dessus de Sa Majesté.
- Non Monsieur, je veux parler du soutien de l'Etat, de mon seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
- Son Eminence n'est pas Sa Sainteté, Sire.
- Qu'entendez-vous par là, Monsieur ?
- Qu'il n'y a que le pape qui soit infaillible, et que cette
infaillibilité ne s'étend pas aux cardinaux.
- Vous voulez dire qu'il me trompe, vous voulez dire qu'il me trahit.
Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous
l'accusez.
- Non, Sire ; mais je dis qu'il se trompe lui-même ; je dis
qu'il a été mal renseigné ; je dis
qu'il a eu hâte d'accuser les mousquetaires de Votre
Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas
été puiser ses renseignements aux bonnes sources.
- L'accusation vient de M. de La Trémouille, du duc
lui-même. Que répondrez-vous à cela ?
- Je pourrais répondre, Sire, qu'il est trop
intéressé dans la question pour être un
témoin bien impartial ; mais loin de là, Sire, je
connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai
à lui, mais à une condition, Sire.
- Laquelle ?
- C'est que Votre Majesté le fera venir, l'interrogera,
mais elle-même, en tête à
tête, sans témoins, et que je reverrai Votre
Majesté aussitôt qu'elle aura reçu le
duc.
- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que
dira M. de La Trémouille ?
- Oui, Sire.
- Vous accepterez son jugement ?
- Sans doute.
- Et vous vous soumettrez aux réparations qu'il exigera ?
- Parfaitement.
- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! "
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours
à la porte, entra.
" La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille à l'instant
même me quérir M. de La Trémouille ; je
veux lui parler ce soir.
- Votre Majesté me donne sa parole qu'elle ne verra
personne entre M. de La Trémouille et moi ?
- Personne, foi de gentilhomme.
- A demain, Sire, alors.
- A demain, Monsieur.
- A quelle heure, s'il plaît à Votre
Majesté ?
- A l'heure que vous voudrez.
- Mais, en venant par trop matin, je crains de réveiller
Votre Majesté.
- Me réveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus,
Monsieur ; je rêve quelquefois, voilà tout. Venez
donc d'aussi bon matin que vous voudrez, à sept heures ;
mais gare à vous, si vos mousquetaires sont coupables !
- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront
remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d'eux selon
son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose de
plus ? qu'elle parle, je suis prêt à lui
obéir.
- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a
appelé Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, à
demain.
- Dieu garde jusque-là Votre Majesté ! "
Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal
encore ; il avait fait prévenir dès le soir
même ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver
chez lui à six heures et demie du matin. Il les emmena avec
lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur
cachant pas que leur faveur et même la sienne tenaient
à un coup de dés.
Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le
roi était toujours irrité contre eux, ils
s'éloigneraient sans être vus ; si le roi
consentait à les recevoir, on n'aurait qu'à les
faire appeler.
En arrivant dans l'antichambre particulière du roi, M. de
Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait
pas rencontré le duc de La Trémouille la veille
au soir à son hôtel, qu'il était
rentré trop tard pour se présenter au Louvre,
qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il était
à cette heure chez le roi.
Cette circonstance plut beaucoup à M. de
Tréville, qui, de cette façon, fut certain
qu'aucune suggestion étrangère ne se glisserait
entre la déposition de M. de La Trémouille et
lui.
En effet, dix minutes s'étaient à peine
écoulées, que la porte du cabinet s'ouvrit et que
M. de Tréville en vit sortir le duc de La
Trémouille, lequel vint à lui et lui dit :
" Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de
m'envoyer quérir pour savoir comment les choses
s'étaient passées hier matin à mon
hôtel. Je lui ai dit la vérité,
c'est-à-dire que la faute était à mes
gens, et que j'étais prêt à vous en
faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et
me tenir toujours pour un de vos amis.
- Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j'étais
si plein de confiance dans votre loyauté, que je n'avais pas
voulu près de Sa Majesté d'autre
défenseur que vous-même. Je vois que je ne
m'étais pas abusé, et je vous remercie de ce
qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se
tromper ce que j'ai dit de vous.
- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait
écouté tous ces compliments entre les deux portes
; seulement, dites-lui, Tréville, puisqu'il se
prétend un de vos amis, que moi aussi je voudrais
être des siens, mais qu'il me néglige ; qu'il y a
tantôt trois ans que je ne l'ai vu, et que je ne le vois que
quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont
de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-même.
- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majesté
croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de
Tréville, que ce ne sont point ceux qu'elle voit
à toute heure du jour qui lui sont le plus
dévoués.
- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant
mieux, dit le roi en s'avançant jusque sur la porte. Ah !
c'est vous, Tréville ! où sont vos mousquetaires
? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne
l'avez-vous pas fait ?
- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congé La Chesnaye va
leur dire de monter.
- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va être huit
heures, et à neuf heures j'attends une visite. Allez,
Monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville. "
Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte,
les trois mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye,
apparaissaient au haut de l'escalier.
" Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai à vous
gronder. "
Les mousquetaires s'approchèrent en s'inclinant ; d'Artagnan
les suivait par-derrière.
" Comment diable ! continua le roi ; à vous quatre, sept
gardes de Son Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop,
Messieurs, c'est trop. A ce compte-là, Son Eminence serait
forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et
moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un
par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le
répète, c'est trop, c'est beaucoup trop.
- Aussi, Sire, Votre Majesté voit qu'ils viennent tout
contrits et tout repentants lui faire leurs excuses.
- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie
point à leurs faces hypocrites ; il y a surtout
là-bas une figure de Gascon. Venez ici, Monsieur. "
D'Artagnan, qui comprit que c'était à lui que le
compliment s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus
désespéré.
" Eh bien, que me disiez-vous donc que c'était un jeune
homme ? c'est un enfant, Monsieur de Tréville, un
véritable enfant ! Et c'est celui-là qui a
donné ce rude coup d'épée à
Jussac ?
- Et ces deux beaux coups d'épée à
Bernajoux.
- Véritablement !
- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tiré des
mains de Biscarat, je n'aurais très certainement pas
l'honneur de faire en ce moment-ci ma très humble
révérence à Votre Majesté.
- Mais c'est donc un véritable démon que ce
Béarnais, ventre-saint- gris ! Monsieur de
Tréville, comme eût dit le roi mon
père. A ce métier-là, on doit trouer
force pourpoints et briser force épées. Or les
Gascons sont toujours pauvres, n'est-ce pas ?
- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvé des mines
d'or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dût bien
ce miracle en récompense de la manière dont ils
ont soutenu les prétentions du roi votre père.
- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi-
même, n'est-ce pas, Tréville, puisque je suis le
fils de mon père ? Eh bien, à la bonne heure, je
ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes
mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez,
apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la
conscience, comment cela s'est-il passé ? "
D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses
détails : comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il
éprouvait à voir Sa Majesté, il
était arrivé chez ses amis trois heures avant
l'heure de l'audience ; comment ils étaient allés
ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu'il avait
manifestée de recevoir une balle au visage, il avait
été raillé par Bernajoux, lequel avait
failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La
Trémouille, qui n'y était pour rien, de la perte
de son hôtel.
" C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a
raconté la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux
jours, et de ses plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs,
entendez-vous ! c'est assez : vous avez pris votre revanche de la rue
Férou, et au-delà ; vous devez être
satisfaits.
- Si Votre Majesté l'est, dit Tréville, nous le
sommes.
- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée
d'or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan.
Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. "
A cette époque, les idées de fierté
qui sont de mise de nos jours n'étaient point encore de
mode. Un gentilhomme recevait de la main à la main de
l'argent du roi, et n'en était pas le moins du monde
humilié. D'Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa
poche sans faire aucune façon, et en remerciant tout au
contraire grandement Sa Majesté.
" Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et
maintenant qu'il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous
l'ai dit, j'attends quelqu'un à neuf heures. Merci de votre
dévouement, Messieurs. J'y puis compter, n'est-ce pas ?
- Oh ! Sire, s'écrièrent d'une même
voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour
Votre Majesté.
- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez
plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix
pendant que les autres se retiraient, comme vous n'avez pas de place
dans les mousquetaires et que d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous
avons décidé qu'il fallait faire un noviciat,
placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts,
votre beau-frère. Ah ! pardieu ! Tréville, je me
réjouis de la grimace que va faire le cardinal : il sera
furieux, mais cela m'est égal ; je suis dans mon droit. "
Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s'en vint
rejoindre ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan
les quarante pistoles.
Et le cardinal, comme l'avait dit Sa Majesté, fut
effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna
le jeu du roi, ce qui n'empêchait pas le roi de lui faire la
plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu'il le rencontrait
de lui demander de sa voix la plus caressante :
" Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce
pauvre Jussac, qui sont à vous ? "
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Chapitre VII.
L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES.
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Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur
l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui
conseilla de commander un bon repas à la Pomme de
Pin , Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire
une maîtresse convenable.
Le repas fut exécuté le jour même, et
le laquais y servit à table. Le repas avait
été commandé par Athos, et le laquais
fourni par Porthos. C'était un Picard que le glorieux
mousquetaire avait embauché le jour même et
à cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il
faisait des ronds en crachant dans l'eau.
Porthos avait prétendu que cette occupation était
la preuve d'une organisation réfléchie et
contemplative, et il l'avait emmené sans autre
recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel
il se crut engagé, avait séduit Planchet -
c'était le nom du Picard - ; il y eut chez lui un
léger désappointement lorsqu'il vit que la place
était déjà prise par un
confrère nommé Mousqueton, et lorsque Porthos lui
eut signifié que son état de maison, quoi que
grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu'il lui fallait entrer
au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il assista au
dîner que donnait son maître et qu'il vit celui-ci
tirer en payant une poignée d'or de sa poche, il crut sa
fortune faite et remercia le Ciel d'être tombé en
la possession d'un pareil Crésus ; il
persévéra dans cette opinion
jusqu'après le festin, des reliefs duquel il
répara de longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le
lit de son maître, les chimères de Planchet
s'évanouirent. Le lit était le seul de
l'appartement, qui se composait d'une antichambre et d'une chambre
à coucher. Planchet coucha dans l'antichambre sur une
couverture tirée du lit de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se
passa depuis.
Athos, de son côté, avait un valet qu'il avait
dressé à son service d'une façon toute
particulière, et que l'on appelait Grimaud. Il
était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons
d'Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus
profonde intimité avec ses compagnons Porthos et Aramis,
ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne
l'avaient entendu rire. Ses paroles étaient
brèves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient
dire, rien de plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas
d'arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun
épisode.
Quoique Athos eût à peine trente ans et
fût d'une grande beauté de corps et d'esprit,
personne ne lui connaissait de maîtresse. Jamais il ne
parlait de femmes. Seulement il n'empêchait pas qu'on en
parlât devant lui, quoiqu'il fût facile de voir que
ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par des
mots amers et des aperçus misanthropiques, lui
était parfaitement désagréable. Sa
réserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque
un vieillard ; il avait donc, pour ne point déroger
à ses habitudes, habitué Grimaud à lui
obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des
lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances
suprêmes.
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu,
tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son
génie une grande vénération, croyait
avoir parfaitement compris ce qu'il désirait,
s'élançait pour exécuter l'ordre
reçu, et faisait précisément le
contraire. Alors Athos haussait les épaules et, sans se
mettre en colère, rossait Grimaud. Ces jours-là,
il parlait un peu.
Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout
opposé à celui d'Athos : non seulement il parlait
beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut
lui rendre cette justice, qu'on l'écoutât ou non ;
il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ;
il parlait de toutes choses excepté de sciences, excipant
à cet endroit de la haine
invétérée que depuis son enfance il
portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu'Athos, et
le sentiment de son infériorité à ce
sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent
injuste pour ce gentilhomme, qu'il s'était alors
efforcé de dépasser par ses splendides toilettes.
Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la
façon dont il rejetait la tête en
arrière et avançait le pied, Athos prenait
à l'instant même la place qui lui était
due et reléguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos
s'en consolait en remplissant l'antichambre de M. de
Tréville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses
bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment,
après avoir passé de la noblesse de robe
à la noblesse d'épée, de la robine
à la baronne, il n'était question de rien de
moins pour Porthos que d'une princesse étrangère
qui lui voulait un bien énorme.
Un vieux proverbe dit : " Tel maître, tel valet. " Passons
donc du valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud à
Mousqueton.
Mousqueton était un Normand dont son maître avait
changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus
sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il était
entré au service de Porthos à la condition qu'il
serait habillé et logé seulement, mais d'une
façon magnifique ; il ne réclamait que deux
heures par jour pour les consacrer à une industrie qui
devait suffire à pourvoir à ses autres besoins.
Porthos avait accepté le marché ; la chose lui
allait à merveille. Il faisait tailler à
Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de
rechange, et, grâce à un tailleur fort intelligent
qui lui remettait ses hardes à neuf en les retournant, et
dont la femme était soupçonnée de
vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques,
Mousqueton faisait à la suite de son maître fort
bonne figure.
Quant à Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment
exposé le caractère, caractère du
reste que, comme celui de ses compagnons, nous pourrons suivre dans son
développement, son laquais s'appelait Bazin. Grâce
à l'espérance qu'avait son maître
d'entrer un jour dans les ordres, il était toujours
vêtu de noir, comme doit l'être le serviteur d'un
homme d'Eglise. C'était un Berrichon de trente-cinq
à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant
à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son
maître, faisant à la rigueur pour deux un
dîner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet,
aveugle, sourd et d'une fidélité à
toute épreuve.
Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les
maîtres et les valets, passons aux demeures
occupées par chacun d'eux.
Athos habitait rue Férou, à deux pas du
Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres,
fort proprement meublées, dans une maison garnie dont
l'hôtesse encore jeune et véritablement encore
belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une
grande splendeur passée éclataient
çà et là aux murailles de ce modeste
logement : c'était une épée, par
exemple, richement damasquinée, qui remontait pour la
façon à l'époque de
François Ier, et dont la poignée seule,
incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir
deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande
détresse, Athos n'avait jamais consenti à engager
ni à vendre. Cette épée avait
longtemps fait l'ambition de Porthos. Porthos aurait donné
dix années de sa vie pour posséder cette
épée.
Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya
même de l'emprunter à Athos. Athos, sans rien
dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes
et chaînes d'or, il offrit tout à Porthos ; mais
quant à l'épée, lui dit-il, elle
était scellée à sa place et ne devait
la quitter que lorsque son maître quitterait
lui-même son logement. Outre son épée,
il y avait encore un portrait représentant un seigneur du
temps de Henri III, vêtu avec la plus grande
élégance, et qui portait l'ordre du Saint-Esprit,
et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes,
certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand
seigneur, chevalier des ordres du roi, était son
ancêtre.
Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux
mêmes armes que l'épée et le portrait,
faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec
le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre
sur lui. Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos
avait pu s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des
papiers : des lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute.
Porthos habitait un appartement très vaste et d'une
très somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque
fois qu'il passait avec quelque ami devant ses fenêtres,
à l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande
livrée, Porthos levait la tête et la main, et
disait : Voilà ma demeure ! Mais jamais
on ne le trouvait chez lui, jamais il n'invitait personne à
y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que
cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.
Quant à Aramis, il habitait un petit logement
composé d'un boudoir, d'une salle à manger et
d'une chambre à coucher, laquelle chambre, située
comme le reste de l'appartement au rez-de-chaussée, donnait
sur un petit jardin frais, vert, ombreux et
impénétrable aux yeux du voisinage.
Quant à d'Artagnan, nous savons comment il était
logé, et nous avons déjà fait
connaissance avec son laquais, maître Planchet.
D'Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme sont
les gens, du reste, qui ont le génie de l'intrigue, fit tous
ses efforts pour savoir ce qu'étaient au juste Athos,
Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes
gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son
grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc à Porthos pour
avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis
pour connaître Porthos.
Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie de son
silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait
qu'il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et
qu'une affreuse trahison avait empoisonné à
jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette
trahison ? Tout le monde l'ignorait.
Quant à Porthos, excepté son véritable
nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses
deux camarades, sa vie était facile à
connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à
travers lui comme à travers un cristal. La seule chose qui
eût pu égarer l'investigateur eût
été que l'on eût cru tout le bien qu'il
disait de lui.
Quant à Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret,
c'était un garçon tout confit de
mystères, répondant peu aux questions qu'on lui
faisait sur les autres, et éludant celles que l'on faisait
sur lui-même. Un jour, d'Artagnan, après l'avoir
longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit
qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse,
voulut savoir aussi à quoi s'en tenir sur les aventures
amoureuses de son interlocuteur.
" Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des
baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlé parce que Porthos
en parle lui- même, parce qu'il a crié toutes ces
belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher Monsieur
d'Artagnan, que si je les tenais d'une autre source ou qu'il me les
eût confiées, il n'y aurait pas eu de confesseur
plus discret que moi.
- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que
vous-même vous êtes assez familier avec les
armoiries, témoin certain mouchoir brodé auquel
je dois l'honneur de votre connaissance. "
Aramis, cette fois, ne se fâcha point, mais il prit son air
le plus modeste et répondit affectueusement :
" Mon cher, n'oubliez pas que je veux être d'Eglise, et que
je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne
m'avait point été confié, mais il
avait été oublié chez moi par un de
mes amis. J'ai dû le recueillir pour ne pas les compromettre,
lui et la dame qu'il aime. Quant à moi, je n'ai point et ne
veux point avoir de maîtresse, suivant en cela l'exemple
très judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi.
- Mais, que diable ! vous n'êtes pas abbé,
puisque vous êtes mousquetaire.
- Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le
cardinal, mousquetaire contre mon gré, mais homme d'Eglise
dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m'ont fourré
là-dedans pour m'occuper : j'ai eu, au moment
d'être ordonné, une petite difficulté
avec... Mais cela ne vous intéresse guère, et je
vous prends un temps précieux.
- Point du tout, cela m'intéresse fort, s'écria
d'Artagnan, et je n'ai pour le moment absolument rien à
faire.
- Oui, mais moi j'ai mon bréviaire à dire,
répondit Aramis, puis quelques vers à composer
que m'a demandés Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois passer
rue Saint-Honoré, afin d'acheter du rouge pour Mme de
Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je
suis très pressé, moi. "
Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon, et
prit congé de lui.
D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donnât, en savoir
davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire
dans le présent tout ce qu'on disait de leur
passé, espérant des
révélations plus sûres et plus
étendues de l'avenir. En attendant, il considéra
Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un
Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens était joyeuse :
Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait
jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût
sans cesse à leur service, et lorsqu'il avait
joué sur parole, il faisait toujours réveiller
son créancier à six heures du matin pour lui
payer sa dette de la veille.
Porthos avait des fougues : ces jours-là, s'il gagnait, on
le voyait insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait
complètement pendant quelques jours, après
lesquels il reparaissait le visage blême et la mine
allongée, mais avec de l'argent dans ses poches.
Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C'était bien
le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui
se pût voir... Il avait toujours besoin de travailler.
Quelquefois, au milieu d'un dîner, quand chacun, dans
l'entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation,
croyait que l'on en avait encore pour deux ou trois heures à
rester à table, Aramis regardait sa montre, se levait avec
un gracieux sourire et prenait congé de la
société, pour aller, disait-il, consulter un
casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D'autres fois, il retournait
à son logis pour écrire une thèse, et
priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant Athos souriait de ce charmant sourire
mélancolique, si bien séant à sa noble
figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait jamais qu'un
curé de village.
Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ;
il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au
logis gai comme pinson et affable envers son maître. Quand le
vent de l'adversité commença à
souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs,
c'est-à-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII
furent mangées ou à peu près, il
commença des plaintes qu'Athos trouva
nauséabondes, Porthos indécentes, et Aramis
ridicules. Athos conseilla donc à d'Artagnan de
congédier le drôle, Porthos voulait qu'on le
bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit
qu'un maître ne devait entendre que les compliments qu'on
fait de lui.
" Cela vous est bien aisé à dire, reprit
d'Artagnan : à vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui
lui défendez de parler, et qui, par conséquent,
n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; à vous,
Porthos, qui menez un train magnifique et qui êtes un dieu
pour votre valet Mousqueton ; à vous enfin, Aramis, qui,
toujours distrait par vos études théologiques,
inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin, homme
doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans
ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde,
moi, que ferai-je pour inspirer de l'affection, de la terreur ou du
respect à Planchet ?
- La chose est grave, répondirent les trois amis, c'est une
affaire d'intérieur ; il en est des valets comme des femmes,
il faut les mettre tout de suite sur le pied où l'on
désire qu'ils restent. Réfléchissez
donc. "
D'Artagnan réfléchit et se résolut
à rouer Planchet par provision, ce qui fut
exécuté avec la conscience que d'Artagnan mettait
en toutes choses ; puis, après l'avoir bien
rossé, il lui défendit de quitter son service
sans sa permission. " Car, ajouta-t-il, l'avenir ne peut me faire faute
; j'attends inévitablement des temps meilleurs. Ta fortune
est donc faite si tu restes près de moi, et je suis trop bon
maître pour te faire manquer ta fortune en t'accordant le
congé que tu me demandes. "
Cette manière d'agir donna beaucoup de respect aux
mousquetaires pour la politique de d'Artagnan. Planchet fut
également saisi d'admiration et ne parla plus de s'en aller.
La vie des quatre jeunes gens était devenue commune ;
d'Artagnan, qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa
province et tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit
aussitôt les habitudes de ses amis.
On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en
été, et l'on allait prendre le mot d'ordre et
l'air des affaires chez M. de Tréville. D'Artagnan, bien
qu'il ne fût pas mousquetaire, en faisait le service avec une
ponctualité touchante : il était toujours de
garde, parce qu'il tenait toujours compagnie à celui de ses
trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à
l'hôtel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon
camarade ; M. de Tréville, qui l'avait
apprécié du premier coup d'oeil, et qui lui
portait une véritable affection, ne cessait de le
recommander au roi.
De leur côté, les trois mousquetaires aimaient
fort leur jeune camarade. L'amitié qui unissait ces quatre
hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit
pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans
cesse courir l'un après l'autre comme des ombres ; et l'on
rencontrait toujours les inséparables se cherchant du
Luxembourg à la place Saint-Sulpice, ou de la rue du
Vieux-Colombier au Luxembourg.
En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leur
train. Un beau jour, le roi commanda à M. le chevalier des
Essarts de prendre d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes.
D'Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu'il eût voulu,
au prix de dix années de son existence, troquer contre la
casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promit cette
faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait
être abrégé au reste, si l'occasion se
présentait pour d'Artagnan de rendre quelque service au roi
ou de faire quelque action d'éclat. D'Artagnan se retira sur
cette promesse et, dès le lendemain, commença son
service.
Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde
avec d'Artagnan quand il était de garde. La compagnie de M.
le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un, le jour
où elle prit d'Artagnan.
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Chapitre VIII.
UNE INTRIGUE DE COUREUR.
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Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les
choses de ce monde, après avoir eu un commencement avaient
eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons
étaient tombés dans la gêne. D'abord
Athos avait soutenu pendant quelque temps l'association de ses propres
deniers. Porthos lui avait succédé, et,
grâce à une de ces disparitions auxquelles on
était habitué, il avait pendant près
de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin
était arrivé le tour d'Aramis, qui
s'était exécuté de bonne
grâce, et qui était parvenu, disait-il, en vendant
ses livres de théologie, à se procurer quelques
pistoles.
On eut alors, comme d'habitude, recours à M. de
Tréville, qui fit quelques avances sur la solde ; mais ces
avances ne pouvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient
déjà force comptes
arriérés, et un garde qui n'en avait pas encore.
Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout à fait, on
rassembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua.
Malheureusement, il était dans une mauvaise veine : il
perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.
Alors la gêne devint de la détresse ; on vit les
affamés suivis de leurs laquais courir les quais et les
corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les
dîners qu'ils purent trouver ; car, suivant l'avis d'Aramis,
on devait dans la prospérité semer des repas
à droite et à gauche pour en récolter
quelques-uns dans la disgrâce.
Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis
avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit
également jouir ses camarades ; Aramis en eut huit.
C'était un homme, comme on a déjà pu
s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.
Quant à d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans
la capitale, il ne trouva qu'un déjeuner de chocolat chez un
prêtre de son pays, et un dîner chez un cornette
des gardes. Il mena son armée chez le prêtre,
auquel on dévora sa provision de deux mois, et chez le
cornette, qui fit des merveilles ; mais, comme le disait Planchet, on
ne mange toujours qu'une fois, même quand on mange beaucoup.
D'Artagnan se trouva donc assez humilié de n'avoir eu qu'un
repas et demi, car le déjeuner chez le prêtre ne
pouvait compter que pour un demi-repas, à offrir
à ses compagnons en échange des festins que
s'étaient procurés Athos, Porthos et Aramis. Il
se croyait à charge à la
société, oubliant dans sa bonne foi toute
juvénile qu'il avait nourri cette
société pendant un mois, et son esprit
préoccupé se mit à travailler
activement. Il réfléchit que cette coalition de
quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et actifs devait avoir un
autre but que des promenades déhanchées, des
leçons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels.
En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes
dévoués les uns aux autres depuis la bourse
jusqu'à la vie, quatre hommes se soutenant toujours, ne
reculant jamais, exécutant isolément ou ensemble
les résolutions prises en commun ; quatre bras
menaçant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un
seul point, devaient inévitablement, soit souterrainement,
soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée, soit
par la ruse, soit par la force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils
voulaient atteindre, si bien défendu ou si
éloigné qu'il fût. La seule chose qui
étonnât d'Artagnan, c'est que ses compagnons
n'eussent point songé à cela.
Il y songeait, lui, et sérieusement même, se
creusant la cervelle pour trouver une direction à cette
force unique quatre fois multipliée avec laquelle il ne
doutait pas que, comme avec le levier que cherchait
Archimède, on ne parvînt à soulever le
monde, - lorsque l'on frappa doucement à la porte.
D'Artagnan réveilla Planchet et lui ordonna d'aller ouvrir.
Que de cette phrase : d'Artagnan réveilla Planchet, le
lecteur n'aille pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour
n'était point encore venu. Non ! quatre heures venaient de
sonner. Planchet, deux heures auparavant, était venu
demander à dîner à son
maître, lequel lui avait répondu par le proverbe :
" Qui dort dîne. " Et Planchet dînait en dormant.
Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un
bourgeois.
Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre la
conversation ; mais le bourgeois déclara à
d'Artagnan que ce qu'il avait à lui dire étant
important et confidentiel, il désirait demeurer en
tête à tête avec lui.
D'Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.
Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se
regardèrent comme pour faire une connaissance
préalable, après quoi d'Artagnan s'inclina en
signe qu'il écoutait.
" J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort
brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il jouit
à juste titre m'a décidé à
lui confier un secret.
- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan, qui d'instinct flaira
quelque chose d'avantageux.
Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua :
" J'ai ma femme qui est lingère chez la reine, Monsieur, et
qui ne manque ni de sagesse, ni de beauté. On me l'a fait
épouser voilà bientôt trois ans,
quoiqu'elle n'eût qu'un petit avoir, parce que M. de La
Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la
protège...
- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan.
- Eh bien, reprit le bourgeois, Eh bien, Monsieur, ma femme a
été enlevée hier matin, comme elle
sortait de sa chambre de travail.
- Et par qui votre femme a-t-elle été
enlevée ?
- Je n'en sais rien sûrement, Monsieur, mais je
soupçonne quelqu'un.
- Et quelle est cette personne que vous soupçonnez ?
- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
- Diable !
- Mais voulez-vous que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois,
je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de politique dans
tout cela.
- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort
réfléchi, et que soupçonnez-vous ?
- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je
soupçonne...
- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument
rien, moi. C'est vous qui êtes venu. C'est vous qui m'avez
dit que vous aviez un secret à me confier. Faites donc
à votre guise, il est encore temps de vous retirer.
- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnête jeune
homme, et j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas
à cause de ses amours que ma femme a
été arrêtée, mais
à cause de celles d'une plus grande dame qu'elle.
- Ah ! ah ! serait-ce à cause des amours de Mme de
Bois-Tracy ? fit d'Artagnan, qui voulut avoir l'air,
vis-à-vis de son bourgeois, d'être au courant des
affaires de la cour.
- Plus haut, Monsieur, plus haut.
- De Mme d'Aiguillon ?
- Plus haut encore.
- De Mme de Chevreuse ?
- Plus haut, beaucoup plus haut !
- De la... d'Artagnan s'arrêta.
- Oui, Monsieur, répondit si bas, qu'à peine si
on put l'entendre, le bourgeois épouvanté.
- Et avec qui ?
- Avec qui cela peut-il être, si ce n'est avec le duc de...
- Le duc de...
- Oui, Monsieur ! répondit le bourgeois, en donnant
à sa voix une intonation plus sourde encore.
- Mais comment savez-vous tout cela, vous ?
- Ah ! comment je le sais ?
- Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou... vous
comprenez.
- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-même.
- Qui le sait, elle, par qui ?
- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle était
la filleule de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine ? Eh
bien, M. de La Porte l'avait mise près de Sa
Majesté pour que notre pauvre reine au moins eût
quelqu'un à qui se fier, abandonnée comme elle
l'est par le roi, espionnée comme elle l'est par le
cardinal, trahie comme elle l'est par tous.
- Ah ! ah ! voilà qui se dessine, dit d'Artagnan.
- Or ma femme est venue il y a quatre jours, Monsieur ; une de ses
conditions était qu'elle devait me venir voir deux fois la
semaine ; car, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma femme
m'aime beaucoup ; ma femme est donc venue, et m'a confié que
la reine, en ce moment- ci, avait de grandes craintes.
- Vraiment ?
- Oui, M. le cardinal, à ce qu'il paraît, la
poursuit et la persécute plus que jamais. Il ne peut pas lui
pardonner l'histoire de la sarabande. Vous savez l'histoire de la
sarabande ?
- Pardieu, si je la sais ! répondit d'Artagnan, qui ne
savait rien du tout, mais qui voulait avoir l'air d'être au
courant.
- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de la
vengeance.
- Vraiment ?
- Et la reine croit...
- Eh bien, que croit la reine ?
- Elle croit qu'on a écrit à M. le duc de
Buckingham en son nom.
- Au nom de la reine ?
- Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois venu
à Paris, pour l'attirer dans quelque piège.
- Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur, qu'a-t-elle
à faire dans tout cela ?
- On connaît son dévouement pour la reine, et
l'on veut ou l'éloigner de sa maîtresse, ou
l'intimider pour avoir les secrets de Sa Majesté, ou la
séduire pour se servir d'elle comme d'un espion.
- C'est probable, dit d'Artagnan ; mais l'homme qui l'a
enlevée, le connaissez-vous ?
- Je vous ai dit que je croyais le connaître.
- Son nom ?
- Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c'est que c'est une
créature du cardinal, son âme damnée.
- Mais vous l'avez vu ?
- Oui, ma femme me l'a montré un jour.
- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître ?
- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint
basané, oeil perçant, dents blanches et une
cicatrice à la tempe.
- Une cicatrice à la tempe ! s'écria d'Artagnan,
et avec cela dents blanches, oeil perçant, teint
basané, poil noir, et haute mine ; c'est mon homme de Meung
!
- C'est votre homme, dites-vous ?
- Oui, oui ; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me
trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre homme est
le mien, je ferai d'un coup deux vengeances, voilà tout ;
mais où rejoindre cet homme ?
- Je n'en sais rien.
- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ?
- Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en
sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir.
- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par
qui avez-vous su l'enlèvement de votre femme ?
- Par M. de La Porte.
- Vous a-t-il donné quelque détail ?
- Il n'en avait aucun.
- Et vous n'avez rien appris d'un autre côté ?
- Si fait, j'ai reçu...
- Quoi ?
- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ?
- Vous revenez encore là-dessus ; cependant je vous ferai
observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.
- Aussi je ne recule pas, mordieu ! s'écria le bourgeois en
jurant pour se monter la tête. D'ailleurs, foi de
Bonacieux...
- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan.
- Oui, c'est mon nom.
- Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai
interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'était pas
inconnu.
- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriétaire.
- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en se soulevant à demi et en
saluant, vous êtes mon propriétaire ?
- Oui, Monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous
êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes
occupations vous avez oublié de me payer mon loyer ; comme,
dis-je, je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j'ai
pensé que vous auriez égard à ma
délicatesse.
- Comment donc ! mon cher Monsieur Bonacieux, reprit d'Artagnan,
croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil
procédé, et que, comme je vous l'ai dit, si je
puis vous être bon à quelque chose...
- Je vous crois, Monsieur, je vous crois, et comme j'allais vous le
dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous .
- Achevez donc ce que vous avez commencé à me
dire. "
Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta
à d'Artagnan.
" Une lettre ! fit le jeune homme.
- Que j'ai reçue ce matin. "
D'Artagnan l'ouvrit, et comme le jour commençait
à baisser, il s'approcha de la fenêtre. Le
bourgeois le suivit.
" Ne cherchez pas votre femme, lut d'Artagnan, elle vous sera rendue
quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous faites une seule
démarche pour la retrouver, vous êtes perdu. "
" Voilà qui est positif, continua d'Artagnan ; mais
après tout, ce n'est qu'une menace.
- Oui, mais cette menace m'épouvante ; moi, Monsieur, je ne
suis pas homme d'épée du tout, et j'ai peur de la
Bastille.
- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la
Bastille que vous, moi. S'il ne s'agissait que d'un coup
d'épée, passe encore.
- Cependant, Monsieur, j'avais bien compté sur vous dans
cette occasion.
- Oui ?
- Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires
à l'air fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires
étaient ceux de M. de Tréville, et par
conséquent des ennemis du cardinal, j'avais pensé
que vous et vos amis, tout en rendant justice à notre pauvre
reine, seriez enchantés de jouer un mauvais tour
à Son Eminence.
- Sans doute.
- Et puis j'avais pensé que, me devant trois mois de loyer
dont je ne vous ai jamais parlé...
- Oui, oui, vous m'avez déjà donné
cette raison, et je la trouve excellente.
- Comptant de plus, tant que vous me ferez l'honneur de rester chez
moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir...
- Très bien.
- Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir
une cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité,
vous vous trouviez gêné en ce moment.
- A merveille ; mais vous êtes donc riche, mon cher Monsieur
Bonacieux ?
- Je suis à mon aise, Monsieur, c'est le mot ; j'ai
amassé quelque chose comme deux ou trois mille
écus de rente dans le commerce de la mercerie, et surtout en
plaçant quelques fonds sur le dernier voyage du
célèbre navigateur Jean Mocquet ; de sorte que,
vous comprenez, Monsieur... Ah ! mais... s'écria le
bourgeois.
- Quoi ? demanda d'Artagnan.
- Que vois-je là ?
- Où ?
- Dans la rue, en face de vos fenêtres, dans l'embrasure de
cette porte : un homme enveloppé dans un manteau.
- C'est lui ! s'écrièrent à la fois
d'Artagnan et le bourgeois, chacun d'eux en même temps ayant
reconnu son homme.
- Ah ! cette fois-ci, s'écria d'Artagnan en sautant sur son
épée, cette fois-ci, il ne m'échappera
pas. "
Et tirant son épée du fourreau, il se
précipita hors de l'appartement.
Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils
s'écartèrent, d'Artagnan passa entre eux comme un
trait.
" Ah çà, où cours-tu ainsi ? lui
crièrent à la fois les deux mousquetaires.
- L'homme de Meung ! " répondit d'Artagnan, et il disparut.
D'Artagnan avait plus d'une fois raconté à ses
amis son aventure avec l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle
voyageuse à laquelle cet homme avait paru confier une si
importante missive.
L'avis d'Athos avait été que d'Artagnan avait
perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui - et, au
portrait que d'Artagnan avait fait de l'inconnu, ce ne pouvait
être qu'un gentilhomme -, un gentilhomme devait
être incapable de cette bassesse, de voler une lettre.
Porthos n'avait vu dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux
donné par une dame à un cavalier ou par un
cavalier à une dame, et qu'était venue troubler
la présence de d'Artagnan et de son cheval jaune.
Aramis avait dit que ces sortes de choses étant
mystérieuses, mieux valait ne les point approfondir.
Ils comprirent donc, sur les quelques mots
échappés à d'Artagnan, de quelle
affaire il était question, et comme ils pensèrent
qu'après avoir rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue,
d'Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils
continuèrent leur chemin.
Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre de d'Artagnan, la
chambre était vide : le propriétaire, craignant
les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le
jeune homme et l'inconnu, avait, par suite de l'exposition qu'il avait
faite lui-même de son caractère, jugé
qu'il était prudent de décamper.
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Chapitre IX.
D'ARTAGNAN SE DESSINE.
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Comme l'avaient prévu Athos et Porthos, au bout d'une
demi-heure d'Artagnan rentra. Cette fois encore il avait
manqué son homme, qui avait disparu comme par enchantement.
D'Artagnan avait couru, l'épée à la
main, toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien
trouvé qui ressemblât à celui qu'il
cherchait, puis enfin il en était revenu à la
chose par laquelle il aurait dû commencer
peut-être, et qui était de frapper à la
porte contre laquelle l'inconnu était appuyé ;
mais c'était inutilement qu'il avait dix ou douze fois de
suite fait résonner le marteau, personne n'avait
répondu, et des voisins qui, attirés par le
bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou
avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient
assuré que cette maison, dont au reste toutes les ouvertures
étaient closes, était depuis six mois
complètement inhabitée.
Pendant que d'Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis
avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu'en revenant chez lui,
d'Artagnan trouva la réunion au grand complet.
" Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer
d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversée
par la colère.
- Eh bien, s'écria celui-ci en jetant son
épée sur le lit, il faut que cet homme soit le
diable en personne ; il a disparu comme un fantôme, comme une
ombre, comme un spectre.
- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos à Porthos.
- Moi, je ne crois que ce que j'ai vu, et comme je n'ai jamais vu
d'apparitions, je n'y crois pas.
- La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d'y croire : l'ombre de
Samuel apparut à Saül, et c'est un article de foi
que je serais fâché de voir mettre en doute,
Porthos.
- Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou
réalité, cet homme est né pour ma
damnation, car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe,
Messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et
peut-être plus à gagner.
- Comment cela ? " dirent à la fois Porthos et Aramis.
Quant à Athos, fidèle à son
système de mutisme, il se contenta d'interroger d'Artagnan
du regard.
" Planchet, dit d'Artagnan à son domestique, qui passait en
ce moment la tête par la porte
entrebâillée pour tâcher de surprendre
quelques bribes de la conversation, descendez chez mon
propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une
demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c'est celui que je
préfère.
- Ah çà, mais vous avez donc crédit
ouvert chez votre propriétaire ? demanda Porthos.
- Oui, répondit d'Artagnan, à compter
d'aujourd'hui, et soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui
en enverrons quérir d'autre.
- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
- J'ai toujours dit que d'Artagnan était la forte
tête de nous quatre, fit Athos, qui, après avoir
émis cette opinion à laquelle d'Artagnan
répondit par un salut, retomba aussitôt dans son
silence accoutumé.
- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos.
- Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à moins
que l'honneur de quelque dame ne se trouve
intéressé à cette confidence,
à ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
- Soyez tranquilles, répondit d'Artagnan, l'honneur de
personne n'aura à se plaindre de ce que j'ai à
vous dire. "
Et alors il raconta mot à mot à ses amis ce qui
venait de se passer entre lui et son hôte, et comment l'homme
qui avait enlevé la femme du digne propriétaire
était le même avec lequel il avait eu maille
à partir à l'hôtellerie du Franc
Meunier .
" Votre affaire n'est pas mauvaise, dit Athos après avoir
goûté le vin en connaisseur et indiqué
d'un signe de tête qu'il le trouvait bon, et l'on pourra
tirer de ce brave homme cinquante à soixante pistoles.
Maintenant, reste à savoir si cinquante à
soixante pistoles valent la peine de risquer quatre têtes.
- Mais faites attention, s'écria d'Artagnan, qu'il y a une
femme dans cette affaire, une femme enlevée, une femme qu'on
menace sans doute, qu'on torture peut-être, et tout cela
parce qu'elle est fidèle à sa maîtresse
!
- Prenez garde, d'Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous
échauffez un peu trop, à mon avis, sur le sort de
Mme Bonacieux. La femme a été
créée pour notre perte, et c'est d'elle que nous
viennent toutes nos misères. "
Athos, à cette sentence d'Aramis, fronça le
sourcil et se mordit les lèvres.
" Ce n'est point de Mme Bonacieux que je m'inquiète,
s'écria d'Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne,
que le cardinal persécute, et qui voit tomber, les unes
après les autres, les têtes de tous ses amis.
- Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au
monde, les Espagnols et les Anglais ?
- L'Espagne est sa patrie, répondit d'Artagnan, et il est
tout simple qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la
même terre qu'elle. Quant au second reproche que vous lui
faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non pas les Anglais, mais un
Anglais.
- Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais
était bien digne d'être aimé. Je n'ai
jamais vu un plus grand air que le sien.
- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos.
J'étais au Louvre le jour où il a semé
ses perles, et pardieu ! j'en ai ramassé deux que j'ai bien
vendues dix pistoles pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu ?
- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'étais de ceux qui
l'ont arrêté dans le jardin d'Amiens,
où m'avait introduit M. de Putange, l'écuyer de
la reine. J'étais au séminaire à cette
époque, et l'aventure me parut cruelle pour le roi.
- Ce qui ne m'empêcherait pas, dit d'Artagnan, si je savais
où est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de
le conduire près de la reine, ne fût-ce que pour
faire enrager M. le cardinal ; car notre véritable, notre
seul, notre éternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal, et
si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel,
j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tête.
- Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d'Artagnan, que la reine
pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ?
- Elle en a peur.
- Attendez donc, dit Aramis.
- Quoi ? demanda Porthos.
- Allez toujours, je cherche à me rappeler des
circonstances.
- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que
l'enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux
événements dont nous parlons, et
peut-être à la présence de M. de
Buckingham à Paris.
- Le Gascon est plein d'idées, dit Porthos avec admiration.
- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse.
- Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.
- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis.
- Hier je me trouvais chez un savant docteur en théologie
que je consulte quelquefois pour mes études... "
Athos sourit.
" Il habite un quartier désert, continua Aramis : ses
goûts, sa profession l'exigent. Or, au moment où
je sortais de chez lui... "
Ici Aramis s'arrêta.
" Eh bien ? demandèrent ses auditeurs, au moment
où vous sortiez de chez lui ? "
Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un homme
qui, en plein courant de mensonge, se voit arrêter par
quelque obstacle imprévu ; mais les yeux de ses trois
compagnons étaient fixés sur lui, leurs oreilles
attendaient béantes, il n'y avait pas moyen de reculer.
" Ce docteur a une nièce, continua Aramis.
- Ah ! il a une nièce ! interrompit Porthos.
- Dame fort respectable " , dit Aramis.
Les trois amis se mirent à rire.
" Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez
rien.
- Nous sommes croyants comme des mahométistes et muets
comme des catafalques, dit Athos.
- Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient
quelquefois voir son oncle ; or elle s'y trouvait hier en
même temps que moi, par hasard, et je dus m'offrir pour la
conduire à son carrosse.
- Ah ! elle a un carrosse, la nièce du docteur ?
interrompit Porthos, dont un des défauts était
une grande incontinence de langue ; belle connaissance, mon ami.
- Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait
observer plus d'une fois que vous êtes fort indiscret, et que
cela vous nuit près des femmes.
- Messieurs, Messieurs, s'écria d'Artagnan, qui entrevoyait
le fond de l'aventure, la chose est sérieuse ;
tâchons donc de ne pas plaisanter si nous pouvons. Allez,
Aramis, allez.
- Tout à coup, un homme grand, brun, aux
manières de gentilhomme... , tenez, dans le genre du
vôtre, d'Artagnan.
- Le même peut-être, dit celui-ci.
- C'est possible, continua Aramis, ... s'approcha de moi,
accompagné de cinq ou six hommes qui le suivaient
à dix pas en arrière, et du ton le plus poli :
" Monsieur le duc, me dit-il, et vous, Madame " , continua-t-il en
s'adressant à la dame que j'avais sous le bras...
- A la nièce du docteur ?
- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous êtes
insupportable.
- " Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans " essayer la
moindre résistance, sans faire le moindre bruit. "
- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'écria d'Artagnan.
- Je le crois, répondit Aramis.
- Mais cette dame ? demanda Porthos.
- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan.
- Justement, répondit Aramis.
- Le Gascon est le diable ! s'écria Athos, rien ne lui
échappe.
- Le fait est, dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et a quelque
chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que
l'habit de mousquetaire...
- J'avais un manteau énorme, dit Aramis.
- Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur
craint que tu ne sois reconnu ?
- Je comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit
laissé prendre par la tournure ; mais le visage...
- J'avais un grand chapeau, dit Aramis.
- Oh ! mon Dieu, s'écria Porthos, que de
précautions pour étudier la théologie
!
- Messieurs, Messieurs, dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps
à badiner ; éparpillons-nous et cherchons la
femme du mercier, c'est la clef de l'intrigue.
- Une femme de condition si inférieure ! vous croyez,
d'Artagnan ? fit Porthos en allongeant les lèvres avec
mépris.
- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne
vous l'ai-je pas dit, Messieurs ? Et d'ailleurs, c'est
peut-être un calcul de Sa Majesté d'avoir
été, cette fois, chercher ses appuis si bas. Les
hautes têtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.
- Eh bien, dit Porthos, faites d'abord prix avec le mercier, et bon
prix.
- C'est inutile, dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne nous paie
pas, nous serons assez payés d'un autre
côté. "
En ce moment, un bruit précipité de pas retentit
dans l'escalier, la porte s'ouvrit avec fracas, et le malheureux
mercier s'élança dans la chambre où se
tenait le conseil.
" Ah ! Messieurs, s'écria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel,
sauvez-moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrêter
; sauvez-moi, sauvez-moi ! "
Porthos et Aramis se levèrent.
" Un moment, s'écria d'Artagnan en leur faisant signe de
repousser au fourreau leurs épées à
demi tirées ; un moment, ce n'est pas du courage qu'il faut
ici, c'est de la prudence.
- Cependant, s'écria Porthos, nous ne laisserons pas...
- Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le
répète, la forte tête de nous tous, et
moi, pour mon compte, je déclare que je lui
obéis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. "
En ce moment, les quatre gardes apparurent à la porte de
l'antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et
l'épée au côté,
hésitèrent à aller plus loin.
" Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ; vous êtes ici
chez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi
et de M. le cardinal.
- Alors, Messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que
nous exécutions les ordres que nous avons reçus ?
demanda celui qui paraissait le chef de l'escouade.
- Au contraire, Messieurs, et nous vous prêterions
main-forte, si besoin était.
- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
- Tu es un niais, dit Athos, silence !
- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier.
- Nous ne pouvons vous sauver qu'en restant libres,
répondit rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous
faisons mine de vous défendre, on nous arrête avec
vous.
- Il me semble, cependant...
- Venez, Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai aucun
motif de défendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la
première fois, et encore à quelle occasion, il
vous le dira lui-même, pour me venir réclamer le
prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ?
Répondez !
- C'est la vérité pure, s'écria le
mercier, mais Monsieur ne vous dit pas...
- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout,
ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez,
Messieurs, emmenez cet homme ! "
Et d'Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des
gardes, en lui disant :
" Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de
l'argent, à moi ! à un mousquetaire ! En prison,
Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous
clef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer. "
Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent
leur proie.
Au moment où ils descendaient, d'Artagnan frappa sur
l'épaule du chef :
" Ne boirai-je pas à votre santé et vous
à la mienne ? dit-il, en remplissant deux verres du vin de
Beaugency qu'il tenait de la libéralité de M.
Bonacieux.
- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
- Donc, à la vôtre, Monsieur... comment vous
nommez-vous ?
- Boisrenard.
- Monsieur Boisrenard !
- A la vôtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous,
à votre tour, s'il vous plaît ?
- D'Artagnan.
- A la vôtre, Monsieur d'Artagnan !
- Et par-dessus toutes celles-là, s'écria
d'Artagnan comme emporté par son enthousiasme, à
celle du roi et du cardinal. "
Le chef des sbires eût peut-être douté
de la sincérité de d'Artagnan, si le vin
eût été mauvais ; mais le vin
était bon, il fut convaincu.
" Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là ?
dit Porthos lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et
que les quatre amis se retrouvèrent seuls. Fi donc ! quatre
mousquetaires laisser arrêter au milieu d'eux un malheureux
qui crie à l'aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors !
- Porthos, dit Aramis, Athos t'a déjà
prévenu que tu étais un niais, et je me range de
son avis. D'Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu seras
à la place de M. de Tréville, je te demande ta
protection pour me faire avoir une abbaye.
- Ah çà, je m'y perds, dit Porthos, vous
approuvez ce que d'Artagnan vient de faire ?
- Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j'approuve ce
qu'il vient de faire, mais encore je l'en félicite.
- Et maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la peine
d'expliquer sa conduite à Porthos, tous pour un, un pour
tous, c'est notre devise, n'est-ce pas ?
- Cependant... dit Porthos.
- Etends la main et jure ! " s'écrièrent
à la fois Athos et Aramis.
Vaincu par l'exemple, maugréant tout bas, Porthos
étendit la main, et les quatre amis
répétèrent d'une seule voix la formule
dictée par d'Artagnan :
" Tous pour un, un pour tous. "
" C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan
comme s'il n'avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et
attention, car à partir de ce moment, nous voilà
aux prises avec le cardinal. "
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Chapitre X.
UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE.
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L'invention de la souricière ne date pas de nos jours ;
dès que les sociétés, en se formant,
eurent inventé une police quelconque, cette police,
à son tour, inventa les souricières.
Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas
familiarisés encore avec l'argot de la rue de
Jérusalem, et que c'est, depuis que nous écrivons
- et il y a quelque quinze ans de cela -, la première fois
que nous employons ce mot appliqué à cette chose,
expliquons-leur ce que c'est qu'une souricière.
Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a
arrêté un individu soupçonné
d'un crime quelconque, on tient secrète l'arrestation ; on
place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la première
pièce, on ouvre la porte à tous ceux qui
frappent, on la referme sur eux et on les arrête ; de cette
façon, au bout de deux ou trois jours, on tient à
peu près tous les familiers de l'établissement.
Voilà ce que c'est qu'une souricière.
On fit donc une souricière de l'appartement de
maître Bonacieux, et quiconque y apparut fut pris et
interrogé par les gens de M. le cardinal. Il va sans dire
que, comme une allée particulière conduisait au
premier étage qu'habitait d'Artagnan, ceux qui venaient chez
lui étaient exemptés de toutes visites.
D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils
s'étaient mis en quête chacun de son
côté, et n'avaient rien trouvé, rien
découvert. Athos avait été
même jusqu'à questionner M. de
Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne
mousquetaire, avait fort étonné son capitaine.
Mais M. de Tréville ne savait rien, sinon que, la
dernière fois qu'il avait vu le cardinal, le roi et la
reine, le cardinal avait l'air fort soucieux, que le roi
était inquiet, et que les yeux rouges de la reine
indiquaient qu'elle avait veillé ou pleuré. Mais
cette dernière circonstance l'avait peu frappé,
la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
M. de Tréville recommanda en tout cas à Athos le
service du roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la
même recommandation à ses camarades.
Quant à d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait
converti sa chambre en observatoire. Des fenêtres il voyait
arriver ceux qui venaient se faire prendre ; puis, comme il avait
ôté les carreaux du plancher, qu'il avait
creusé le parquet et qu'un simple plafond le
séparait de la chambre au-dessous, où se
faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait
entre les inquisiteurs et les accusés.
Les interrogatoires, précédés d'une
perquisition minutieuse opérée sur la personne
arrêtée, étaient presque toujours ainsi
conçus :
" Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour
quelque autre personne ?
- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour
quelque autre personne ?
- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ?
"
" S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi, se
dit à lui-même d'Artagnan. Maintenant, que
cherchent-ils à savoir ? Si le duc de Buckingham ne se
trouve point à Paris et s'il n'a pas eu ou s'il ne doit
point avoir quelque entrevue avec la reine. "
D'Artagnan s'arrêta à cette idée, qui,
d'après tout ce qu'il avait entendu, ne manquait pas de
probabilité.
En attendant, la souricière était en permanence,
et la vigilance de d'Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos
venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de
Tréville, comme neuf heures venaient de sonner, et comme
Planchet, qui n'avait pas encore fait le lit, commençait sa
besogne, on entendit frapper à la porte de la rue ;
aussitôt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un
venait de se prendre à la souricière.
D'Artagnan s'élança vers l'endroit
décarrelé, se coucha ventre à terre et
écouta.
Des cris retentirent bientôt, puis des
gémissements qu'on cherchait à
étouffer. D'interrogatoire, il n'en était pas
question.
" Diable ! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la
fouille, elle résiste, - on la violente, - les
misérables ! "
Et d'Artagnan, malgré sa prudence, se tenait à
quatre pour ne pas se mêler à la scène
qui se passait au-dessous de lui.
" Mais je vous dis que je suis la maîtresse de la maison,
Messieurs ; je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que
j'appartiens à la reine ! " s'écriait la
malheureuse femme.
" Mme Bonacieux ! murmura d'Artagnan ; serais-je assez heureux pour
avoir trouvé ce que tout le monde cherche ? "
" C'est justement vous que nous attendions " , reprirent les
interrogateurs.
La voix devint de plus en plus étouffée : un
mouvement tumultueux fit retentir les boiseries. La victime
résistait autant qu'une femme peut résister
à quatre hommes.
" Pardon, Messieurs, par... " , murmura la voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulés.
" Ils la bâillonnent, ils vont l'entraîner,
s'écria d'Artagnan en se redressant comme par un ressort.
Mon épée ; bon, elle est à mon
côté. Planchet !
- Monsieur ?
- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera
sûrement chez lui, peut-être tous les trois
seront-ils rentrés. Qu'ils prennent des armes, qu'ils
viennent, qu'ils accourent. Ah ! je me souviens, Athos est chez M. de
Tréville.
- Mais où allez-vous, Monsieur, où allez-vous ?
- Je descends par la fenêtre, s'écria d'Artagnan,
afin d'être plus tôt arrivé ; toi,
remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et cours
où je te dis.
- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'écria
Planchet.
- Tais-toi, imbécile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de
la main au rebord de sa fenêtre, il se laissa tomber du
premier étage, qui heureusement n'était pas
élevé, sans se faire une écorchure.
Puis il alla aussitôt frapper à la porte en
murmurant :
" Je vais me faire prendre à mon tour dans la
souricière, et malheur aux chats qui se frotteront
à pareille souris. "
A peine le marteau eut-il résonné sous la main du
jeune homme, que le tumulte cessa, que des pas
s'approchèrent, que la porte s'ouvrit, et que d'Artagnan,
l'épée nue, s'élança dans
l'appartement de maître Bonacieux, dont la porte, sans doute
mue par un ressort, se referma d'elle-même sur lui.
Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et
les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des
trépignements, un cliquetis d'épées et
un bruit prolongé de meubles. Puis, un moment
après, ceux qui, surpris par ce bruit, s'étaient
mis aux fenêtres pour en connaître la cause, purent
voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir non
pas en sortir, mais s'envoler comme des corbeaux
effarouchés, laissant par terre et aux angles des tables des
plumes de leurs ailes, c'est-à-dire des loques de leurs
habits et des bribes de leurs manteaux.
D'Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine, il faut
le dire, car un seul des alguazils était armé,
encore se défendit-il pour la forme. Il est vrai que les
trois autres avaient essayé d'assommer le jeune homme avec
les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois
égratignures faites par la flamberge du Gascon les avaient
épouvantés. Dix minutes avaient suffi
à leur défaite et d'Artagnan était
resté maître du champ de bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le
sang-froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps
d'émeutes et de rixes perpétuelles, les
refermèrent dès qu'ils eurent vu s'enfuir les
quatre hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment,
tout était fini.
D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
D'Artagnan, resté seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers
elle : la pauvre femme était renversée sur un
fauteuil et à demi évanouie. D'Artagnan l'examina
d'un coup d'oeil rapide.
C'était une charmante femme de vingt-cinq à
vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez
légèrement retroussé, des dents
admirables, un teint marbré de rose et d'opale.
Là cependant s'arrêtaient les signes qui pouvaient
la faire confondre avec une grande dame. Les mains étaient
blanches, mais sans finesse : les pieds n'annonçaient pas la
femme de qualité. Heureusement, d'Artagnan n'en
était pas encore à se préoccuper de
ces détails.
Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en était
aux pieds, comme nous l'avons dit, il vit à terre un fin
mouchoir de batiste, qu'il ramassa selon son habitude, et au coin
duquel il reconnut le même chiffre qu'il avait vu au mouchoir
qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis.
Depuis ce temps, d'Artagnan se méfiait des mouchoirs
armoriés ; il remit donc sans rien dire celui qu'il avait
ramassé dans la poche de Mme Bonacieux. En ce moment, Mme
Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec
terreur autour d'elle, vit que l'appartement était vide, et
qu'elle était seule avec son libérateur. Elle lui
tendit aussitôt les mains en souriant. Mme Bonacieux avait le
plus charmant sourire du monde.
" Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvée ;
permettez- moi que je vous remercie.
- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme
eût fait à ma place, vous ne me devez donc aucun
remerciement.
- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espère vous prouver que
vous n'avez pas rendu service à une ingrate. Mais que me
voulaient donc ces hommes, que j'ai pris d'abord pour des voleurs, et
pourquoi M. Bonacieux n'est- il point ici ?
- Madame, ces hommes étaient bien autrement dangereux que
ne pourraient être des voleurs, car ce sont des agents de M.
le cardinal, et quant à votre mari, M. Bonacieux, il n'est
point ici parce qu'hier on est venu le prendre pour le conduire
à la Bastille.
- Mon mari à la Bastille ! s'écria Mme
Bonacieux, oh ! mon Dieu ! qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme !
lui, l'innocence même ! "
Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure
encore tout effrayée de la jeune femme.
" Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime
est d'avoir à la fois le bonheur et le malheur
d'être votre mari.
- Mais, Monsieur, vous savez donc...
- Je sais que vous avez été enlevée,
Madame.
- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.
- Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux
noirs, au teint basané, avec une cicatrice à la
tempe gauche.
- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ?
- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore.
- Et mon mari savait-il que j'avais été
enlevée ?
- Il en avait été prévenu par une
lettre que lui avait écrite le ravisseur lui-même.
- Et soupçonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras,
la cause de cet événement ?
- Il l'attribuait, je crois, à une cause politique.
- J'en ai douté d'abord, et maintenant je le pense comme
lui. Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas
soupçonnée un seul instant... ?
- Ah ! loin de là, Madame, il était trop fier de
votre sagesse et surtout de votre amour. "
Un second sourire presque imperceptible effleura les lèvres
rosées de la belle jeune femme.
" Mais, continua d'Artagnan, comment vous êtes-vous enfuie ?
- J'ai profité d'un moment où l'on m'a
laissée seule, et comme je savais depuis ce matin
à quoi m'en tenir sur mon enlèvement,
à l'aide de mes draps je suis descendue par la
fenêtre ; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis
accourue.
- Pour vous mettre sous sa protection ?
- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il était
incapable de me défendre ; mais comme il pouvait nous servir
à autre chose, je voulais le prévenir.
- De quoi ?
- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, Madame, si, tout garde que je
suis, je vous rappelle à la prudence), d'ailleurs je crois
que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences.
Les hommes que j'ai mis en fuite vont revenir avec main-forte ; s'ils
nous retrouvent ici, nous sommes perdus. J'ai bien fait
prévenir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura
trouvés chez eux !
- Oui, oui, vous avez raison, s'écria Mme Bonacieux
effrayée ; fuyons, sauvons-nous. "
A ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et
l'entraîna vivement.
" Mais où fuir ? dit d'Artagnan, où nous sauver ?
- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis après nous
verrons. "
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de
refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs,
s'engagèrent dans la rue des
Fossés-Monsieur-le-Prince et ne
s'arrêtèrent qu'à la place
Saint-Sulpice.
" Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et
où voulez-vous que je vous conduise ?
- Je suis fort embarrassée de vous répondre, je
vous l'avoue, dit Mme Bonacieux ; mon intention était de
faire prévenir M. de La Porte par mon mari, afin que M. de
La Porte pût nous dire précisément ce
qui s'était passé au Louvre depuis trois jours,
et s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y présenter.
- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prévenir M. de La
Porte.
- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur : c'est qu'on
connaît M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer,
lui, tandis qu'on ne vous connaît pas, vous, et que l'on vous
fermera la porte.
- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien à quelque
guichet du Louvre un concierge qui vous est
dévoué, et qui grâce à un
mot d'ordre... "
Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
" Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous
aussitôt que vous vous en seriez servi ?
- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent
à la vérité duquel il n'y avait pas
à se tromper.
- Tenez, je vous crois ; vous avez l'air d'un brave jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-être au bout de votre
dévouement.
- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour
servir le roi et être agréable à la
reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de moi comme d'un ami.
- Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce
temps-là ?
- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse
revenir vous prendre ?
- Non, je ne veux me fier à personne.
- Attendez, dit d'Artagnan ; nous sommes à la porte
d'Athos. Oui, c'est cela.
- Qu'est-ce qu'Athos ?
- Un de mes amis.
- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ?
- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef après vous avoir
fait entrer dans son appartement.
- Mais s'il revient ?
- Il ne reviendra pas ; d'ailleurs on lui dirait que j'ai
amené une femme, et que cette femme est chez lui.
- Mais cela me compromettra très fort, savez-vous !
- Que vous importe ! on ne vous connaît pas ; d'ailleurs
nous sommes dans une situation à passer par-dessus quelques
convenances !
- Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-il ?
- Rue Férou, à deux pas d'ici.
- Allons. "
Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prévu
d'Artagnan, Athos n'était pas chez lui : il prit la clef,
qu'on avait l'habitude de lui donner comme à un ami de la
maison, monta l'escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit
appartement dont nous avons déjà fait la
description.
" Vous êtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en
dedans et n'ouvrez à personne, à moins que vous
n'entendiez frapper trois coups ainsi : tenez ; et il frappa trois fois
: deux coups rapprochés l'un de l'autre et assez forts, un
coup plus distant et plus léger.
- C'est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, à mon tour de
vous donner mes instructions.
- J'écoute.
- Présentez-vous au guichet du Louvre, du
côté de la rue de l'Echelle, et demandez Germain.
- C'est bien. Après ?
- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui
répondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles.
Aussitôt il se mettra à vos ordres.
- Et que lui ordonnerai-je ?
- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
- Et quand il l'aura été chercher et que M. de
La Porte sera venu ?
- Vous me l'enverrez.
- C'est bien, mais où et comment vous reverrai-je ?
- Y tenez-vous beaucoup à me revoir ?
- Certainement.
- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
- Je compte sur votre parole.
- Comptez-y. "
D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lançant le coup d'oeil
le plus amoureux qu'il lui fût possible de concentrer sur sa
charmante petite personne, et tandis qu'il descendait l'escalier, il
entendit la porte se fermer derrière lui à double
tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet de
l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les
événements que nous venons de raconter
s'étaient succédé en une demi-heure.
Tout s'exécuta comme l'avait annoncé Mme
Bonacieux. Au mot d'ordre convenu, Germain s'inclina ; dix minutes
après, La Porte était dans la loge ; en deux
mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua où
était Mme Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de
l'exactitude de l'adresse, et partit en courant. Cependant,
à peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
" Jeune homme, dit-il à d'Artagnan, un conseil.
- Lequel ?
- Vous pourriez être inquiété pour ce
qui vient de se passer.
- Vous croyez ?
- Oui.
- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
- Eh bien ?
- Allez le voir pour qu'il puisse témoigner que vous
étiez chez lui à neuf heures et demie. En
justice, cela s'appelle un alibi. "
D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes à
son cou, il arriva chez M. de Tréville ; mais, au lieu de
passer au salon avec tout le monde, il demanda à entrer dans
son cabinet. Comme d'Artagnan était un des
habitués de l'hôtel, on ne fit aucune
difficulté d'accéder à sa demande ; et
l'on alla prévenir M. de Tréville que son jeune
compatriote, ayant quelque chose d'important à lui dire,
sollicitait une audience particulière. Cinq minutes
après, M. de Tréville demandait à
d'Artagnan ce qu'il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait
sa visite à une heure si avancée.
" Pardon, Monsieur ! dit d'Artagnan, qui avait profité du
moment où il était resté seul pour
retarder l'horloge de trois quarts d'heure ; j'ai pensé que,
comme il n'était que neuf heures vingt-cinq minutes, il
était encore temps de me présenter chez vous.
- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'écria M. de
Tréville en regardant sa pendule ; mais c'est impossible !
- Voyez plutôt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilà
qui fait foi.
- C'est juste, dit M. de Tréville, j'aurais cru qu'il
était plus tard. Mais voyons, que me voulez-vous ? "
Alors d'Artagnan fit à M. de Tréville une longue
histoire sur la reine. Il lui exposa les craintes qu'il avait
conçues à l'égard de Sa
Majesté ; il lui raconta ce qu'il avait entendu dire des
projets du cardinal à l'endroit de Buckingham, et tout cela
avec une tranquillité et un aplomb dont M. de
Tréville fut d'autant mieux la dupe, que lui-même,
comme nous l'avons dit, avait remarqué quelque chose de
nouveau entre le cardinal, le roi et la reine.
A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de Tréville, qui
le remercia de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours
à coeur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans
le salon. Mais, au bas de l'escalier, d'Artagnan se souvint qu'il avait
oublié sa canne : en conséquence, il remonta
précipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt
remit la pendule à son heure, pour qu'on ne pût
pas s'apercevoir, le lendemain, qu'elle avait été
dérangée, et sûr désormais
qu'il y avait un témoin pour prouver son alibi, il descendit
l'escalier et se trouva bientôt dans la rue.
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Chapitre XI.
L'INTRIGUE SE NOUE
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Sa visite faite à M. de Tréville, d'Artagnan
prit, tout pensif, le plus long pour rentrer chez lui.
A quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'écartait ainsi de sa
route, regardant les étoiles du ciel, et tantôt
soupirant, tantôt souriant ?
Il pensait à Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire,
la jeune femme était presque une
idéalité amoureuse. Jolie,
mystérieuse, initiée à presque tous
les secrets de cour, qui reflétaient tant de charmante
gravité sur ses traits gracieux, elle était
soupçonnée de n'être pas insensible, ce
qui est un attrait irrésistible pour les amants novices ; de
plus, d'Artagnan l'avait délivrée des mains de
ces démons qui voulaient la fouiller et la maltraiter, et
cet important service avait établi entre elle et lui un de
ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus
tendre caractère.
D'Artagnan se voyait déjà, tant les
rêves marchent vite sur les ailes de l'imagination,
accosté par un messager de la jeune femme qui lui remettait
quelque billet de rendez-vous, une chaîne d'or ou un diamant.
Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur
roi ; ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus
de vergogne à l'endroit de leurs maîtresses, et
que celles-ci leur laissaient presque toujours de précieux
et durables souvenirs, comme si elles eussent essayé de
conquérir la fragilité de leurs sentiments par la
solidité de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui
n'étaient que belles donnaient leur beauté, et de
là vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du
monde ne peut donner que ce qu'elle a. Celles qui étaient
riches donnaient en outre une partie de leur argent, et l'on pourrait
citer bon nombre de héros de cette galante époque
qui n'eussent gagné ni leurs éperons d'abord, ni
leurs batailles ensuite, sans la bourse plus ou moins garnie que leur
maîtresse attachait à l'arçon de leur
selle.
D'Artagnan ne possédait rien ; l'hésitation du
provincial, vernis léger, fleur
éphémère, duvet de la pêche,
s'était évaporée au vent des conseils
peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient à leur
ami. D'Artagnan, suivant l'étrange coutume du temps, se
regardait à Paris comme en campagne, et cela ni plus ni
moins que dans les Flandres : l'Espagnol là-bas, la femme
ici. C'était partout un ennemi à combattre, des
contributions à frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan était
mû d'un sentiment plus noble et plus
désintéressé. Le mercier lui avait dit
qu'il était riche ; le jeune homme avait pu deviner qu'avec
un niais comme l'était M. Bonacieux, ce devait
être la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela
n'avait influé en rien sur le sentiment produit par la vue
de Mme Bonacieux, et l'intérêt était
resté à peu près étranger
à ce commencement d'amour qui en avait
été la suite. Nous disons : à peu
près, car l'idée qu'une jeune femme, belle,
gracieuse, spirituelle, est riche en même temps,
n'ôte rien à ce commencement d'amour, et tout au
contraire le corrobore.
Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc,
une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un
frais ruban sur la tête, ne font point jolie une femme laide,
mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent
à tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin
de rester oisives pour rester belles.
Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas
caché l'état de sa fortune, d'Artagnan
n'était pas un millionnaire ; il espérait bien le
devenir un jour, mais le temps qu'il se fixait lui-même pour
cet heureux changement était assez
éloigné. En attendant, quel désespoir
que de voir une femme qu'on aime désirer ces mille riens
dont les femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces
mille riens ! Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne
l'est pas, ce qu'il ne peut lui offrir elle se l'offre
elle-même ; et quoique ce soit ordinairement avec l'argent du
mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit
à lui qu'en revienne la reconnaissance.
Puis d'Artagnan, disposé à être l'amant
le plus tendre, était en attendant un ami très
dévoué. Au milieu de ses projets amoureux sur la
femme du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux
était femme à promener dans la plaine Saint-Denis
ou dans la foire Saint- Germain en compagnie d'Athos, de Porthos et
d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier de montrer une telle
conquête. Puis, quand on a marché longtemps, la
faim arrive ; d'Artagnan depuis quelque temps avait remarqué
cela. On ferait de ces petits dîners charmants où
l'on touche d'un côté la main d'un ami, et de
l'autre le pied d'une maîtresse. Enfin, dans les moments
pressants, dans les positions extrêmes, d'Artagnan serait le
sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussé dans les mains
des sbires en le reniant bien haut et à qui il avait promis
tout bas de le sauver ? Nous devons avouer à nos lecteurs
que d'Artagnan n'y songeait en aucune façon, ou que, s'il y
songeait, c'était pour se dire qu'il était bien
où il était, quelque part qu'il fût.
L'amour est la plus égoïste de toutes les passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d'Artagnan oublie son
hôte ou fait semblant de l'oublier, sous prétexte
qu'il ne sait pas où on l'a conduit, nous ne l'oublions pas,
nous, et nous savons où il est. Mais pour le moment, faisons
comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons
à lui plus tard.
D'Artagnan, tout en réfléchissant à
ses futures amours, tout en parlant à la nuit, tout en
souriant aux étoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou
Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors. Comme il se trouvait dans le
quartier d'Aramis, l'idée lui était venue d'aller
faire une visite à son ami, pour lui donner quelques
explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec
invitation de se rendre immédiatement à la
souricière. Or, si Aramis s'était
trouvé chez lui lorsque Planchet y était venu, il
avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant
personne que ses deux autres compagnons peut-être, ils
n'avaient dû savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela
voulait dire. Ce dérangement méritait donc une
explication, voilà ce que disait tout haut d'Artagnan.
Puis, tout bas, il pensait que c'était pour lui une occasion
de parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son
coeur, était déjà tout plein. Ce n'est
pas à propos d'un premier amour qu'il faut demander de la
discrétion. Ce premier amour est accompagné d'une
si grande joie, qu'il faut que cette joie déborde, sans cela
elle vous étoufferait.
Paris depuis deux heures était sombre et
commençait à se faire désert. Onze
heures sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint-
Germain, il faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une ruelle
située sur l'emplacement où passe aujourd'hui la
rue d'Assas, respirant les émanations embaumées
qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient les
jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la
brise de la nuit. Au loin résonnaient, assourdis cependant
par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets
perdus dans la plaine. Arrivé au bout de la ruelle,
d'Artagnan tourna à gauche. La maison qu'habitait Aramis se
trouvait située entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
D'Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et
reconnaissait déjà la porte de la maison de son
ami, enfouie sous un massif de sycomores et de clématites
qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d'elle lorsqu'il
aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue
Servandoni. Ce quelque chose était enveloppé d'un
manteau, et d'Artagnan crut d'abord que c'était un homme ;
mais, à la petitesse de la taille, à
l'incertitude de la démarche, à l'embarras du
pas, il reconnut bientôt une femme. De plus, cette femme,
comme si elle n'eût pas été bien
sûre de la maison qu'elle cherchait, levait les yeux pour se
reconnaître, s'arrêtait, retournait en
arrière, puis revenait encore. D'Artagnan fut
intrigué.
" Si j'allais lui offrir mes services ! pensa-t-il. A son allure, on
voit qu'elle est jeune ; peut-être jolie. Oh ! oui. Mais une
femme qui court les rues à cette heure ne sort
guère que pour aller rejoindre son amant. Peste ! si
j'allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour
entrer en relations. "
Cependant, la jeune femme s'avançait toujours, comptant les
maisons et les fenêtres. Ce n'était, au reste,
chose ni longue, ni difficile. Il n'y avait que trois hôtels
dans cette partie de la rue, et deux fenêtres ayant vue sur
cette rue ; l'une était celle d'un pavillon
parallèle à celui qu'occupait Aramis, l'autre
était celle d'Aramis lui-même.
" Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la nièce du
théologien revenait à l'esprit ; pardieu ! il
serait drôle que cette colombe attardée
cherchât la maison de notre ami. Mais, sur mon âme,
cela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, j'en veux
avoir le coeur net. "
Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans le
côté le plus obscur de la rue, près
d'un banc de pierre situé au fond d'une niche.
La jeune femme continua de s'avancer, car outre la
légèreté de son allure, qui l'avait
trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui
dénonçait une voix des plus fraîches.
D'Artagnan pensa que cette toux était un signal.
Cependant, soit qu'on eût répondu à
cette toux par un signe équivalent qui avait fixé
les irrésolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans
secours étranger elle eût reconnu qu'elle
était arrivée au bout de sa course, elle
s'approcha résolument du volet d'Aramis et frappa
à trois intervalles égaux avec son doigt
recourbé.
" C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite
! je vous y prends à faire de la théologie ! "
Les trois coups étaient à peine
frappés, que la croisée intérieure
s'ouvrit et qu'une lumière parut à travers les
vitres du volet.
" Ah ! ah ! fit l'écouteur non pas aux portes, mais aux
fenêtres, ah ! la visite était attendue. Allons,
le volet va s'ouvrir et la dame entrera par escalade. Très
bien ! "
Mais, au grand étonnement de d'Artagnan, le volet resta
fermé. De plus, la lumière qui avait
flamboyé un instant, disparut, et tout rentra dans
l'obscurité.
D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de
regarder de tous ses yeux et d'écouter de toutes ses
oreilles.
Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs
retentirent dans l'intérieur.
La jeune femme de la rue répondit par un seul coup, et le
volet s'entrouvrit.
On juge si d'Artagnan regardait et écoutait avec
avidité.
Malheureusement, la lumière avait été
transportée dans un autre appartement. Mais les yeux du
jeune homme s'étaient habitués à la
nuit. D'ailleurs les yeux des Gascons ont, à ce qu'on
assure, comme ceux des chats, la propriété de
voir pendant la nuit.
D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet
blanc qu'elle déploya vivement et qui prit la forme d'un
mouchoir. Cet objet déployé, elle en fit
remarquer le coin à son interlocuteur.
Cela rappela à d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait
trouvé aux pieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait
rappelé celui qu'il avait trouvé aux pieds
d'Aramis.
" Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? "
Placé où il était, d'Artagnan ne
pouvait voir le visage d'Aramis, nous disons d'Aramis, parce que le
jeune homme ne faisait aucun doute que ce fût son ami qui
dialoguât de l'intérieur avec la dame de
l'extérieur ; la curiosité l'emporta donc sur la
prudence, et, profitant de la préoccupation dans laquelle la
vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons
mis en scène, il sortit de sa cachette, et prompt comme
l'éclair, mais étouffant le bruit de ses pas, il
alla se coller à un angle de la muraille, d'où
son oeil pouvait parfaitement plonger dans l'intérieur de
l'appartement d'Aramis.
Arrivé là, d'Artagnan pensa jeter un cri de
surprise : ce n'était pas Aramis qui causait avec la
nocturne visiteuse, c'était une femme. Seulement, d'Artagnan
y voyait assez pour reconnaître la forme de ses
vêtements, mais pas assez pour distinguer ses traits.
Au même instant, la femme de l'appartement tira un second
mouchoir de sa poche, et l'échangea avec celui qu'on venait
de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre
les deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trouvait
à l'extérieur de la fenêtre se
retourna, et vint passer à quatre pas de d'Artagnan en
abaissant la coiffe de sa mante ; mais la précaution avait
été prise trop tard, d'Artagnan avait
déjà reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupçon que c'était elle lui
avait déjà traversé l'esprit quand
elle avait tiré le mouchoir de sa poche ; mais quelle
probabilité que Mme Bonacieux, qui avait envoyé
chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre,
courût les rues de Paris seule à onze heures et
demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante ;
et quelle est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ?
L'amour.
Mais était-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre
personne qu'elle s'exposait à de semblables hasards ?
Voilà ce que se demandait à lui-même le
jeune homme, que le démon de la jalousie mordait au coeur ni
plus ni moins qu'un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer où
allait Mme Bonacieux : c'était de la suivre. Ce moyen
était si simple, que d'Artagnan l'employa tout naturellement
et d'instinct.
Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de
la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle
entendit retentir derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit
cri et s'enfuit.
D'Artagnan courut après elle. Ce n'était pas une
chose difficile pour lui que de rejoindre une femme
embarrassée dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers
de la rue dans laquelle elle s'était engagée. La
malheureuse était épuisée, non pas de
fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui posa la main sur
l'épaule, elle tomba sur un genou en criant d'une voix
étranglée :
" Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. "
D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais
comme il sentait à son poids qu'elle était sur le
point de se trouver mal, il s'empressa de la rassurer par des
protestations de dévouement. Ces protestations
n'étaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du
monde ; mais la voix était tout. La jeune femme crut
reconnaître le son de cette voix : elle rouvrit les yeux,
jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait si grand-peur, et,
reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
" Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyé
pour veiller sur vous.
- Etait-ce dans cette intention que vous me suiviez ? " demanda avec
un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le
caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chez
laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait
reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un ennemi.
" Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue ; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route ; j'ai vu une femme frapper à la
fenêtre d'un de mes amis...
- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
- Aramis ! qu'est-ce que cela ?
- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
- C'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.
- C'est donc la première fois que vous venez à
cette maison ?
- Sans doute.
- Et vous ne saviez pas qu'elle fût habitée par
un jeune homme ?
- Non.
- Par un mousquetaire ?
- Nullement.
- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ?
- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne
à qui j'ai parlé est une femme.
- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis.
- Je n'en sais rien.
- Puisqu'elle loge chez lui.
- Cela ne me regarde pas.
- Mais qui est-elle ?
- Oh ! cela n'est point mon secret.
- Chère Madame Bonacieux, vous êtes charmante ;
mais en même temps vous êtes la femme la plus
mystérieuse...
- Est-ce que je perds à cela ?
- Non ; vous êtes, au contraire, adorable.
- Alors, donnez-moi le bras.
- Bien volontiers. Et maintenant ?
- Maintenant, conduisez-moi.
- Où cela ?
- Où je vais.
- Mais où allez-vous ?
- Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.
- Faudra-t-il vous attendre ?
- Ce sera inutile.
- Vous reviendrez donc seule ?
- Peut-être oui, peut-être non.
- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme,
sera-t-elle une femme ?
- Je n'en sais rien encore.
- Je le saurai bien, moi !
- Comment cela ?
- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
- En ce cas, adieu !
- Comment cela ?
- Je n'ai pas besoin de vous.
- Mais vous aviez réclamé...
- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
- Le mot est un peu dur !
- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux
?
- Des indiscrets.
- Le mot est trop doux.
- Allons, Madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous
voulez.
- Pourquoi vous être privé du mérite
de le faire tout de suite ?
- N'y en a-t-il donc aucun à se repentir ?
- Et vous repentez-vous réellement ?
- Je n'en sais rien moi-même. Mais ce que je sais, c'est que
je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez
vous accompagner jusqu'où vous allez.
- Et vous me quitterez après ?
- Oui.
- Sans m'épier à ma sortie ?
- Non.
- Parole d'honneur ?
- Foi de gentilhomme !
- Prenez mon bras et marchons alors. "
D'Artagnan offrit son bras à Mme Bonacieux, qui s'y
suspendit, moitié rieuse, moitié tremblante, et
tous deux gagnèrent le haut de la rue de La Harpe.
Arrivée là, la jeune femme parut
hésiter, comme elle avait déjà fait
dans la rue de Vaugirard. Cependant, à de certains signes,
elle sembla reconnaître une porte ; et s'approchant de cette
porte :
" Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille
fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvée de
tous les dangers auxquels, seule, j'eusse été
exposée. Mais le moment est venu de tenir votre parole : je
suis arrivée à ma destination.
- Et vous n'aurez plus rien à craindre en revenant ?
- Je n'aurai à craindre que les voleurs.
- N'est-ce donc rien ?
- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi.
- Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.
- Lequel ?
- Celui que j'ai trouvé à vos pieds et que j'ai
remis dans votre poche.
- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s'écria la jeune
femme, voulez-vous me perdre ?
- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul
mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot,
vous seriez perdue. Ah ! tenez, Madame, s'écria d'Artagnan
en lui saisissant la main et la couvrant d'un ardent regard, tenez !
soyez plus généreuse, confiez-vous à
moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que
dévouement et sympathie dans mon coeur ?
- Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes
secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre
chose.
- C'est bien, dit d'Artagnan, je les découvrirai ; puisque
ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces
secrets deviennent les miens.
- Gardez-vous-en bien, s'écria la jeune femme avec un
sérieux qui fit frissonner d'Artagnan malgré lui.
Oh ! ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez
point à m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je vous
le demande au nom de l'intérêt que je vous
inspire, au nom du service que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai
de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que je vous
dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous, que ce
soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.
- Aramis doit-il en faire autant que moi, Madame ? dit d'Artagnan
piqué.
- Voilà déjà deux ou trois fois que
vous avez prononcé ce nom, Monsieur, et cependant je vous ai
dit que je ne le connaissais pas.
- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez
été frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez
par trop crédule, aussi !
- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette
histoire, et que vous créez ce personnage.
- Je n'invente rien, Madame, je ne crée rien, je dis
l'exacte vérité.
- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ?
- Je le dis et je le répète pour la
troisième fois, cette maison est celle qu'habite mon ami, et
cet ami est Aramis.
- Tout cela s'éclaircira plus tard, murmura la jeune femme
: maintenant, Monsieur, taisez-vous.
- Si vous pouviez voir mon coeur tout à
découvert, dit d'Artagnan, vous y liriez tant de
curiosité, que vous auriez pitié de moi, et tant
d'amour, que vous satisferiez à l'instant même ma
curiosité. On n'a rien à craindre de ceux qui
vous aiment.
- Vous parlez bien vite d'amour, Monsieur ! dit la jeune femme en
secouant la tête.
- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la première
fois, et que je n'ai pas vingt ans. "
La jeune femme le regarda à la
dérobée.
" Ecoutez, je suis déjà sur la trace, dit
d'Artagnan. Il y a trois mois, j'ai manqué avoir un duel
avec Aramis pour un mouchoir pareil à celui que vous avez
montré à cette femme qui était chez
lui, pour un mouchoir marqué de la même
manière, j'en suis sûr.
- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le
jure, avec ces questions.
- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous étiez
arrêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir
fût saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. ,
Constance Bonacieux ?
- Ou Camille de Bois-Tracy.
- Silence, Monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les
dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent
pas, songez à ceux que vous pouvez courir, vous !
- Moi ?
- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie
à me connaître.
- Alors, je ne vous quitte plus.
- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains,
Monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au nom de
la courtoisie d'un gentilhomme, éloignez-vous ; tenez,
voilà minuit qui sonne, c'est l'heure où l'on
m'attend.
- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser
à qui me demande ainsi ; soyez contente, je
m'éloigne.
- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'épierez pas ?
- Je rentre chez moi à l'instant.
- Ah ! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune
homme ! " s'écria Mme Bonacieux en lui tendant une main et
en posant l'autre sur le marteau d'une petite porte presque perdue dans
la muraille.
- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment.
" Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'écria
d'Artagnan avec cette brutalité naïve que les
femmes préfèrent souvent aux
afféteries de la politesse, parce qu'elle
découvre le fond de la pensée et qu'elle prouve
que le sentiment l'emporte sur la raison.
- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et en
serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonné la
sienne ; Eh bien, je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu
pour aujourd'hui n'est pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je
serai déliée un jour, je ne satisferai pas votre
curiosité ?
- Et faites-vous la même promesse à mon amour ?
s'écria d'Artagnan au comble de la joie.
- Oh ! de ce côté, je ne veux point m'engager,
cela dépendra des sentiments que vous saurez m'inspirer.
- Ainsi, aujourd'hui, Madame...
- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'à la
reconnaissance.
- Ah ! vous êtes trop charmante, dit d'Artagnan avec
tristesse, et vous abusez de mon amour.
- Non, j'use de votre générosité,
voilà tout. Mais, croyez-le bien, avec certaines gens tout
se retrouve.
- Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette
soirée, n'oubliez pas cette promesse.
- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh
bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m'attendait à
minuit juste, et je suis en retard.
- De cinq minutes.
- Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq
siècles.
- Quand on aime.
- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire à un
amoureux ?
- C'est un homme qui vous attend ? s'écria d'Artagnan, un
homme !
- Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit Mme
Bonacieux avec un demi-sourire qui n'était pas exempt d'une
certaine teinte d'impatience.
- Non, non, je m'en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir
tout le mérite de mon dévouement, ce
dévouement dût-il être une
stupidité. Adieu, Madame, adieu ! "
Et comme s'il ne se fût senti la force de se
détacher de la main qu'il tenait que par une secousse, il
s'éloigna tout courant, tandis que Mme Bonacieux frappait,
comme au volet, trois coups lents et réguliers ; puis,
arrivé à l'angle de la rue, il se retourna : la
porte s'était ouverte et refermée, la jolie
mercière avait disparu.
D'Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole de
ne pas épier Mme Bonacieux, et sa vie eût-elle
dépendu de l'endroit où elle allait se rendre, ou
de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait
rentré chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq
minutes après, il était dans la rue des
Fossoyeurs.
" Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se
sera endormi en m'attendant, ou il sera retourné chez lui,
et en rentrant il aura appris qu'une femme y était venue.
Une femme chez Athos ! Après tout, continua d'Artagnan, il y
en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange,
et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
- Mal, Monsieur, mal " , répondit une voix que le jeune
homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout
haut, à la manière des gens très
préoccupés, il s'était
engagé dans l'allée au fond de laquelle
était l'escalier qui conduisait à sa chambre.
" Comment, mal ? que veux-tu dire, imbécile ? demanda
d'Artagnan, qu'est-il donc arrivé ?
- Toutes sortes de malheurs.
- Lesquels ?
- D'abord M. Athos est arrêté.
- Arrêté ! Athos ! arrêté !
pourquoi ?
- On l'a trouvé chez vous ; on l'a pris pour vous.
- Et par qui a-t-il été
arrêté ?
- Par la garde qu'ont été chercher les hommes
noirs que vous avez mis en fuite.
- Pourquoi ne s'est-il pas nommé ? pourquoi n'a-t-il pas
dit qu'il était étranger à cette
affaire ?
- Il s'en est bien gardé, Monsieur ; il s'est au contraire
approché de moi et m'a dit : " C'est ton maître
qui a besoin de sa liberté en ce moment, et non pas moi,
puisqu'il sait tout et que je ne sais rien. On le croira
arrêté, et cela lui donnera du temps ; dans trois
jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. "
- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien
là ! Et qu'ont fait les sbires ?
- Quatre l'ont emmené je ne sais où,
à la Bastille ou au Fort-l'Evêque ; deux sont
restés avec les hommes noirs, qui ont fouillé
partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers,
pendant cette expédition, montaient la garde à la
porte ; puis, quand tout a été fini, ils sont
partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
- Et Porthos et Aramis ?
- Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.
- Mais ils peuvent venir d'un moment à l'autre, car tu leur
as fait dire que je les attendais ?
- Oui, Monsieur.
- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent,
préviens-les de ce qui m'est arrivé, qu'ils
m'attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il
y aurait danger, la maison peut être espionnée. Je
cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout cela, et je
les y rejoins.
- C'est bien, Monsieur, dit Planchet.
- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur ! dit d'Artagnan en revenant
sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.
- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas
encore ; je suis brave quand je m'y mets, allez ; c'est le tout de m'y
mettre ; d'ailleurs je suis Picard.
- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer
plutôt que de quitter ton poste.
- Oui, Monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver
à Monsieur que je lui suis attaché. "
" Bon, dit en lui-même d'Artagnan, il paraît que la
méthode que j'ai employée à
l'égard de ce garçon est
décidément la bonne : j'en userai dans
l'occasion. "
Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà
quelque peu fatiguées cependant par les courses de la
journée, d'Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier.
M. de Tréville n'était point à son
hôtel ; sa compagnie était de garde au Louvre ; il
était au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu'à M. de Tréville ; il
était important qu'il fût prévenu de ce
qui se passait. D'Artagnan résolut d'essayer d'entrer au
Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui
devait être un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour
prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idée de
passer le bac ; mais en arrivant au bord de l'eau, il avait
machinalement introduit sa main dans sa poche et s'était
aperçu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait à la hauteur de la rue
Guénégaud, il vit déboucher de la rue
Dauphine un groupe composé de deux personnes et dont
l'allure le frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe étaient : l'un,
un homme ; l'autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme ressemblait
à s'y méprendre à Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore
se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la
rue de La Harpe.
De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme était rabattu, l'homme tenait son
mouchoir sur son visage ; tous deux, cette double précaution
l'indiquait, tous deux avaient donc intérêt
à n'être point reconnus.
Ils prirent le pont : c'était le chemin de d'Artagnan,
puisque d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit.
D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que cette
femme, c'était Mme Bonacieux, et que cet homme,
c'était Aramis.
Il sentit à l'instant même tous les
soupçons de la jalousie qui s'agitaient dans son coeur.
Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu'il
aimait déjà comme une maîtresse. Mme
Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu'elle ne
connaissait pas Aramis, et un quart d'heure après qu'elle
lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis.
D'Artagnan ne réfléchit pas seulement qu'il
connaissait la jolie mercière depuis trois heures seulement,
qu'elle ne lui devait rien qu'un peu de reconnaissance pour l'avoir
délivrée des hommes noirs qui voulaient
l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un
amant outragé, trahi, bafoué ; le sang et la
colère lui montèrent au visage, il
résolut de tout éclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s'étaient
aperçus qu'ils étaient suivis, et ils avaient
doublé le pas. D'Artagnan prit sa course, les
dépassa, puis revint sur eux au moment où ils se
trouvaient devant la Samaritaine, éclairée par un
réverbère qui projetait sa lueur sur toute cette
partie du pont.
D'Artagnan s'arrêta devant eux, et ils
s'arrêtèrent devant lui.
" Que voulez-vous, Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un
pas et avec un accent étranger qui prouvait à
d'Artagnan qu'il s'était trompé dans une partie
de ses conjectures.
- Ce n'est pas Aramis ! s'écria-t-il.
- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et à votre
exclamation je vois que vous m'avez pris pour un autre, et je vous
pardonne.
- Vous me pardonnez ! s'écria d'Artagnan.
- Oui, répondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque
ce n'est pas à moi que vous avez affaire.
- Vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas
à vous que j'ai affaire, c'est à Madame.
- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'étranger.
- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais.
- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais
votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ;
j'espérais pouvoir compter dessus.
- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassé, vous m'aviez
promis...
- Prenez mon bras, Madame, dit l'étranger, et continuons
notre chemin. "
Cependant d'Artagnan, étourdi, atterré,
anéanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout et les
bras croisés devant le mousquetaire et Mme Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d'Artagnan
avec la main.
D'Artagnan fit un bond en arrière et tira son
épée.
En même temps et avec la rapidité de
l'éclair, l'inconnu tira la sienne.
" Au nom du Ciel, Milord ! s'écria Mme Bonacieux en se
jetant entre les combattants et prenant les épées
à pleines mains.
- Milord ! s'écria d'Artagnan illuminé d'une
idée subite, Milord ! pardon, Monsieur ; mais est-ce que
vous seriez...
- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux à demi-voix ;
et maintenant vous pouvez nous perdre tous.
- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord,
et j'étais jaloux ; vous savez ce que c'est que d'aimer,
Milord ; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour
Votre Grâce.
- Vous êtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant
à d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ;
vous m'offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous à
vingt pas jusqu'au Louvre ; et si quelqu'un nous épie,
tuez-le ! "
D'Artagnan mit son épée nue sous son bras, laissa
prendre à Mme Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les
suivit, prêt à exécuter à la
lettre les instructions du noble et élégant
ministre de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune séide n'eut aucune occasion de
donner au duc cette preuve de son dévouement, et la jeune
femme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par le
guichet de l'Echelle sans avoir été
inquiétés.
Quant à d'Artagnan, il se rendit aussitôt au
cabaret de la Pomme de Pin , où il
trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
Mais, sans leur donner d'autre explication sur le
dérangement qu'il leur avait causé, il leur dit
qu'il avait terminé seul l'affaire pour laquelle il avait
cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et maintenant,
emportés que nous sommes par notre récit,
laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les
détours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide.
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Chapitre XII.
GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM.
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Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans
difficulté ; Mme Bonacieux était connue pour
appartenir à la reine ; le duc portait l'uniforme des
mousquetaires de M. de Tréville, qui, comme nous l'avons
dit, était de garde ce soir-là. D'ailleurs
Germain était dans les intérêts de la
reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait
accusée d'avoir introduit son amant au Louvre,
voilà tout ; elle prenait sur elle le crime : sa
réputation était perdue, il est vrai, mais de
quelle valeur était dans le monde la réputation
d'une petite mercière ?
Une fois entrés dans l'intérieur de la cour, le
duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l'espace
d'environ vingt-cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa
une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement
fermée la nuit ; la porte céda ; tous deux
entrèrent et se trouvèrent dans
l'obscurité, mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours
et détours de cette partie du Louvre, destinée
aux gens de la suite. Elle referma les portes derrière elle,
prit le duc par la main, fit quelques pas en tâtonnant,
saisit une rampe, toucha du pied un degré, et
commença de monter un escalier : le duc compta deux
étages. Alors elle prit à droite, suivit un long
corridor, redescendit un étage, fit quelques pas encore,
introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le
duc dans un appartement éclairé seulement par une
lampe de nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. "
Puis elle sortit par la même porte, qu'elle ferma
à la clef, de sorte que le duc se trouva
littéralement prisonnier.
Cependant, tout isolé qu'il se trouvait, il faut le dire, le
duc de Buckingham n'éprouva pas un instant de crainte ; un
des côtés saillants de son caractère
était la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque.
Brave, hardi, entreprenant, ce n'était pas la
première fois qu'il risquait sa vie dans de pareilles
tentatives ; il avait appris que ce prétendu message d'Anne
d'Autriche, sur la foi duquel il était venu à
Paris, était un piège, et au lieu de regagner
l'Angleterre, il avait, abusant de la position qu'on lui avait faite,
déclaré à la reine qu'il ne partirait
pas sans l'avoir vue. La reine avait positivement refusé
d'abord, puis enfin elle avait craint que le duc,
exaspéré, ne fît quelque folie.
Déjà elle était
décidée à le recevoir et à
le supplier de partir aussitôt, lorsque, le soir
même de cette décision, Mme Bonacieux, qui
était chargée d'aller chercher le duc et de le
conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux jours on
ignora complètement ce qu'elle était devenue, et
tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport
avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait
d'accomplir la périlleuse entreprise que, sans son
arrestation, elle eût exécutée trois
jours plus tôt.
Buckingham, resté seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de
mousquetaire lui allait à merveille.
A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait à juste
titre pour le plus beau gentilhomme et pour le plus
élégant cavalier de France et d'Angleterre.
Favori de deux rois, riche à millions, tout-puissant dans un
royaume qu'il bouleversait à sa fantaisie et calmait
à son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait
entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours
des siècles comme un étonnement pour la
postérité.
Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance,
certain que les lois qui régissent les autres hommes ne
pouvaient l'atteindre, allait-il droit au but qu'il s'était
fixé, ce but fût-il si élevé
et si éblouissant que c'eût
été folie pour un autre que de l'envisager
seulement. C'est ainsi qu'il était arrivé
à s'approcher plusieurs fois de la belle et fière
Anne d'Autriche et à s'en faire aimer, à force
d'éblouissement.
Georges Villiers se plaça donc devant une glace, comme nous
l'avons dit, rendit à sa belle chevelure blonde les
ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre,
retroussa sa moustache, et le coeur tout gonflé de joie,
heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si longtemps
désiré, se sourit à lui-même
d'orgueil et d'espoir.
En ce moment, une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit
et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ;
il jeta un cri, c'était la reine !
Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans,
c'est-à-dire qu'elle se trouvait dans tout
l'éclat de sa beauté.
Sa démarche était celle d'une reine ou d'une
déesse ; ses yeux, qui jetaient des reflets
d'émeraude, étaient parfaitement beaux, et tout
à la fois pleins de douceur et de majesté.
Sa bouche était petite et vermeille, et quoique sa
lèvre inférieure, comme celle des princes de la
maison d'Autriche, avançât
légèrement sur l'autre, elle était
éminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi
profondément dédaigneuse dans le
mépris.
Sa peau était citée pour sa douceur et son
velouté, sa main et ses bras étaient d'une
beauté surprenante, et tous les poètes du temps
les chantaient comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils étaient dans sa
jeunesse, étaient devenus châtains, et qu'elle
portait frisés très clair et avec beaucoup de
poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus
rigide n'eût pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le
statuaire le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant ébloui ; jamais Anne d'Autriche
ne lui était apparue aussi belle, au milieu des bals, des
fêtes, des carrousels, qu'elle lui apparut en ce moment,
vêtue d'une simple robe de satin blanc et
accompagnée de doña Estéfania, la
seule de ses femmes espagnoles qui n'eût pas
été chassée par la jalousie du roi et
par les persécutions de Richelieu.
Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se
précipita à ses genoux, et avant que la reine
eût pu l'en empêcher, il baisa le bas de sa robe.
" Duc, vous savez déjà que ce n'est pas moi qui
vous ai fait écrire.
- Oh ! oui, Madame, oui, Votre Majesté, s'écria
le duc ; je sais que j'ai été un fou, un
insensé de croire que la neige s'animerait, que le marbre
s'échaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on
croit facilement à l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout
perdu à ce voyage, puisque je vous vois.
- Oui, répondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment
je vous vois, Milord. Je vous vois par pitié pour
vous-même ; je vous vois parce qu'insensible à
toutes mes peines, vous vous êtes obstiné
à rester dans une ville où, en restant, vous
courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je
vous vois pour vous dire que tout nous sépare, les
profondeurs de la mer, l'inimitié des royaumes, la
sainteté des serments. Il est sacrilège de lutter
contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu'il
ne faut plus nous voir.
- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre
voix couvre la dureté de vos paroles. Vous parlez de
sacrilège ! mais le sacrilège est dans la
séparation des coeurs que Dieu avait formés l'un
pour l'autre.
- Milord, s'écria la reine, vous oubliez que je ne vous ai
jamais dit que je vous aimais.
- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ;
et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de
Votre Majesté une trop grande ingratitude. Car, dites-moi,
où trouvez- vous un amour pareil au mien, un amour que ni le
temps, ni l'absence, ni le désespoir ne peuvent
éteindre ; un amour qui se contente d'un ruban
égaré, d'un regard perdu, d'une parole
échappée ?
" Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la
première fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.
" Voulez-vous que je vous dise comment vous étiez
vêtue la première fois que je vous vis ?
voulez-vous que je détaille chacun des ornements de votre
toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous étiez assise
sur des carreaux, à la mode d'Espagne ; vous aviez une robe
de satin vert avec des broderies d'or et d'argent ; des manches
pendantes et renouées sur vos beaux bras, sur ces bras
admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise
fermée, un petit bonnet sur votre tête, de la
couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de héron.
" Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous
étiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous
êtes maintenant, c'est-à-dire cent fois plus belle
encore !
- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage
d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservé son portrait
dans son coeur ; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de
pareils souvenirs !
- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des
souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trésor, mon
espérance. Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de
plus que je renferme dans l'écrin de mon coeur. Celui-ci est
le quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse ; car
en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette
première que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de
Chevreuse, la troisième dans les jardins d'Amiens.
- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette
soirée.
- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la
soirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous
la belle nuit qu'il faisait ? Comme l'air était doux et
parfumé, comme le ciel était bleu et tout
émaillé d'étoiles ! Ah ! cette fois,
Madame, j'avais pu être un instant seul avec vous ; cette
fois, vous étiez prête à tout me dire,
l'isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous
étiez appuyée à mon bras, tenez,
à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête
à votre côté, vos beaux cheveux
effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je
frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh !
vous ne savez pas tout ce qu'il y a de félicités
du ciel, de joies du paradis enfermées dans un moment
pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste
de jours à vivre, pour un pareil instant et pour une
semblable nuit ! car cette nuit-là, Madame, cette
nuit-là vous m'aimiez, je vous le jure.
- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme
de cette belle soirée, que la fascination de votre regard,
que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois
pour perdre une femme se soient groupées autour de moi dans
cette fatale soirée ; mais vous l'avez vu, Milord, la reine
est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que
vous avez osé dire, à la première
hardiesse à laquelle j'ai eu à
répondre, j'ai appelé.
- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait
succombé à cette épreuve ; mais mon
amour, à moi, en est sorti plus ardent et plus
éternel. Vous avez cru me fuir en revenant à
Paris, vous avez cru que je n'oserais quitter le trésor sur
lequel mon maître m'avait chargé de veiller. Ah !
que m'importent à moi tous les trésors du monde
et tous les rois de la terre ! Huit jours après,
j'étais de retour, Madame. Cette fois, vous n'avez rien eu
à me dire : j'avais risqué ma faveur, ma vie,
pour vous voir une seconde, je n'ai pas même
touché votre main, et vous m'avez pardonné en me
voyant si soumis et si repentant.
- Oui, mais la calomnie s'est emparée de toutes ces folies
dans lesquelles je n'étais pour rien, vous le savez bien,
Milord. Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un
éclat terrible : Mme de Vernet a été
chassée, Putange exilé, Mme de Chevreuse est
tombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu
revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-même,
souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-même s'y est
opposé.
- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne
puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous
entendiez parler de moi.
" Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expédition de
Ré et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je
projette ? Le plaisir de vous voir !
" Je n'ai pas l'espoir de pénétrer à
main armée jusqu'à Paris, je le sais bien ; mais
cette guerre pourra amener une paix, cette paix nécessitera
un négociateur, ce négociateur ce sera moi. On
n'osera plus me refuser alors, et je reviendrai à Paris, et
je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers
d'hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de leur vie ;
mais que m'importera, à moi, pourvu que je vous revoie !
Tout cela est peut-être bien fou, peut-être bien
insensé ; mais, dites- moi, quelle femme a un amant plus
amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
- Milord, Milord, vous invoquez pour votre défense des
choses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour
que vous voulez me donner sont presque des crimes.
- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous
m'aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de
Chevreuse, dont vous parliez tout à l'heure, Mme de
Chevreuse a été moins cruelle que vous ; Holland
l'a aimée, et elle a répondu à son
amour.
- Mme de Chevreuse n'était pas reine, murmura Anne
d'Autriche, vaincue malgré elle par l'expression d'un amour
si profond.
- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'étiez pas, vous,
Madame, dites, vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la
dignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ;
je puis donc croire que si vous eussiez été Mme
de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espérer ? Merci
de ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent
fois merci.
- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal
interprété ; je n'ai pas voulu dire...
- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur,
n'ayez pas la cruauté de me l'enlever. Vous l'avez dit
vous-même, on m'a attiré dans un piège,
j'y laisserai ma vie peut-être, car, tenez, c'est
étrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je
vais mourir. " Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant
à la fois.
" Oh ! mon Dieu ! s'écria Anne d'Autriche avec un accent
d'effroi qui prouvait quel intérêt plus grand
qu'elle ne le voulait dire elle prenait au duc.
- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est
même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me
préoccupe point de pareils rêves. Mais ce mot que
vous venez de dire, cette espérance, que vous m'avez presque
donnée, aura tout payé, fût-ce
même ma vie.
- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai des rêves. J'ai
songé que je vous voyais couché sanglant,
frappé d'une blessure.
- Au côté gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ?
interrompit Buckingham.
- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au côté
gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que j'avais fait ce
rêve ? Je ne l'ai confié qu'à Dieu, et
encore dans mes prières.
- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien.
- Je vous aime, moi ?
- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes
rêves qu'à moi, si vous ne m'aimiez pas ?
Aurions-nous les mêmes pressentiments, si nos deux existences
ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, ô reine, et
vous me pleurerez ?
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Anne d'Autriche, c'est
plus que je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez,
retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ;
mais ce que je sais, c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc
pitié de moi, et partez. Oh ! si vous êtes
frappé en France, si vous mourez en France, si je pouvais
supposer que votre amour pour moi fût cause de votre mort, je
ne me consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez,
je vous en supplie.
- Oh ! que vous êtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime !
dit Buckingham.
- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez
comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entouré
de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui veilleront
sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du
bonheur à vous revoir.
- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
- Oui...
- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et
qui me rappelle que je n'ai point fait un rêve ; quelque
chose que vous ayez porté et que je puisse porter
à mon tour, une bague, un collier, une chaîne.
- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me
demandez ?
- Oui.
- A l'instant même ?
- Oui.
- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
- Oui, je vous le jure !
- Attendez, alors, attendez. "
Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque
aussitôt, tenant à la main un petit coffret en
bois de rose à son chiffre, tout incrusté d'or.
" Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mémoire
de moi. "
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois à
genoux.
" Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. "
Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de
l'autre sur Estéfania, car elle sentait que les forces
allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle
main, puis se relevant :
" Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue,
Madame, dussé-je bouleverser le monde pour cela. "
Et, fidèle à la promesse qu'il avait faite, il
s'élança hors de l'appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui,
avec les mêmes précautions et le même
bonheur, le reconduisit hors du Louvre.
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Chapitre XIII.
MONSIEUR BONACIEUX.
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Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage
dont, malgré sa position précaire, on n'avait
paru s'inquiéter que fort médiocrement ; ce
personnage était M. Bonacieux, respectable martyr des
intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevêtraient si
bien les unes aux autres, dans cette époque à la
fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement - le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas -
heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l'avaient arrêté le conduisirent
droit à la Bastille, où on le fit passer tout
tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets.
De là, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut,
de la part de ceux qui l'avaient amené, l'objet des plus
grossières injures et des plus farouches traitements. Les
sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire à un
gentilhomme, et ils le traitaient en véritable croquant.
Au bout d'une demi-heure à peu près, un greffier
vint mettre fin à ses tortures, mais non pas à
ses inquiétudes, en donnant l'ordre de conduire M. Bonacieux
dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les
prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de
façons.
Deux gardes s'emparèrent du mercier, lui firent traverser
une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait
trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans
une chambre basse, où il n'y avait pour tous meubles qu'une
table, une chaise et un commissaire. Le commissaire était
assis sur la chaise et occupé à écrire
sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un
signe du commissaire, s'éloignèrent hors de la
portée de la voix.
Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa tête
baissée sur ses papiers, la releva pour voir à
qui il avait affaire. Ce commissaire était un homme
à la mine rébarbative, au nez pointu, aux
pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et
vifs, à la physionomie tenant à la fois de la
fouine et du renard. Sa tête, supportée par un cou
long et mobile, sortait de sa large robe noire en se
balançant avec un mouvement à peu près
pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de
sa carapace.
Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom
et prénoms, son âge, son état et son
domicile.
L'accusé répondit qu'il s'appelait Jacques-Michel
Bonacieux, qu'il était âgé de cinquante
et un ans, mercier retiré et qu'il demeurait rue des
Fossoyeurs, n 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer à l'interroger,
lui fit un grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois
obscur à se mêler des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la
puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce
vainqueur des ministres passés, cet exemple des ministres
à venir : actes et puissance que nul ne contrecarrait
impunément.
Après cette deuxième partie de son discours,
fixant son regard d'épervier sur le pauvre Bonacieux, il
l'invita à réfléchir à la
gravité de sa situation.
Les réflexions du mercier étaient toutes faites :
il donnait au diable l'instant où M. de La Porte avait eu
l'idée de le marier avec sa filleule, et l'instant surtout
où cette filleule avait été
reçue dame de la lingerie chez la reine.
Le fond du caractère de maître Bonacieux
était un profond égoïsme
mêlé à une avarice sordide, le tout
assaisonné d'une poltronnerie extrême. L'amour que
lui avait inspiré sa jeune femme, étant un
sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments
primitifs que nous venons d'énumérer.
Bonacieux réfléchit, en effet, sur ce qu'on
venait de lui dire.
" Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je
connais et que j'apprécie plus que personne le
mérite de l'incomparable Eminence par laquelle nous avons
l'honneur d'être gouvernés.
- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en
était véritablement ainsi, comment seriez-vous
à la Bastille ?
- Comment j'y suis, ou plutôt pourquoi j'y suis,
répliqua M. Bonacieux, voilà ce qu'il m'est
parfaitement impossible de vous dire, vu que je l'ignore
moi-même ; mais, à coup sûr, ce n'est
pas pour avoir désobligé, sciemment du moins, M.
le cardinal.
- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous
êtes ici accusé de haute trahison.
- De haute trahison ! s'écria Bonacieux
épouvanté, de haute trahison ! et comment
voulez-vous qu'un pauvre mercier qui déteste les huguenots
et qui abhorre les Espagnols soit accusé de haute trahison ?
Réfléchissez, Monsieur, la chose est
matériellement impossible.
- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant
l'accusé comme si ses petits yeux avaient la
faculté de lire jusqu'au plus profond des coeurs, Monsieur
Bonacieux, vous avez une femme ?
- Oui, Monsieur, répondit le mercier tout tremblant,
sentant que c'était là où les affaires
allaient s'embrouiller ; c'est-à-dire, j'en avais une.
- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne
l'avez plus ?
- On me l'a enlevée, Monsieur.
- On vous l'a enlevée ? dit le commissaire. Ah ! "
Bonacieux sentit à ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait
de plus en plus.
" On vous l'a enlevée ! reprit le commissaire, et savez-vous
quel est l'homme qui a commis ce rapt ?
- Je crois le connaître.
- Quel est-il ?
- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je
soupçonne seulement.
- Qui soupçonnez-vous ? Voyons, répondez
franchement. "
M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité
: devait-il tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire
qu'il en savait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait
preuve de bonne volonté. Il se décida donc
à tout dire.
" Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel
a tout à fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis
plusieurs fois, à ce qu'il m'a semblé, quand
j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez
moi. "
Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.
" Et son nom ? dit-il.
- Oh ! quant à son nom, je n'en sais rien, mais si je le
rencontre jamais, je le reconnaîtrai à l'instant
même, je vous en réponds, fût-il entre
mille personnes. "
Le front du commissaire se rembrunit.
" Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous ?
continua-t-il...
- C'est-à-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait
fausse route, c'est-à-dire...
- Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez,
dit le commissaire ; c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il
faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu'un soit
prévenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme.
- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais !
s'écria Bonacieux au désespoir. Je vous ai dit au
contraire...
- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
- Et où faut-il le conduire ? demanda le greffier.
- Dans un cachot.
- Dans lequel ?
- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " ,
répondit le commissaire avec une indifférence qui
pénétra d'horreur le pauvre Bonacieux.
" Hélas ! hélas ! se dit-il, le malheur est sur
ma tête ; ma femme aura commis quelque crime effroyable ; on
me croit son complice, et l'on me punira avec elle : elle en aura
parlé, elle aura avoué qu'elle m'avait tout dit ;
une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela !
une nuit est bientôt passée ; et demain,
à la roue, à la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon
Dieu ! ayez pitié de moi ! "
Sans écouter le moins du monde les lamentations de
maître Bonacieux, lamentations auxquelles d'ailleurs ils
devaient être habitués, les deux gardes prirent le
prisonnier par un bras, et l'emmenèrent, tandis que le
commissaire écrivait en hâte une lettre que son
greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fût par
trop désagréable, mais parce que ses
inquiétudes étaient trop grandes. Il resta toute
la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les
premiers rayons du jour se glissèrent dans sa chambre,
l'aurore lui parut avoir pris des teintes funèbres.
Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un
soubresaut terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le
conduire à l'échafaud ; aussi, lorsqu'il vit
purement et simplement paraître, au lieu de
l'exécuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier
de la veille, il fut tout près de leur sauter au cou.
" Votre affaire s'est fort compliquée depuis hier au soir,
mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire
toute la vérité ; car votre repentir peut seul
conjurer la colère du cardinal.
- Mais je suis prêt à tout dire,
s'écria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez,
je vous prie.
- Où est votre femme, d'abord ?
- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevée.
- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'après-midi,
grâce à vous, elle s'est
échappée.
- Ma femme s'est échappée ! s'écria
Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! Monsieur, si elle s'est
échappée, ce n'est pas ma faute, je vous le jure.
- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la
journée ?
- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue
que j'ai eu tort. J'ai été chez M. d'Artagnan.
- Quel était le but de cette visite ?
- De le prier de m'aider à retrouver ma femme. Je croyais
que j'avais droit de la réclamer ; je me trompais,
à ce qu'il paraît, et je vous en demande bien
pardon.
- Et qu'a répondu M. d'Artagnan ?
- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis
bientôt aperçu qu'il me trahissait.
- Vous en imposez à la justice ! M. d'Artagnan a fait un
pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes
de police qui avaient arrêté votre femme, et l'a
soustraite à toutes les recherches.
- M. d'Artagnan a enlevé ma femme ! Ah
çà, mais que me dites-vous là ?
- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui
être confronté.
- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'écria Bonacieux ;
je ne serais pas fâché de voir une figure de
connaissance.
- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
" Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant à
Athos, déclarez ce qui s'est passé entre vous et
Monsieur.
- Mais ! s'écria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que
vous me montrez là !
- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'écria le
commissaire.
- Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.
- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire.
- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
- Comment ! vous ne le connaissez pas ?
- Non.
- Vous ne l'avez jamais vu ?
- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle.
- Votre nom ? demanda le commissaire.
- Athos, répondit le mousquetaire.
- Mais ce n'est pas un nom d'homme, ça, c'est un nom de
montagne ! s'écria le pauvre interrogateur qui
commençait à perdre la tête.
- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
- Moi ?
- Oui, vous.
- C'est-à-dire que c'est à moi qu'on a dit : "
Vous êtes M. d'Artagnan ? " J'ai répondu : " Vous
croyez ? " Mes gardes se sont écriés qu'ils en
étaient sûrs. Je n'ai pas voulu les contrarier.
D'ailleurs je pouvais me tromper.
- Monsieur, vous insultez à la majesté de la
justice.
- Aucunement, fit tranquillement Athos.
- Vous êtes M. d'Artagnan.
- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
- Mais, s'écria à son tour M. Bonacieux, je vous
dis, Monsieur le commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute
à avoir. M. d'Artagnan est mon hôte, et par
conséquent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et
justement même à cause de cela, je dois le
connaître. M. d'Artagnan est un jeune homme de dix-neuf
à vingt ans à peine, et Monsieur en a trente au
moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur
est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville :
regardez l'uniforme, Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. "
En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par
un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
" Oh ! la malheureuse ! s'écria le commissaire.
- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma
femme, j'espère !
- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
- Ah çà !, s'écria le mercier
exaspéré, faites-moi le plaisir de me dire,
Monsieur, comment mon affaire à moi peut s'empirer de ce que
fait ma femme pendant que je suis en prison !
- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan
arrêté entre vous, plan infernal !
- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous êtes dans
la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait
faire ma femme, que je suis entièrement étranger
à ce qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je
la renie, je la démens, je la maudis.
- Ah çà ! dit Athos au commissaire, si vous
n'avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est
très ennuyeux, votre Monsieur Bonacieux.
- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire
en désignant d'un même geste Athos et Bonacieux,
et qu'ils soient gardés plus
sévèrement que jamais.
- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est à
M. d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je
puis le remplacer.
- Faites ce que j'ai dit ! s'écria le commissaire, et le
secret le plus absolu ! Vous entendez ! "
Athos suivit ses gardes en levant les épaules, et M.
Bonacieux en poussant des lamentations à fendre le coeur
d'un tigre.
On ramena le mercier dans le même cachot où il
avait passé la nuit, et l'on l'y laissa toute la
journée. Toute la journée Bonacieux pleura comme
un véritable mercier, n'étant pas du tout homme
d'épée, il nous l'a dit lui-même.
Le soir, vers les neuf heures, au moment où il allait se
décider à se mettre au lit, il entendit des pas
dans son corridor. Ces pas se rapprochèrent de son cachot,
sa porte s'ouvrit, des gardes parurent.
" Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des
gardes.
- Vous suivre ! s'écria Bonacieux ; vous suivre
à cette heure-ci ! et où cela, mon Dieu ?
- Où nous avons l'ordre de vous conduire.
- Mais ce n'est pas une réponse, cela.
- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois
je suis perdu ! "
Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui
venaient le quérir.
Il prit le même corridor qu'il avait
déjà pris, traversa une première cour,
puis un second corps de logis ; enfin, à la porte de la cour
d'entrée, il trouva une voiture entourée de
quatre gardes à cheval. On le fit monter dans cette voiture,
l'exempt se plaça près de lui, on ferma la
portière à clef, et tous deux se
trouvèrent dans une prison roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funèbre.
A travers la grille cadenassée, le prisonnier apercevait les
maisons et le pavé, voilà tout ; mais, en
véritable Parisien qu'il était, Bonacieux
reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux
réverbères. Au moment d'arriver à
Saint-Paul, lieu où l'on exécutait les
condamnés de la Bastille, il faillit s'évanouir
et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait
s'arrêter là. La voiture passa cependant.
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en
côtoyant le cimetière Saint-Jean où on
enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose le rassura un peu,
c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait
généralement la tête, et que sa
tête à lui était encore sur ses
épaules. Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route
de la Grève, qu'il aperçut les toits aigus de
l'Hôtel de Ville, que la voiture s'engagea sous l'arcade, il
crut que tout était fini pour lui, voulut se confesser
à l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables
que l'exempt annonça que, s'il continuait à
l'assourdir ainsi, il lui mettrait un bâillon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eût
dû l'exécuter en Grève, ce
n'était pas la peine de le bâillonner, puisqu'on
était presque arrivé au lieu de
l'exécution. En effet, la voiture traversa la place fatale
sans s'arrêter. Il ne restait plus à craindre que
la Croix-du- Trahoir : la voiture en prit justement le chemin.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'était à
la Croix-du-Trahoir qu'on exécutait les criminels
subalternes. Bonacieux s'était flatté en se
croyant digne de Saint-Paul ou de la place de Grève :
c'était à la Croix- du-Trahoir qu'allaient finir
son voyage et sa destinée ! Il ne pouvait voir encore cette
malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant
de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'à une vingtaine de pas,
il entendit une rumeur, et la voiture s'arrêta.
C'était plus que n'en pouvait supporter le pauvre Bonacieux,
déjà écrasé par les
émotions successives qu'il avait
éprouvées ; il poussa un faible
gémissement, qu'on eût pu prendre pour le dernier
soupir d'un moribond, et il s'évanouit.
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Chapitre XIV.
L'HOMME DE MEUNG.
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Ce rassemblement était produit non point par l'attente d'un
homme qu'on devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa
marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue
Saint-Honoré, tourna la rue des Bons-Enfants et
s'arrêta devant une porte basse.
La porte s'ouvrit, deux gardes reçurent dans leurs bras
Bonacieux, soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une
allée, on lui fit monter un escalier, et on le
déposa dans une antichambre.
Tous ces mouvements s'étaient opérés
pour lui d'une façon machinale.
Il avait marché comme on marche en rêve ; il avait
entrevu les objets à travers un brouillard ; ses oreilles
avaient perçu des sons sans les comprendre ; on
eût pu l'exécuter dans ce moment qu'il
n'eût pas fait un geste pour entreprendre sa
défense, qu'il n'eût pas poussé un cri
pour implorer la pitié.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur
et les bras pendants, à l'endroit même
où les gardes l'avaient déposé.
Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet
menaçant, comme rien n'indiquait qu'il courût un
danger réel, comme la banquette était
convenablement rembourrée, comme la muraille
était recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands
rideaux de damas rouge flottaient devant la fenêtre, retenus
par des embrasses d'or, il comprit peu à peu que sa frayeur
était exagérée, et il
commença de remuer la tête à droite et
à gauche et de bas en haut.
A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de
courage et se risqua à ramener une jambe, puis l'autre ;
enfin, en s'aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et
se trouva sur ses pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière,
continua d'échanger encore quelques paroles avec une
personne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se
retournant vers le prisonnier :
" C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.
- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif,
pour vous servir.
- Entrez " , dit l'officier.
Et il s'effaça pour que le mercier pût passer.
Celui-ci obéit sans réplique, et entra dans la
chambre où il paraissait être attendu.
C'était un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes
offensives et défensives, clos et
étouffé, et dans lequel il y avait
déjà du feu, quoique l'on fût
à peine à la fin du mois de septembre. Une table
carrée, couverte de livres et de papiers sur lesquels
était déroulé un plan immense de la
ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement.
Debout devant la cheminée était un homme de
moyenne taille, à la mine haute et fière, aux
yeux perçants, au front large, à la figure
amaigrie qu'allongeait encore une royale surmontée d'une
paire de moustaches. Quoique cet homme eût trente-six
à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache et
royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins
l'épée, avait toute la mine d'un homme de guerre,
et ses bottes de buffle encore légèrement
couvertes de poussière indiquaient qu'il avait
monté à cheval dans la journée.
Cet homme, c'était Armand-Jean Duplessis, cardinal de
Richelieu, non point tel qu'on nous le représente,
cassé comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le
corps brisé, la voix éteinte, enterré
dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipée, ne
vivant plus que par la force de son génie, et ne soutenant
plus la lutte avec l'Europe que par l'éternelle application
de sa pensée ; mais tel qu'il était
réellement à cette époque,
c'est-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corps
déjà, mais soutenu par cette puissance morale qui
a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient
existé ; se préparant enfin, après
avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de Mantoue,
après avoir pris Nîmes, Castres et
Uzès, à chasser les Anglais de l'île de
Ré et à faire le siège de La Rochelle.
A la première vue, rien ne dénotait donc le
cardinal, et il était impossible à
ceux-là qui ne connaissaient point son visage de deviner
devant qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que les
yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient
sur lui, et semblaient vouloir pénétrer jusqu'au
fond du passé.
" C'est là ce Bonacieux ? demanda-t-il après un
moment de silence.
- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. "
L'officier prit sur la table les papiers
désignés, les remit à celui qui les
demandait, s'inclina jusqu'à terre, et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille.
De temps en temps, l'homme de la cheminée levait les yeux de
dessus les écritures, et les plongeait comme deux poignards
jusqu'au fond du coeur du pauvre mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal
était fixé.
" Cette tête-là n'a jamais conspiré,
murmura-t-il ; mais n'importe, voyons toujours.
- Vous êtes accusé de haute trahison, dit
lentement le cardinal.
- C'est ce qu'on m'a déjà appris, Monseigneur,
s'écria Bonacieux, donnant à son interrogateur le
titre qu'il avait entendu l'officier lui donner ; mais je vous jure que
je n'en savais rien. "
Le cardinal réprima un sourire.
" Vous avez conspiré avec votre femme, avec Mme de Chevreuse
et avec Milord duc de Buckingham.
- En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je l'ai
entendue prononcer tous ces noms-là.
- Et à quelle occasion ?
- Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le
duc de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la
reine avec lui.
- Elle disait cela ? s'écria le cardinal avec violence.
- Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu'elle avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Eminence était
incapable...
- Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le
cardinal.
- C'est justement ce que ma femme m'a répondu, Monseigneur.
- Savez-vous qui a enlevé votre femme ?
- Non, Monseigneur.
- Vous avez des soupçons, cependant ?
- Oui, Monseigneur ; mais ces soupçons ont paru contrarier
M. le commissaire, et je ne les ai plus.
- Votre femme s'est échappée, le saviez-vous ?
- Non, Monseigneur, je l'ai appris depuis que je suis en prison, et
toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable !
"
Le cardinal réprima un second sourire.
" Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?
- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dû rentrer au
Louvre.
- A une heure du matin elle n'y était pas
rentrée encore.
- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ?
- On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le
cardinal sait tout.
- En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal
consentira à me dire ce qu'est devenue ma femme ?
- Peut-être ; mais il faut d'abord que vous avouiez tout ce
que vous savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de
Chevreuse.
- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.
- Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle
directement chez vous ?
- Presque jamais : elle avait affaire à des marchands de
toile, chez lesquels je la conduisais.
- Et combien y en avait-il de marchands de toile ?
- Deux, Monseigneur.
- Où demeurent-ils ?
- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe.
- Entriez-vous chez eux avec elle ?
- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais à la porte.
- Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi
toute seule ?
- Elle ne m'en donnait pas ; elle me disait d'attendre, et
j'attendais.
- Vous êtes un mari complaisant, mon cher Monsieur Bonacieux
! " dit le cardinal.
" Il m'appelle son cher Monsieur ! dit en lui-même le
mercier. Peste ! les affaires vont bien ! "
" Reconnaîtriez-vous ces portes ?
- Oui.
- Savez-vous les numéros ?
- Oui.
- Quels sont-ils ?
- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe.
- C'est bien " , dit le cardinal.
A ces mots, il prit une sonnette d'argent, et sonna ; l'officier
rentra.
" Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort ; et
qu'il vienne à l'instant même, s'il est
rentré.
- Le comte est là, dit l'officier, il demande instamment
à parler à Votre Eminence ! "
" A Votre Eminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel
était le titre qu'on donnait d'ordinaire à M. le
cardinal, ... à Votre Eminence ! "
" Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu.
L'officier s'élança hors de l'appartement, avec
cette rapidité que mettaient d'ordinaire tous les serviteurs
du cardinal à lui obéir.
" A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux
égarés.
Cinq secondes ne s'étaient pas
écoulées depuis la disparition de l'officier, que
la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra.
" C'est lui, s'écria Bonacieux.
- Qui lui ? demanda le cardinal.
- Celui qui m'a enlevé ma femme. "
Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
" Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que
je le rappelle devant moi.
- Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'écria
Bonacieux ; non, je m'étais trompé : c'est un
autre qui ne lui ressemble pas du tout ! Monsieur est un
honnête homme.
- Emmenez cet imbécile ! " dit le cardinal.
L'officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans
l'antichambre où il trouva ses deux gardes.
Le nouveau personnage qu'on venait d'introduire suivit des yeux avec
impatience Bonacieux jusqu'à ce qu'il fût sorti,
et dès que la porte se fut refermée sur lui :
" Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
- Qui ? demanda Son Eminence.
- Elle et lui.
- La reine et le duc ? s'écria Richelieu.
- Oui.
- Et où cela ?
- Au Louvre.
- Vous en êtes sûr ?
- Parfaitement sûr.
- Qui vous l'a dit ?
- Mme de Lannoy, qui est toute à Votre Eminence, comme vous
le savez.
- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tôt ?
- Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher Mme
de Fargis dans sa chambre, et l'a gardée toute la
journée.
- C'est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notre
revanche.
- Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez
tranquille.
- Comment cela s'est-il passé ?
- A minuit et demi, la reine était avec ses femmes...
- Où cela ?
- Dans sa chambre à coucher...
- Bien.
- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de
lingerie...
- Après ?
- Aussitôt la reine a manifesté une grande
émotion, et, malgré le rouge dont elle avait le
visage couvert, elle a pâli.
- Après ! après !
- Cependant, elle s'est levée, et d'une voix
altérée : " Mesdames, a-t- elle dit, attendez-moi
dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert la porte de son
alcôve, puis elle est sortie.
- Pourquoi Mme de Lannoy n'est-elle pas venue vous prévenir
à l'instant même ?
- Rien n'était bien certain encore ; d'ailleurs, la reine
avait dit : " Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait
désobéir à la reine.
- Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la
chambre ?
- Trois quarts d'heure.
- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ?
- Doña Estéfania seulement.
- Et elle est rentrée ensuite ?
- Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à
son chiffre, et sortir aussitôt.
- Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle
rapporté le coffret ?
- Non.
- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ?
- Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté a
donnés à la reine.
- Et elle est rentrée sans ce coffret ?
- Oui.
- L'opinion de Mme de Lannoy est qu'elle les a remis alors
à Buckingham ?
- Elle en est sûre.
- Comment cela ?
- Pendant la journée, Mme de Lannoy, en sa
qualité de dame d'atour de la reine, a cherché ce
coffret, a paru inquiète de ne pas le trouver et a fini par
en demander des nouvelles à la reine.
- Et alors, la reine... ?
- La reine est devenue fort rouge et a répondu qu'ayant
brisé la veille un de ses ferrets, elle l'avait
envoyé raccommoder chez son orfèvre.
- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
- J'y suis passé.
- Eh bien, l'orfèvre ?
- L'orfèvre n'a entendu parler de rien.
- Bien ! bien ! Rochefort, tout n'est pas perdu, et
peut-être... peut-être tout est-il pour le mieux !
- Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre
Eminence...
- Ne répare les bêtises de mon agent, n'est-ce
pas ?
- C'est justement ce que j'allais dire, si Votre Eminence m'avait
laissé achever ma phrase.
- Maintenant, savez-vous où se cachaient la duchesse de
Chevreuse et le duc de Buckingham ?
- Non, Monseigneur, mes gens n'ont pu rien me dire de positif
là- dessus.
- Je le sais, moi.
- Vous, Monseigneur ?
- Oui, ou du moins je m'en doute. Ils se tenaient, l'un rue de
Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75.
- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrêter tous
deux ?
- Il sera trop tard, ils seront partis.
- N'importe, on peut s'en assurer.
- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
- J'y vais, Monseigneur. "
Et Rochefort s'élança hors de l'appartement.
Le cardinal, resté seul, réfléchit un
instant et sonna une troisième fois.
Le même officier reparut.
" Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal.
Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe
du cardinal, l'officier se retira.
" Vous m'avez trompé, dit sévèrement
le cardinal.
- Moi, s'écria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence !
- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait
pas chez des marchands de toile.
- Et où allait-elle, juste Dieu ?
- Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de
Buckingham.
- Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c'est cela,
Votre Eminence a raison. J'ai dit plusieurs fois à ma femme
qu'il était étonnant que des marchands de toile
demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui n'avaient
pas d'enseignes, et chaque fois ma femme s'est mise à rire.
Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de
l'Eminence, ah ! que vous êtes bien le cardinal, le grand
cardinal, l'homme de génie que tout le monde
révère. "
Le cardinal, tout médiocre qu'était le triomphe
remporté sur un être aussi vulgaire que
l'était Bonacieux, n'en jouit pas moins un instant ; puis,
presque aussitôt, comme si une nouvelle pensée se
présentait à son esprit, un sourire plissa ses
lèvres, et tendant la main au mercier :
" Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave
homme.
- Le cardinal m'a touché la main ! j'ai touché
la main du grand homme ! s'écria Bonacieux ; le grand homme
m'a appelé son ami !
- Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu'il
savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le
connaissaient pas ; et comme on vous a soupçonné
injustement, Eh bien, il vous faut une indemnité : tenez !
prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.
- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux
hésitant à prendre le sac, craignant sans doute
que ce prétendu don ne fût qu'une plaisanterie.
Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter,
vous êtes bien libre de me faire torturer, vous
êtes bien libre de me faire pendre : vous êtes le
maître, et je n'aurais pas eu le plus petit mot à
dire. Vous pardonner, Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas !
- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la
générosité, je le vois, et je vous en
remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous vous en allez sans
être trop mécontent ?
- Je m'en vais enchanté, Monseigneur.
- Adieu donc, ou plutôt à revoir, car
j'espère que nous nous reverrons.
- Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son
Eminence.
- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvé un
charme extrême à votre conversation.
- Oh ! Monseigneur !
- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. "
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux
répondit en s'inclinant jusqu'à terre ; puis il
sortit à reculons, et quand il fut dans l'antichambre, le
cardinal l'entendit qui, dans son enthousiasme, criait à
tue-tête : " Vive Monseigneur ! vive Son Eminence ! vive le
grand cardinal ! " Le cardinal écouta en souriant cette
brillante manifestation des sentiments enthousiastes de
maître Bonacieux ; puis, quand les cris de Bonacieux se
furent perdus dans l'éloignement :
" Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer
pour moi. "
Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande
attention la carte de La Rochelle qui, ainsi que nous l'avons dit,
était étendue sur son bureau, traçant
avec un crayon la ligne où devait passer la fameuse digue
qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la cité
assiégée.
Comme il en était au plus profond de ses
méditations stratégiques, la porte se rouvrit, et
Rochefort rentra.
" Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude
qui prouvait le degré d'importance qu'il attachait
à la commission dont il avait chargé le comte.
- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six à
vingt-huit ans et un homme de trente-cinq à quarante ans ont
logé effectivement, l'un quatre jours et l'autre cinq, dans
les maisons indiquées par Votre Eminence : mais la femme est
partie cette nuit, et l'homme ce matin.
- C'étaient eux ! s'écria le cardinal, qui
regardait à la pendule ; et maintenant, continua-t-il, il
est trop tard pour faire courir après : la duchesse est
à Tours, et le duc à Boulogne. C'est à
Londres qu'il faut les rejoindre.
- Quels sont les ordres de Votre Eminence ?
- Pas un mot de ce qui s'est passé ; que la reine reste
dans une sécurité parfaite ; qu'elle ignore que
nous savons son secret ; qu'elle croie que nous sommes à la
recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez- moi le garde des
sceaux Séguier.
- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ?
- Quel homme ? demanda le cardinal.
- Ce Bonacieux ?
- J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion
de sa femme. "
Le comte de Rochefort s'inclina en homme qui reconnaît la
grande supériorité du maître, et se
retira.
Resté seul, le cardinal s'assit de nouveau,
écrivit une lettre qu'il cacheta de son sceau particulier,
puis il sonna. L'officier entra pour la quatrième fois.
" Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprêter
pour un voyage. "
Un instant après, l'homme qu'il avait demandé
était debout devant lui, tout botté et tout
éperonné.
" Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne
vous arrêterez pas un instant en route. Vous remettrez cette
lettre à Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez
chez mon trésorier et faites-vous payer. Il y en a autant
à toucher si vous êtes ici de retour dans six
jours et si vous avez bien fait ma commission. "
Le messager, sans répondre un seul mot, s'inclina, prit la
lettre, le bon de deux cents pistoles, et sortit.
Voici ce que contenait la lettre :
" Milady,
Trouvez-vous au premier bal où se trouvera le duc de
Buckingham. Il aura à son pourpoint douze ferrets de
diamants, approchez-vous de lui et coupez-en deux.
Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession,
prévenez-moi. "
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Chapitre XV.
GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE.
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Le lendemain du jour où ces événements
étaient arrivés, Athos n'ayant point reparu, M.
de Tréville avait été
prévenu par d'Artagnan et par Porthos de sa disparition.
Quant à Aramis, il avait demandé un
congé de cinq jours, et il était à
Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
M. de Tréville était le père de ses
soldats. Le moindre et le plus inconnu d'entre eux, dès
qu'il portait l'uniforme de la compagnie, était aussi
certain de son aide et de son appui qu'aurait pu l'être son
frère lui-même.
Il se rendit donc à l'instant chez le lieutenant criminel.
On fit venir l'officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et
les renseignements successifs apprirent qu'Athos était
momentanément logé au Fort-l'Evêque.
Athos avait passé par toutes les épreuves que
nous avons vu Bonacieux subir.
Nous avons assisté à la scène de
confrontation entre les deux captifs. Athos, qui n'avait rien dit
jusque-là de peur que d'Artagnan,
inquiété à son tour, n'eût
point le temps qu'il lui fallait, Athos déclara,
à partir de ce moment, qu'il se nommait Athos et non
d'Artagnan.
Il ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il
n'avait jamais parlé ni à l'un, ni à
l'autre ; qu'il était venu vers les dix heures du soir pour
faire visite à M. d'Artagnan, son ami, mais que
jusqu'à cette heure il était resté
chez M. de Tréville, où il avait
dîné ; vingt témoins, ajouta-t-il,
pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs gentilshommes
distingués, entre autres M. le duc de La
Trémouille.
Le second commissaire fut aussi étourdi que le premier de la
déclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel
il aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment
tant à gagner sur les gens d'épée ;
mais le nom de M. de Tréville et celui de M. le duc de La
Trémouille méritaient réflexion.
Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais malheureusement le
cardinal était au Louvre chez le roi.
C'était précisément le moment
où M. de Tréville, sortant de chez le lieutenant
criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'Evêque, sans
avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majesté.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de Tréville avait
à toute heure ses entrées chez le roi.
On sait quelles étaient les préventions du roi
contre la reine, préventions habilement entretenues par le
cardinal, qui, en fait d'intrigues, se défiait infiniment
plus des femmes que des hommes. Une des grandes causes surtout de cette
prévention était l'amitié d'Anne
d'Autriche pour Mme de Chevreuse. Ces deux femmes
l'inquiétaient plus que les guerres avec l'Espagne, les
démêlés avec l'Angleterre et l'embarras
des finances. A ses yeux et dans sa conviction, Mme de Chevreuse
servait la reine non seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce
qui le tourmentait bien plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse,
exilée à Tours et qu'on croyait dans cette ville,
était venue à Paris et, pendant cinq jours
qu'elle y était restée, avait
dépisté la police, le roi était
entré dans une furieuse colère. Capricieux et
infidèle, le roi voulait être Louis le
Juste et Louis le Chaste . La
postérité comprendra difficilement ce
caractère, que l'histoire n'explique que par des faits et
jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme de Chevreuse
était venue à Paris, mais encore que la reine
avait renoué avec elle à l'aide d'une de ces
correspondances mystérieuses qu'à cette
époque on nommait une cabale ; lorsqu'il affirma que lui, le
cardinal, allait démêler les fils les plus obscurs
de cette intrigue, quand, au moment d'arrêter sur le fait, en
flagrant délit, nanti de toutes les preuves,
l'émissaire de la reine près de
l'exilée, un mousquetaire avait osé interrompre
violemment le cours de la justice en tombant,
l'épée à la main, sur
d'honnêtes gens de loi chargés d'examiner avec
impartialité toute l'affaire pour la mettre sous les yeux du
roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement de
la reine avec cette pâle et muette indignation qui,
lorsqu'elle éclatait, conduisait ce prince
jusqu'à la plus froide cruauté.
Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot
du duc de Buckingham.
Ce fut alors que M. de Tréville entra, froid, poli et dans
une tenue irréprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la présence du
cardinal et par l'altération de la figure du roi, M. de
Tréville se sentit fort comme Samson devant les Philistins.
Louis XIII mettait déjà la main sur le bouton de
la porte ; au bruit que fit M. de Tréville en entrant, il se
retourna.
" Vous arrivez bien, Monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses passions
étaient montées à un certain point, ne
savait pas dissimuler, et j'en apprends de belles sur le compte de vos
mousquetaires.
- Et moi, dit froidement M. de Tréville, j'en ai de belles
à apprendre à Votre Majesté sur ses
gens de robe.
- Plaît-il ? dit le roi avec hauteur.
- J'ai l'honneur d'apprendre à Votre Majesté,
continua M. de Tréville du même ton, qu'un parti
de procureurs, de commissaires et de gens de police, gens fort
estimables mais fort acharnés, à ce qu'il
paraît, contre l'uniforme, s'est permis d'arrêter
dans une maison, d'emmener en pleine rue et de jeter au
Fort-l'Evêque, tout cela sur un ordre que l'on a
refusé de me représenter, un de mes
mousquetaires, ou plutôt des vôtres, Sire, d'une
conduite irréprochable, d'une réputation presque
illustre, et que Votre Majesté connaît
favorablement, M. Athos.
- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom.
- Que Votre Majesté se le rappelle, dit M. de
Tréville ; M. Athos est ce mousquetaire qui, dans le
fâcheux duel que vous savez, a eu le malheur de blesser
grièvement M. de Cahusac. - A propos, Monseigneur, continua
Tréville en s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout
à fait rétabli, n'est-ce pas ?
- Merci ! dit le cardinal en se pinçant les
lèvres de colère.
- M. Athos était donc allé rendre visite
à l'un de ses amis alors absent, continua M. de
Tréville, à un jeune Béarnais, cadet
aux gardes de Sa Majesté, compagnie des Essarts ; mais
à peine venait-il de s'installer chez son ami et de prendre
un livre en l'attendant, qu'une nuée de recors et de soldats
mêlés ensemble vint faire le siège de
la maison, enfonça plusieurs portes... "
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire
dont je vous ai parlé. "
" Nous savons tout cela, répliqua le roi, car tout cela
s'est fait pour notre service.
- Alors, dit Tréville, c'est aussi pour le service de Votre
Majesté qu'on a saisi un de mes mousquetaires innocent,
qu'on l'a placé entre deux gardes comme un malfaiteur, et
qu'on a promené au milieu d'une populace insolente ce galant
homme, qui a versé dix fois son sang pour le service de
Votre Majesté et qui est prêt à le
répandre encore.
- Bah ! dit le roi ébranlé, les choses se sont
passées ainsi ?
- M. de Tréville ne dit pas, reprit le cardinal avec le
plus grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme
venait, une heure auparavant, de frapper à coups
d'épée quatre commissaires instructeurs
délégués par moi afin d'instruire une
affaire de la plus haute importance.
- Je défie Votre Eminence de le prouver, s'écria
M. de Tréville avec sa franchise toute gasconne et sa
rudesse toute militaire, car, une heure auparavant, M. Athos, qui, je
le confierai à Votre Majesté, est un homme de la
plus haute qualité, me faisait l'honneur, après
avoir dîné chez moi, de causer dans le salon de
mon hôtel avec M. le duc de La Trémouille et M. le
comte de Châlus, qui s'y trouvaient. "
Le roi regarda le cardinal.
" Un procès-verbal fait foi, dit le cardinal
répondant tout haut à l'interrogation muette de
Sa Majesté, et les gens maltraités ont
dressé le suivant, que j'ai l'honneur de
présenter à Votre Majesté.
- Procès-verbal de gens de robe vaut-il la parole
d'honneur, répondit fièrement
Tréville, d'homme d'épée ?
- Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le roi.
- Si Son Eminence a quelque soupçon contre un de mes
mousquetaires, dit Tréville, la justice de M. le cardinal
est assez connue pour que je demande moi-même une
enquête.
- Dans la maison où cette descente de justice a
été faite, continua le cardinal impassible, loge,
je crois, un Béarnais ami du mousquetaire.
- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ?
- Je veux parler d'un jeune homme que vous protégez,
Monsieur de Tréville.
- Oui, Votre Eminence, c'est cela même.
- Ne soupçonnez-vous pas ce jeune homme d'avoir
donné de mauvais conseils...
- A M. Athos, à un homme qui a le double de son
âge ? interrompit M. de Tréville ; non,
Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passé la
soirée chez moi.
- Ah çà, dit le cardinal, tout le monde a donc
passé la soirée chez vous ?
- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit Tréville,
le rouge de la colère au front.
- Non, Dieu m'en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement,
à quelle heure était-il chez vous ?
- Oh ! cela je puis le dire sciemment à Votre Eminence,
car, comme il entrait, je remarquai qu'il était neuf heures
et demie à la pendule, quoique j'eusse cru qu'il
était plus tard.
- Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel ?
- A dix heures et demie : une heure après
l'événement.
- Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne
soupçonnait pas un instant la loyauté de
Tréville, et qui sentait que la victoire lui
échappait, mais, enfin, Athos a été
pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
- Est-il défendu à un ami de visiter un ami ?
à un mousquetaire de ma compagnie de fraterniser avec un
garde de la compagnie de M. des Essarts ?
- Oui, quand la maison où il fraternise avec cet ami est
suspecte.
- C'est que cette maison est suspecte, Tréville, dit le roi
; peut-être ne le saviez-vous pas ?
- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut être
suspecte partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite
M. d'Artagnan ; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois ce
qu'il a dit, il n'existe pas un plus dévoué
serviteur de Sa Majesté, un admirateur plus profond de M. le
cardinal.
- N'est-ce pas ce d'Artagnan qui a blessé un jour Jussac
dans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu près du
couvent des Carmes- Déchaussés ? demanda le roi
en regardant le cardinal, qui rougit de dépit.
- Et le lendemain, Bernajoux. Oui, Sire, oui, c'est bien cela, et
Votre Majesté a bonne mémoire.
- Allons, que résolvons-nous ? dit le roi.
- Cela regarde Votre Majesté plus que moi, dit le cardinal.
J'affirmerais la culpabilité.
- Et moi je la nie, dit Tréville. Mais Sa
Majesté a des juges, et ses juges décideront.
- C'est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est
leur affaire de juger, et ils jugeront.
- Seulement, reprit Tréville, il est bien triste qu'en ce
temps malheureux où nous sommes, la vie la plus pure, la
vertu la plus incontestable n'exemptent pas un homme de l'infamie et de
la persécution. Aussi l'armée sera-t-elle peu
contente, je puis en répondre, d'être en butte
à des traitements rigoureux à propos d'affaires
de police. "
Le mot était imprudent ; mais M. de Tréville
l'avait lancé avec connaissance de cause. Il voulait une
explosion, parce qu'en cela la mine fait du feu, et que le feu
éclaire.
" Affaires de police ! s'écria le roi, relevant les paroles
de M. de Tréville : affaires de police ! et qu'en
savez-vous, Monsieur ? Mêlez- vous de vos mousquetaires, et
ne me rompez pas la tête. Il semble, à vous
entendre, que, si par malheur on arrête un mousquetaire, la
France est en danger. Eh ! que de bruit pour un mousquetaire ! j'en
ferai arrêter dix, ventrebleu ! cent, même ; toute
la compagnie ! et je ne veux pas que l'on souffle mot.
- Du moment où ils sont suspects à Votre
Majesté, dit Tréville, les mousquetaires sont
coupables ; aussi, me voyez-vous, Sire, prêt à
vous rendre mon épée ; car après avoir
accusé mes soldats, M. le cardinal, je n'en doute pas,
finira par m'accuser moi-même ; ainsi mieux vaut que je me
constitue prisonnier avec M. Athos, qui est arrêté
déjà, et M. d'Artagnan, qu'on va
arrêter sans doute.
- Tête gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
- Sire, répondit Tréville sans baisser le
moindrement la voix, ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il
soit jugé.
- On le jugera, dit le cardinal.
- Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai à
Sa Majesté la permission de plaider pour lui. "
Le roi craignit un éclat.
" Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... "
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :
" Pardon, dit-il, mais du moment où Votre Majesté
voit en moi un juge prévenu, je me retire.
- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon père, que M.
Athos était chez vous pendant
l'événement, et qu'il n'y a point pris part ?
- Par votre glorieux père et par vous-même, qui
êtes ce que j'aime et ce que je vénère
le plus au monde, je le jure !
- Veuillez réfléchir, Sire, dit le cardinal. Si
nous relâchons ainsi le prisonnier, on ne pourra plus
connaître la vérité.
- M. Athos sera toujours là, reprit M. de
Tréville, prêt à répondre
quand il plaira aux gens de robe de l'interroger. Il ne
désertera pas, Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je
réponds de lui, moi.
- Au fait, il ne désertera pas, dit le roi ; on le
retrouvera toujours, comme dit M. de Tréville. D'ailleurs,
ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant d'un air suppliant Son
Eminence, donnons-leur de la sécurité : cela est
politique. "
Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
" Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de grâce.
- Le droit de grâce ne s'applique qu'aux coupables, dit
Tréville, qui voulait avoir le dernier mot, et mon
mousquetaire est innocent. Ce n'est donc pas grâce que vous
allez faire, Sire, c'est justice.
- Et il est au Fort-l'Evêque ? dit le roi.
- Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des
criminels.
- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?
- Signer l'ordre de mise en liberté, et tout sera dit,
reprit le cardinal ; je crois, comme Votre Majesté, que la
garantie de M. de Tréville est plus que suffisante. "
Tréville s'inclina respectueusement avec une joie qui
n'était pas sans mélange de crainte ; il
eût préféré une
résistance opiniâtre du cardinal à
cette soudaine facilité.
Le roi signa l'ordre d'élargissement, et Tréville
l'emporta sans retard.
Au moment où il allait sortir, le cardinal lui fit un
sourire amical, et dit au roi :
" Une bonne harmonie règne entre les chefs et les soldats,
dans vos mousquetaires, Sire ; voilà qui est bien profitable
au service et bien honorable pour tous. "
" Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait
Tréville ; on n'a jamais le dernier mot avec un pareil
homme. Mais hâtons-nous, car le roi peut changer d'avis tout
à l'heure ; et au bout du compte, il est plus difficile de
remettre à la Bastille ou au Fort-l'Evêque un
homme qui en est sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. "
M. de Tréville fit triomphalement son entrée au
Fort-l'Evêque, où il délivra le
mousquetaire, que sa paisible indifférence n'avait pas
abandonné.
Puis, la première fois qu'il revit d'Artagnan :
" Vous l'échappez belle, lui dit-il ; voilà votre
coup d'épée à Jussac payé.
Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas trop vous
y fier. "
Au reste, M. de Tréville avait raison de se
défier du cardinal et de penser que tout n'était
pas fini, car à peine le capitaine des mousquetaires eut-il
fermé la porte derrière lui, que Son Eminence dit
au roi :
" Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons causer
sérieusement, s'il plaît à Votre
Majesté. Sire, M. de Buckingham était
à Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. "
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-
Chapitre XVI.
OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE
POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS.
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Il est impossible de se faire une idée de l'impression que
ces quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et
pâlit successivement ; et le cardinal vit tout d'abord qu'il
venait de conquérir d'un seul coup tout le terrain qu'il
avait perdu.
" M. de Buckingham à Paris ! s'écria-t-il, et
qu'y vient-il faire ?
- Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et les
Espagnols.
- Non, pardieu, non ! conspirer contre mon honneur avec Mme de
Chevreuse, Mme de Longueville et les Condé !
- Oh ! Sire, quelle idée ! La reine est trop sage, et
surtout aime trop Votre Majesté.
- La femme est faible, Monsieur le cardinal, dit le roi ; et quant
à m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour.
- Je n'en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc de
Buckingham est venu à Paris pour un projet tout politique.
- Et moi je suis sûr qu'il est venu pour autre chose,
Monsieur le cardinal ; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble !
- Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance que j'aie
à arrêter mon esprit sur une pareille trahison,
Votre Majesté m'y fait penser : Mme de Lannoy, que,
d'après l'ordre de Votre Majesté, j'ai
interrogée plusieurs fois, m'a dit ce matin que la nuit
avant celle-ci Sa Majesté avait veillé fort tard,
que ce matin elle avait beaucoup pleuré et que toute la
journée elle avait écrit.
- C'est cela, dit le roi ; à lui sans doute , Cardinal, il
me faut les papiers de la reine.
- Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble que ce n'est ni moi,
ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d'une pareille
mission.
- Comment s'y est-on pris pour la maréchale d'Ancre ?
s'écria le roi au plus haut degré de la
colère ; on a fouillé ses armoires, et enfin on
l'a fouillée elle-même.
- La maréchale d'Ancre n'était que la
maréchale d'Ancre, une aventurière florentine,
Sire, voilà tout ; tandis que l'auguste épouse de
Votre Majesté est Anne d'Autriche, reine de France,
c'est-à-dire une des plus grandes princesses du monde.
- Elle n'en est que plus coupable, Monsieur le duc ! Plus elle a
oublié la haute position où elle était
placée, plus elle est bas descendue. Il y a longtemps
d'ailleurs que je suis décidé à en
finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d'amour. Elle a
aussi près d'elle un certain La Porte...
- Que je crois la cheville ouvrière de tout cela, je
l'avoue, dit le cardinal.
- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe ? dit le roi.
- Je crois, et je le répète à Votre
Majesté, que la reine conspire contre la puissance de son
roi, mais je n'ai point dit contre son honneur.
- Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je vous dis que la reine
ne m'aime pas ; je vous dis qu'elle en aime un autre ; je vous dis
qu'elle aime cet infâme duc de Buckingham ! Pourquoi ne
l'avez-vous pas fait arrêter pendant qu'il était
à Paris ?
- Arrêter le duc ! arrêter le premier ministre du
roi Charles Ier ! Y pensez-vous, Sire ? Quel éclat ! et si
alors les soupçons de Votre Majesté, ce dont je
continue à douter, avaient quelque consistance, quel
éclat terrible ! quel scandale
désespérant !
- Mais puisqu'il s'exposait comme un vagabond et un larronneur, il
fallait... "
Louis XIII s'arrêta lui-même, effrayé de
ce qu'il allait dire, tandis que Richelieu, allongeant le cou,
attendait inutilement la parole qui était restée
sur les lèvres du roi.
" Il fallait ?
- Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu'il a
été à Paris, vous ne l'avez pas perdu
de vue ?
- Non, Sire.
- Où logeait-il ?
- Rue de La Harpe, n 75.
- Où est-ce, cela ?
- Du côté du Luxembourg.
- Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont
pas vus ?
- Je crois la reine trop attachée à ses devoirs,
Sire.
- Mais ils ont correspondu, c'est à lui que la reine a
écrit toute la journée ; Monsieur le duc, il me
faut ces lettres !
- Sire, cependant...
- Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit, je les veux.
- Je ferai pourtant observer à Votre Majesté...
- Me trahissez-vous donc aussi, Monsieur le cardinal, pour vous
opposer toujours ainsi à mes volontés ? Etes-vous
aussi d'accord avec l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse
et avec la reine ?
- Sire, répondit en soupirant le cardinal, je croyais
être à l'abri d'un pareil soupçon.
- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu ; je veux ces lettres !
- Il n'y aurait qu'un moyen.
- Lequel ?
- Ce serait de charger de cette mission M. le garde des sceaux
Séguier. La chose rentre complètement dans les
devoirs de sa charge.
- Qu'on l'envoie chercher à l'instant même !
- Il doit être chez moi, Sire ; je l'avais fait prier de
passer, et lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissé
l'ordre, s'il se présentait, de le faire attendre.
- Qu'on aille le chercher à l'instant même !
- Les ordres de Votre Majesté seront
exécutés ; mais...
- Mais quoi ?
- Mais la reine se refusera peut-être à
obéir.
- A mes ordres ?
- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prévenir
moi-même.
- Votre Majesté n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que
j'ai pu pour prévenir une rupture.
- Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent pour la
reine, trop indulgent peut-être ; et nous aurons, je vous en
préviens, à parler plus tard de cela.
- Quand il plaira à Votre Majesté ; mais je
serai toujours heureux et fier, Sire, de me sacrifier à la
bonne harmonie que je désire voir régner entre
vous et la reine de France.
- Bien, cardinal, bien ; mais en attendant envoyez chercher M. le
garde des sceaux ; moi, j'entre chez la reine. "
Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s'engagea dans le
corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche.
La reine était au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut, Mme
de Sablé, Mme de Montbazon et Mme de
Guéménée. Dans un coin
était cette camériste espagnole doña
Estéfania, qui l'avait suivie de Madrid. Mme de
Guéménée faisait la lecture, et tout
le monde écoutait avec attention la lectrice, à
l'exception de la reine, qui, au contraire, avait provoqué
cette lecture afin de pouvoir, tout en feignant d'écouter,
suivre le fil de ses propres pensées.
Ces pensées, toutes dorées qu'elles
étaient par un dernier reflet d'amour, n'en
étaient pas moins tristes. Anne d'Autriche,
privée de la confiance de son mari, poursuivie par la haine
du cardinal, qui ne pouvait lui pardonner d'avoir repoussé
un sentiment plus doux, ayant sous les yeux l'exemple de la reine
mère, que cette haine avait tourmentée toute sa
vie - quoique Marie de Médicis, s'il faut en croire les
mémoires du temps, eût commencé par
accorder au cardinal le sentiment qu'Anne d'Autriche finit toujours par
lui refuser -, Anne d'Autriche avait vu tomber autour d'elle ses
serviteurs les plus dévoués, ses confidents les
plus intimes, ses favoris les plus chers. Comme ces malheureux
doués d'un don funeste, elle portait malheur à
tout ce qu'elle touchait, son amitié était un
signe fatal qui appelait la persécution. Mme de Chevreuse et
Mme de Vernet étaient exilées ; enfin La Porte ne
cachait pas à sa maîtresse qu'il s'attendait
à être arrêté d'un instant
à l'autre.
C'est au moment où elle était plongée
au plus profond et au plus sombre de ces réflexions, que la
porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra.
La lectrice se tut à l'instant même, toutes les
dames se levèrent, et il se fit un profond silence.
Quant au roi, il ne fit aucune démonstration de politesse ;
seulement, s'arrêtant devant la reine :
" Madame, dit-il d'une voix altérée, vous allez
recevoir la visite de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines
affaires dont je l'ai chargé. "
La malheureuse reine, qu'on menaçait sans cesse de divorce,
d'exil et de jugement même, pâlit sous son rouge et
ne put s'empêcher de dire :
" Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le chancelier que
Votre Majesté ne puisse me dire elle-même ? "
Le roi tourna sur ses talons sans répondre, et presque au
même instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut,
annonça la visite de M. le chancelier.
Lorsque le chancelier parut, le roi était
déjà sorti par une autre porte.
Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le
retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y a pas
de mal à ce que nos lecteurs fassent dès
à présent connaissance avec lui.
Ce chancelier était un plaisant homme. Ce fut Des Roches le
Masle, chanoine à Notre-Dame, et qui avait
été autrefois valet de chambre du cardinal, qui
le proposa à Son Eminence comme un homme tout
dévoué. Le cardinal s'y fia et s'en trouva bien.
On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci :
Après une jeunesse orageuse, il s'était
retiré dans un couvent pour y expier au moins pendant
quelque temps les folies de l'adolescence.
Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pénitent
n'avait pu refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y
entrassent avec lui. Il en était
obsédé sans relâche, et le
supérieur, auquel il avait confié cette
disgrâce, voulant autant qu'il était en lui l'en
garantir, lui avait recommandé pour conjurer le
démon tentateur de recourir à la corde de la
cloche et de sonner à toute volée. Au bruit
dénonciateur, les moines seraient prévenus que la
tentation assiégeait un frère, et toute la
communauté se mettrait en prières.
Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l'esprit malin
à grand renfort de prières faites par les moines
; mais le diable ne se laisse pas déposséder
facilement d'une place où il a mis garnison ; à
mesure qu'on redoublait les exorcismes, il redoublait les tentations,
de sorte que jour et nuit la cloche sonnait à toute
volée, annonçant l'extrême
désir de mortification qu'éprouvait le
pénitent.
Les moines n'avaient plus un instant de repos. Le jour, ils ne
faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient
à la chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils
étaient encore obligés de sauter vingt fois
à bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de
leurs cellules.
On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou les moines
qui se lassèrent ; mais, au bout de trois mois, le
pénitent reparut dans le monde avec la réputation
du plus terrible possédé qui eût jamais
existé.
En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint
président à mortier à la place de son
oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de
sagacité ; devint chancelier, servit Son Eminence avec
zèle dans sa haine contre la reine mère et sa
vengeance contre Anne d'Autriche ; stimula les juges dans l'affaire de
Chalais, encouragea les essais de M. de Laffemas, grand gibecier de
France ; puis enfin, investi de toute la confiance du cardinal,
confiance qu'il avait si bien gagnée, il en vint
à recevoir la singulière commission pour
l'exécution de laquelle il se présentait chez la
reine.
La reine était encore debout quand il entra, mais
à peine l'eut-elle aperçu, qu'elle se rassit sur
son fauteuil et fit signe à ses femmes de se rasseoir sur
leurs coussins et leurs tabourets, et, d'un ton de suprême
hauteur :
" Que désirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et
dans quel but vous présentez-vous ici ?
- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai
l'honneur de devoir à Votre Majesté, une
perquisition exacte dans vos papiers.
- Comment, Monsieur ! une perquisition dans mes papiers... A moi !
mais voilà une chose indigne !
- Veuillez me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je
ne suis que l'instrument dont le roi se sert. Sa Majesté ne
sort-elle pas d'ici, et ne vous a-t-elle pas invitée
elle-même à vous préparer à
cette visite ?
- Fouillez donc, Monsieur ; je suis une criminelle, à ce
qu'il paraît : Estéfania, donnez les clefs de mes
tables et de mes secrétaires. "
Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais il
savait bien que ce n'était pas dans un meuble que la reine
avait dû serrer la lettre importante qu'elle avait
écrite dans la journée.
Quand le chancelier eut rouvert et refermé vingt fois les
tiroirs du secrétaire, il fallut bien, quelque
hésitation qu'il éprouvât, il fallut
bien, dis-je, en venir à la conclusion de l'affaire,
c'est-à-dire à fouiller la reine
elle-même. Le chancelier s'avança donc vers Anne
d'Autriche, et d'un ton très perplexe et d'un air fort
embarrassé :
" Et maintenant, dit-il, il me reste à faire la perquisition
principale.
- Laquelle ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou
plutôt qui ne voulait pas comprendre.
- Sa Majesté est certaine qu'une lettre a
été écrite par vous dans la
journée ; elle sait qu'elle n'a pas encore
été envoyée à son adresse.
Cette lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans votre
secrétaire, et cependant cette lettre est quelque part.
- Oserez-vous porter la main sur votre reine ? dit Anne d'Autriche en
se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses
yeux, dont l'expression était devenue presque
menaçante.
- Je suis un fidèle sujet du roi, Madame ; et tout ce que
Sa Majesté ordonnera, je le ferai.
- Eh bien, c'est vrai, dit Anne d'Autriche, et les espions de M. le
cardinal l'ont bien servi. J'ai écrit aujourd'hui une
lettre, cette lettre n'est point partie. La lettre est là. "
Et la reine ramena sa belle main à son corsage.
" Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier.
- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne.
- Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût
remise, Madame, il vous l'eût demandée
lui-même. Mais, je vous le répète,
c'est moi qu'il a chargé de vous la réclamer, et
si vous ne la rendiez pas...
- Eh bien ?
- C'est encore moi qu'il a chargé de vous la prendre.
- Comment, que voulez-vous dire ?
- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisé
à chercher le papier suspect sur la personne même
de Votre Majesté.
- Quelle horreur ! s'écria la reine.
- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement.
- Cette conduite est d'une violence infâme ; savez-vous
cela, Monsieur ?
- Le roi commande, Madame, excusez-moi.
- Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutôt mourir ! "
s'écria la reine, chez laquelle se révoltait le
sang impérieux de l'Espagnole et de l'Autrichienne.
Le chancelier fit une profonde révérence, puis
avec l'intention bien patente de ne pas reculer d'une semelle dans
l'accomplissement de la commission dont il s'était
chargé, et comme eût pu le faire un valet de
bourreau dans la chambre de la question, il s'approcha d'Anne
d'Autriche, des yeux de laquelle on vit à l'instant
même jaillir des pleurs de rage.
La reine était, comme nous l'avons dit, d'une grande
beauté.
La commission pouvait donc passer pour délicate, et le roi
en était arrivé, à force de jalousie
contre Buckingham, à n'être plus jaloux de
personne.
Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux
à ce moment le cordon de la fameuse cloche ; mais, ne le
trouvant pas, il en prit son parti et tendit la main vers l'endroit
où la reine avait avoué que se trouvait le
papier.
Anne d'Autriche fit un pas en arrière, si pâle
qu'on eût dit qu'elle allait mourir ; et, s'appuyant de la
main gauche, pour ne pas tomber, à une table qui se trouvait
derrière elle, elle tira de la droite un papier de sa
poitrine et le tendit au garde des sceaux.
" Tenez, Monsieur, la voilà, cette lettre,
s'écria la reine d'une voix entrecoupée et
frémissante, prenez-la, et me délivrez de votre
odieuse présence. "
Le chancelier, qui de son côté tremblait d'une
émotion facile à concevoir, prit la lettre, salua
jusqu'à terre et se retira.
A peine la porte se fut-elle refermée sur lui, que la reine
tomba à demi évanouie dans les bras de ses
femmes.
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul
mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse, qui
manquait, devint très pâle, l'ouvrit lentement,
puis, voyant par les premiers mots qu'elle était
adressée au roi d'Espagne, il lut très
rapidement.
C'était tout un plan d'attaque contre le cardinal. La reine
invitait son frère et l'empereur d'Autriche à
faire semblant, blessés qu'ils étaient par la
politique de Richelieu, dont l'éternelle
préoccupation fut l'abaissement de la maison d'Autriche, de
déclarer la guerre à la France et d'imposer comme
condition de la paix le renvoi du cardinal : mais d'amour, il n'y en
avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal était encore
au Louvre. On lui dit que Son Eminence attendait, dans le cabinet de
travail, les ordres de Sa Majesté.
Le roi se rendit aussitôt près de lui.
" Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c'est moi qui avais
tort ; toute l'intrigue est politique, et il n'était
aucunement question d'amour dans cette lettre, que voici. En
échange, il y est fort question de vous. "
Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention ;
puis, lorsqu'il fut arrivé au bout, il la relut une seconde
fois.
" Eh bien, Votre Majesté, dit-il, vous voyez
jusqu'où vont mes ennemis : on vous menace de deux guerres,
si vous ne me renvoyez pas. A votre place, en
vérité, Sire, je céderais à
de si puissantes instances, et ce serait de mon
côté avec un véritable bonheur que je
me retirerais des affaires.
- Que dites-vous là, duc ?
- Je dis, Sire, que ma santé se perd dans ces luttes
excessives et dans ces travaux éternels. Je dis que, selon
toute probabilité, je ne pourrai pas soutenir les fatigues
du siège de La Rochelle, et que mieux vaut que vous nommiez
là ou M. de Condé, ou M. de Bassompierre, ou
enfin quelque vaillant homme dont c'est l'état de mener la
guerre, et non pas moi qui suis homme d'Eglise et qu'on
détourne sans cesse de ma vocation pour m'appliquer
à des choses auxquelles je n'ai aucune aptitude. Vous en
serez plus heureux à l'intérieur, Sire, et je ne
doute pas que vous n'en soyez plus grand à
l'étranger.
- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille ; tous
ceux qui sont nommés dans cette lettre seront punis comme
ils le méritent, et la reine elle-même.
- Que dites-vous là, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, la
reine éprouve la moindre contrariété !
elle m'a toujours cru son ennemi, Sire, quoique Votre
Majesté puisse attester que j'ai toujours pris chaudement
son parti, même contre vous. Oh ! si elle trahissait Votre
Majesté à l'endroit de son honneur, ce serait
autre chose, et je serais le premier à dire : " Pas de
grâce, Sire, pas de grâce pour la coupable ! "
Heureusement il n'en est rien, et Votre Majesté vient d'en
acquérir une nouvelle preuve.
- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez raison,
comme toujours ; mais la reine n'en mérite pas moins toute
ma colère.
- C'est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et
véritablement, quand elle bouderait sérieusement
Votre Majesté, je le comprendrais ; Votre Majesté
l'a traitée avec une
sévérité !...
- C'est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les
vôtres, duc, si haut placés qu'ils soient et
quelque péril que je coure à agir
sévèrement avec eux.
- La reine est mon ennemie, mais n'est pas la vôtre, Sire ;
au contraire, elle est épouse dévouée,
soumise et irréprochable ; laissez-moi donc, Sire,
intercéder pour elle près de Votre
Majesté.
- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne à moi la
première !
- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort,
puisque c'est vous qui avez soupçonné la reine.
- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !
- Sire, je vous en supplie.
- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ?
- En faisant une chose que vous sauriez lui être
agréable.
- Laquelle ?
- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ; je vous
réponds que sa rancune ne tiendra point à une
pareille attention.
- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs
mondains.
- La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu'elle sait
votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour
elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez
donnés l'autre jour à sa fête, et dont
elle n'a pas encore eu le temps de se parer.
- Nous verrons, Monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui,
dans sa joie de trouver la reine coupable d'un crime dont il se
souciait peu, et innocente d'une faute qu'il redoutait fort,
était tout prêt à se raccommoder avec
elle ; nous verrons, mais, sur mon honneur, vous êtes trop
indulgent.
- Sire, dit le cardinal, laissez la
sévérité aux ministres, l'indulgence
est la vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien. "
Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures,
s'inclina profondément, demandant congé au roi
pour se retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine.
Anne d'Autriche, qui, à la suite de la saisie de sa lettre,
s'attendait à quelque reproche, fut fort
étonnée de voir le lendemain le roi faire
près d'elle des tentatives de rapprochement. Son premier
mouvement fut répulsif, son orgueil de femme et sa
dignité de reine avaient été tous deux
si cruellement offensés, qu'elle ne pouvait revenir ainsi du
premier coup ; mais, vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut
enfin l'air de commencer à oublier. Le roi profita de ce
premier moment de retour pour lui dire qu'incessamment il comptait
donner une fête.
C'était une chose si rare qu'une fête pour la
pauvre Anne d'Autriche, qu'à cette annonce, ainsi que
l'avait pensé le cardinal, la dernière trace de
ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son
visage. Elle demanda quel jour cette fête devait avoir lieu,
mais le roi répondit qu'il fallait qu'il
s'entendît sur ce point avec le cardinal.
En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal à quelle
époque cette fête aurait lieu, et chaque jour le
cardinal, sous un prétexte quelconque, différait
de la fixer.
Dix jours s'écoulèrent ainsi.
Le huitième jour après la scène que
nous avons racontée, le cardinal reçut une
lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques
lignes :
" Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque
d'argent ; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours
après les avoir reçues, je serai à
Paris. "
Le jour même où le cardinal avait reçu
cette lettre, le roi lui adressa sa question habituelle.
Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas :
" Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours après avoir
reçu l'argent ; il faut quatre ou cinq jours à
l'argent pour aller, quatre ou cinq jours à elle pour
revenir, cela fait dix jours ; maintenant faisons la part des vents
contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de femme, et mettons
cela à douze jours.
- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculé ?
- Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les
échevins de la ville donnent une fête le 3
octobre. Cela s'arrangera à merveille, car vous n'aurez pas
l'air de faire un retour vers la reine. "
Puis le cardinal ajouta :
" A propos, Sire, n'oubliez pas de dire à Sa
Majesté, la veille de cette fête, que vous
désirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants. "
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Chapitre XVII.
LE MENAGE BONACIEUX.
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C'était la seconde fois que le cardinal revenait sur ce
point des ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc
frappé de cette insistance, et pensa que cette
recommandation cachait un mystère.
Plus d'une fois le roi avait été
humilié que le cardinal, dont la police, sans avoir atteint
encore la perfection de la police moderne, était excellente,
fût mieux instruit que lui-même de ce qui se
passait dans son propre ménage. Il espéra donc,
dans une conversation avec Anne d'Autriche, tirer quelque
lumière de cette conversation et revenir ensuite
près de Son Eminence avec quelque secret que le cardinal
sût ou ne sût pas, ce qui, dans l'un ou l'autre
cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.
Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de
nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne d'Autriche baissa
la tête, laissa s'écouler le torrent sans
répondre et espérant qu'il finirait par
s'arrêter ; mais ce n'était pas cela que voulait
Louis XIII ; Louis XIII voulait une discussion de laquelle
jaillît une lumière quelconque, convaincu qu'il
était que le cardinal avait quelque arrière-
pensée et lui machinait une surprise terrible comme en
savait faire Son Eminence. Il arriva à ce but par sa
persistance à accuser.
" Mais, s'écria Anne d'Autriche, lassée de ces
vagues attaques ; mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous
avez dans le coeur. Qu'ai-je donc fait ? Voyons, quel crime ai-je donc
commis ? Il est impossible que Votre Majesté fasse tout ce
bruit pour une lettre écrite à mon
frère. "
Le roi, attaqué à son tour d'une
manière si directe, ne sut que répondre ; il
pensa que c'était là le moment de placer la
recommandation qu'il ne devait faire que la veille de la
fête.
" Madame, dit-il avec majesté, il y aura incessamment bal
à l'hôtel de ville ; j'entends que, pour faire
honneur à nos braves échevins, vous y paraissiez
en habit de cérémonie, et surtout
parée des ferrets de diamants que je vous ai
donnés pour votre fête. Voici ma
réponse. "
La réponse était terrible. Anne d'Autriche crut
que Louis XIII savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui
cette longue dissimulation de sept ou huit jours, qui était
au reste dans son caractère. Elle devint excessivement
pâle, appuya sur une console sa main d'une admirable
beauté, et qui semblait alors une main de cire, et,
regardant le roi avec des yeux épouvantés, elle
ne répondit pas une seule syllabe.
" Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans
toute son étendue, mais sans en deviner la cause, vous
entendez ?
- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine.
- Vous paraîtrez à ce bal ?
- Oui.
- Avec vos ferrets ?
- Oui. "
La pâleur de la reine augmenta encore, s'il était
possible ; le roi s'en aperçut, et en jouit avec cette
froide cruauté qui était un des mauvais
côtés de son caractère.
" Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilà tout ce que
j'avais à vous dire.
- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche.
Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas
répondre à cette question, la reine l'ayant faite
d'une voix presque mourante.
" Mais très incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me
rappelle plus précisément la date du jour, je la
demanderai au cardinal.
- C'est donc le cardinal qui vous a annoncé cette
fête ? s'écria la reine.
- Oui, Madame, répondit le roi étonné
; mais pourquoi cela ?
- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter à y
paraître avec ces ferrets ?
- C'est-à-dire, Madame...
- C'est lui, Sire, c'est lui !
- Eh bien ! qu'importe que ce soit lui ou moi ? y a-t-il un crime
à cette invitation ?
- Non, Sire.
- Alors vous paraîtrez ?
- Oui, Sire.
- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. "
La reine fit une révérence, moins par
étiquette que parce que ses genoux se dérobaient
sous elle.
Le roi partit enchanté.
" Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait tout,
et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura
tout bientôt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu
! "
Elle s'agenouilla sur un coussin et pria, la tête
enfoncée entre ses bras palpitants.
En effet, la position était terrible. Buckingham
était retourné à Londres, Mme de
Chevreuse était à Tours. Plus
surveillée que jamais, la reine sentait sourdement qu'une de
ses femmes la trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne
pouvait pas quitter le Louvre. Elle n'avait pas une âme au
monde à qui se fier.
Aussi, en présence du malheur qui la menaçait et
de l'abandon qui était le sien, éclata-t-elle en
sanglots.
" Ne puis-je donc être bonne à rien à
Votre Majesté ? " dit tout à coup une voix pleine
de douceur et de pitié.
La reine se retourna vivement, car il n'y avait pas à se
tromper à l'expression de cette voix : c'était
une amie qui parlait ainsi.
En effet, à l'une des portes qui donnaient dans
l'appartement de la reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle
était occupée à ranger les robes et le
linge dans un cabinet, lorsque le roi était entré
; elle n'avait pas pu sortir, et avait tout entendu.
La reine poussa un cri perçant en se voyant surprise, car
dans son trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui
avait été donnée par La Porte.
" Oh ! ne craignez rien, Madame, dit la jeune femme en joignant les
mains et en pleurant elle-même des angoisses de la reine ; je
suis à Votre Majesté corps et âme, et
si loin que je sois d'elle, si inférieure que soit ma
position, je crois que j'ai trouvé un moyen de tirer Votre
Majesté de peine.
- Vous ! ô Ciel ! vous ! s'écria la reine ; mais
voyons regardez-moi en face. Je suis trahie de tous
côtés, puis-je me fier à vous ?
- Oh ! Madame ! s'écria la jeune femme en tombant
à genoux : sur mon âme, je suis prête
à mourir pour Votre Majesté ! "
Ce cri était sorti du plus profond du coeur, et, comme le
premier, il n'y avait pas à se tromper.
" Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traîtres ici ;
mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n'est
plus dévoué que moi à Votre
Majesté. Ces ferrets que le roi redemande, vous les avez
donnés au duc de Buckingham, n'est-ce pas ? Ces ferrets
étaient enfermés dans une petite boîte
en bois de rose qu'il tenait sous son bras ? Est-ce que je me trompe ?
Est-ce que ce n'est pas cela ?
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les dents
claquaient d'effroi.
- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir.
- Oui, sans doute, il le faut, s'écria la reine ; mais
comment faire, comment y arriver ?
- Il faut envoyer quelqu'un au duc.
- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ?
- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et
je trouverai le messager, moi !
- Mais il faudra écrire !
- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre
Majesté et votre cachet particulier.
- Mais ces deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil
!
- Oui, s'ils tombent entre des mains infâmes ! Mais je
réponds que ces deux mots seront remis à leur
adresse.
- Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma
réputation entre vos mains !
- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi !
- Mais comment ? dites-le-moi, au moins.
- Mon mari a été remis en liberté il
y a deux ou trois jours ; je n'ai pas encore eu le temps de le revoir.
C'est un brave et honnête homme qui n'a ni haine, ni amour
pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur un ordre de
moi, sans savoir ce qu'il porte, et il remettra la lettre de Votre
Majesté, sans même savoir qu'elle est de Votre
Majesté, à l'adresse qu'elle indiquera. "
La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élan
passionné, la regarda comme pour lire au fond de son coeur,
et ne voyant que sincérité dans ses beaux yeux,
elle l'embrassa tendrement.
" Fais cela, s'écria-t-elle, et tu m'auras sauvé
la vie, tu m'auras sauvé l'honneur !
- Oh ! n'exagérez pas le service que j'ai le bonheur de
vous rendre ; je n'ai rien à sauver à Votre
Majesté, qui est seulement victime de perfides complots.
- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison.
- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. "
La reine courut à une petite table sur laquelle se
trouvaient encre, papier et plumes : elle écrivit deux
lignes, cacheta la lettre de son cachet et la remit à Mme
Bonacieux.
" Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose
nécessaire.
- Laquelle ?
- L'argent. "
Mme Bonacieux rougit.
" Oui, c'est vrai, dit-elle, et j'avouerai à Votre
Majesté que mon mari...
- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire.
- Si fait, il en a, mais il est fort avare, c'est là son
défaut. Cependant, que Votre Majesté ne
s'inquiète pas, nous trouverons moyen...
- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les
Mémoires de Mme de Motteville ne s'étonneront pas
de cette réponse) ; mais, attends. "
Anne d'Autriche courut à son écrin.
" Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, à ce
qu'on assure ; elle vient de mon frère le roi d'Espagne,
elle est à moi et j'en puis disposer. Prends cette bague et
fais-en de l'argent, et que ton mari parte.
- Dans une heure, vous serez obéie.
- Tu vois l'adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu'à
peine pouvait-on entendre ce qu'elle disait : A Milord duc de
Buckingham, à Londres.
- La lettre sera remise à lui-même.
- Généreuse enfant ! " s'écria Anne
d'Autriche.
Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans son
corsage et disparut avec la légèreté
d'un oiseau.
Dix minutes après, elle était chez elle ; comme
elle l'avait dit à la reine, elle n'avait pas revu son mari
depuis sa mise en liberté ; elle ignorait donc le changement
qui s'était fait en lui à l'endroit du cardinal,
changement qu'avaient opéré la flatterie et
l'argent de Son Eminence et qu'avaient corroboré, depuis,
deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami de
Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine qu'aucun
sentiment coupable n'avait amené l'enlèvement de
sa femme, mais que c'était seulement une
précaution politique.
Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait à
grand- peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvé
les meubles à peu près brisés et les
armoires à peu près vides, la justice
n'étant pas une des trois choses que le roi Salomon indique
comme ne laissant point de traces de leur passage. Quant à
la servante, elle s'était enfuie lors de l'arrestation de
son maître. La terreur avait gagné la pauvre fille
au point qu'elle n'avait cessé de marcher de Paris jusqu'en
Bourgogne, son pays natal.
Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans
sa maison, fait part à sa femme de son heureux retour, et sa
femme lui avait répondu pour le féliciter et pour
lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dérober
à ses devoirs serait consacré tout entier
à lui rendre visite.
Ce premier moment s'était fait attendre cinq jours, ce qui,
dans toute autre circonstance, eût paru un peu bien long
à maître Bonacieux ; mais il avait, dans la visite
qu'il avait faite au cardinal et dans les visites que lui faisait
Rochefort, ample sujet à réflexion, et, comme on
sait, rien ne fait passer le temps comme de
réfléchir.
D'autant plus que les réflexions de Bonacieux
étaient toutes couleur de rose. Rochefort l'appelait son
ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal
faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait
déjà sur le chemin des honneurs et de la fortune.
De son côté, Mme Bonacieux avait
réfléchi, mais, il faut le dire, à
tout autre chose que l'ambition ; malgré elle, ses
pensées avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme
si brave et qui paraissait si amoureux. Mariée à
dix-huit ans à M. Bonacieux, ayant toujours vécu
au milieu des amis de son mari, peu susceptibles d'inspirer un
sentiment quelconque à une jeune femme dont le coeur
était plus élevé que sa position, Mme
Bonacieux était restée insensible aux
séductions vulgaires ; mais, à cette
époque surtout, le titre de gentilhomme avait une grande
influence sur la bourgeoisie, et d'Artagnan était
gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme des gardes, qui,
après l'uniforme des mousquetaires, était le plus
apprécié des dames. Il était, nous le
répétons, beau, jeune, aventureux ; il parlait
d'amour en homme qui aime et qui a soif d'être
aimé ; il y en avait là plus qu'il n'en fallait
pour tourner une tête de vingt-trois ans, et Mme Bonacieux en
était arrivée juste à cet
âge heureux de la vie.
Les deux époux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus
de huit jours, et que pendant cette semaine de graves
événements eussent passé entre eux,
s'abordèrent donc avec une certaine préoccupation
; néanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie
réelle et s'avança vers sa femme à
bras ouverts.
Mme Bonacieux lui présenta le front.
" Causons un peu, dit-elle.
- Comment ? dit Bonacieux étonné.
- Oui, sans doute, j'ai une chose de la plus haute importance
à vous dire.
- Au fait, et moi aussi, j'ai quelques questions assez
sérieuses à vous adresser. Expliquez-moi un peu
votre enlèvement, je vous prie.
- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux.
- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivité ?
- Je l'ai apprise le jour même ; mais comme vous
n'étiez coupable d'aucun crime, comme vous
n'étiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne saviez
rien enfin qui pût vous compromettre, ni vous, ni personne,
je n'ai attaché à cet
événement que l'importance qu'il
méritait.
- Vous en parlez bien à votre aise, Madame ! reprit
Bonacieux blessé du peu d'intérêt que
lui témoignait sa femme ; savez-vous que j'ai
été plongé un jour et une nuit dans un
cachot de la Bastille ?
- Un jour et une nuit sont bientôt passés ;
laissons donc votre captivité, et revenons à ce
qui m'amène près de vous.
- Comment ? ce qui vous amène près de moi !
N'est-ce donc pas le désir de revoir un mari dont vous
êtes séparée depuis huit jours ?
demanda le mercier piqué au vif.
- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite.
- Parlez !
- Une chose du plus haut intérêt et de laquelle
dépend notre fortune à venir peut-être.
- Notre fortune a fort changé de face depuis que je vous ai
vue, Madame Bonacieux, et je ne serais pas étonné
que d'ici à quelques mois elle ne fît envie
à beaucoup de gens.
- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous
donner.
- A moi ?
- Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action
à faire, Monsieur, et beaucoup d'argent à gagner
en même temps. "
Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent à son mari, elle
le prenait par son faible.
Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu'il a
causé dix minutes avec le cardinal de Richelieu, n'est plus
le même homme.
" Beaucoup d'argent à gagner ! dit Bonacieux en allongeant
les lèvres.
- Oui, beaucoup.
- Combien, à peu près ?
- Mille pistoles peut-être.
- Ce que vous avez à me demander est donc bien grave ?
- Oui.
- Que faut-il faire ?
- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne
vous dessaisirez sous aucun prétexte, et que vous remettrez
en main propre.
- Et pour où partirai-je ?
- Pour Londres.
- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire
à Londres.
- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez.
- Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne fais plus rien en
aveugle, et je veux savoir non seulement à quoi je m'expose,
mais encore pour qui je m'expose.
- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend
: la récompense dépassera vos désirs,
voilà tout ce que je puis vous promettre.
- Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je m'en
défie maintenant, et M. le cardinal m'a
éclairé là-dessus.
- Le cardinal ! s'écria Mme Bonacieux, vous avez vu le
cardinal ?
- Il m'a fait appeler, répondit fièrement le
mercier.
- Et vous vous êtes rendu à son invitation,
imprudent que vous êtes.
- Je dois dire que je n'avais pas le choix de m'y rendre ou de ne pas
m'y rendre, car j'étais entre deux gardes. Il est vrai
encore de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son Eminence, si
j'avais pu me dispenser de cette visite, j'en eusse
été fort enchanté.
- Il vous a donc maltraité ? il vous a donc fait des
menaces ?
- Il m'a tendu la main et m'a appelé son ami, - son ami !
entendez- vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal !
- Du grand cardinal !
- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ?
- Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d'un
ministre est éphémère, et qu'il faut
être fou pour s'attacher à un ministre ; il est
des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas sur le caprice d'un
homme ou l'issue d'un événement ; c'est
à ces pouvoirs qu'il faut se rallier.
- J'en suis fâché, Madame, mais je ne connais pas
d'autre pouvoir que celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir.
- Vous servez le cardinal ?
- Oui, Madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas que vous
vous livriez à des complots contre la
sûreté de l'Etat, et que vous serviez, vous, les
intrigues d'une femme qui n'est pas Française et qui a le
coeur espagnol. Heureusement, le grand cardinal est là, son
regard vigilant surveille et pénètre jusqu'au
fond du coeur. "
Bonacieux répétait mot pour mot une phrase qu'il
avait entendu dire au comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui
avait compté sur son mari et qui, dans cet espoir, avait
répondu de lui à la reine, n'en frémit
pas moins, et du danger dans lequel elle avait failli se jeter, et de
l'impuissance dans laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la
faiblesse et surtout la cupidité de son mari, elle ne
désespérait pas de l'amener à ses
fins.
" Ah ! vous êtes cardinaliste, Monsieur,
s'écria-t-elle ; ah ! vous servez le parti de ceux qui
maltraitent votre femme et qui insultent votre reine !
- Les intérêts particuliers ne sont rien devant
les intérêts de tous. Je suis pour ceux qui
sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux.
C'était une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il avait
retenue et qu'il trouvait l'occasion de placer.
" Et savez-vous ce que c'est que l'Etat dont vous parlez ? dit Mme
Bonacieux en haussant les épaules. Contentez-vous
d'être un bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du
côté qui vous offre le plus d'avantages.
- Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac à la panse
arrondie et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de ceci, Madame
la prêcheuse ?
- D'où vient cet argent ?
- Vous ne devinez pas ?
- Du cardinal ?
- De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevée !
- Cela se peut, Madame.
- Et vous recevez de l'argent de cet homme ?
- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlèvement
était tout politique ?
- Oui ; mais cet enlèvement avait pour but de me faire
trahir ma maîtresse, de m'arracher par des tortures des aveux
qui pussent compromettre l'honneur et peut-être la vie de mon
auguste maîtresse.
- Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maîtresse est une
perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lâche, avare
et imbécile, mais je ne vous savais pas infâme !
- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en
colère, et qui reculait devant le courroux conjugal ;
Madame, que dites-vous donc ?
- Je dis que vous êtes un misérable ! continua
Mme Bonacieux, qui vit qu'elle reprenait quelque influence sur son
mari. Ah ! vous faites de la politique, vous ! et de la politique
cardinaliste encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et âme, au
démon pour de l'argent.
- Non, mais au cardinal.
- C'est la même chose ! s'écria la jeune femme.
Qui dit Richelieu, dit Satan.
- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre !
- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre
lâcheté.
- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons !
- Je vous l'ai dit : que vous partiez à l'instant
même, Monsieur, que vous accomplissiez loyalement la
commission dont je daigne vous charger, et à cette condition
j'oublie tout, je pardonne, et il y a plus - elle lui tendit la main
- je vous rends mon amitié. "
Bonacieux était poltron et avare ; mais il aimait sa femme :
il fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps
rancune à une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il
hésitait :
" Allons, êtes-vous décidé ? dit-elle.
- Mais, ma chère amie, réfléchissez
donc un peu à ce que vous exigez de moi ; Londres est loin
de Paris, fort loin, et peut-être la commission dont vous me
chargez n'est-elle pas sans dangers.
- Qu'importe, si vous les évitez !
- Tenez, Madame Bonacieux, dit le mercier, tenez,
décidément, je refuse : les intrigues me font
peur. J'ai vu la Bastille, moi. Brrrrou ! c'est affreux, la Bastille !
Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. On m'a
menacé de la torture. Savez-vous ce que c'est que la torture
? Des coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes
jusqu'à ce que les os éclatent ! Non,
décidément, je n'irai pas. Et morbleu ! que n'y
allez- vous vous-même ? car, en vérité,
je crois que je me suis trompé sur votre compte
jusqu'à présent : je crois que vous
êtes un homme, et des plus enragés encore !
- Et vous, vous êtes une femme, une misérable
femme, stupide et abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne
partez pas à l'instant même, je vous fais
arrêter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre
à cette Bastille que vous craignez tant. "
Bonacieux tomba dans une réflexion profonde ; il pesa
mûrement les deux colères dans son cerveau, celle
du cardinal et celle de la reine : celle du cardinal l'emporta
énormément.
" Faites-moi arrêter de la part de la reine, dit-il, et moi
je me réclamerai de Son Eminence. "
Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait été
trop loin, et elle fut épouvantée de
s'être si fort avancée. Elle contempla un instant
avec effroi cette figure stupide, d'une résolution
invincible, comme celle des sots qui ont peur.
" Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-être, au bout du compte,
avez-vous raison : un homme en sait plus long que les femmes en
politique, et vous surtout, Monsieur Bonacieux, qui avez
causé avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur,
ajouta-t-elle, que mon mari, un homme sur l'affection duquel je croyais
pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse
point à ma fantaisie.
- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux
triomphant, et je m'en défie.
- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c'est bien,
n'en parlons plus.
- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire à
Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Rochefort
lui avait recommandé d'essayer de surprendre les secrets de
sa femme.
- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une
défiance instinctive repoussait maintenant en
arrière : il s'agissait d'une bagatelle comme en
désirent les femmes, d'une emplette sur laquelle il y avait
beaucoup à gagner. "
Mais plus la jeune femme se défendait, plus au contraire
Bonacieux pensa que le secret qu'elle refusait de lui confier
était important. Il résolut donc de courir
à l'instant même chez le comte de Rochefort, et de
lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer à
Londres.
" Pardon, si je vous quitte, ma chère Madame Bonacieux,
dit-il ; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris
rendez-vous avec un de mes amis ; je reviens à l'instant
même, et si vous voulez m'attendre seulement une demi-minute,
aussitôt que j'en aurai fini avec cet ami, je reviens vous
prendre, et, comme il commence à se faire tard, je vous
reconduis au Louvre.
- Merci, Monsieur, répondit Mme Bonacieux : vous
n'êtes point assez brave pour m'être d'une
utilité quelconque, et je m'en retournerai bien au Louvre
toute seule.
- Comme il vous plaira, Madame Bonacieux, reprit l'ex-mercier. Vous
reverrai-je bientôt ?
- Sans doute ; la semaine prochaine, je l'espère, mon
service me laissera quelque liberté, et j'en profiterai pour
revenir mettre de l'ordre dans nos affaires, qui doivent être
quelque peu dérangées.
- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ?
- Moi ! pas le moins du monde.
- A bientôt, alors ?
- A bientôt. "
Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'éloigna
rapidement.
" Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermé la
porte de la rue, et qu'elle se trouva seule, il ne manquait plus
à cet imbécile que d'être cardinaliste
! Et moi qui avais répondu à la reine, moi qui
avais promis à ma pauvre maîtresse... Ah ! mon
Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre pour quelqu'une de ces
misérables dont fourmille le palais, et qu'on a
placées près d'elle pour l'espionner ! Ah !
Monsieur Bonacieux ! je ne vous ai jamais beaucoup aimé ;
maintenant, c'est bien pis : je vous hais ! et, sur ma parole, vous me
le paierez ! "
Au moment où elle disait ces mots, un coup frappé
au plafond lui fit lever la tête, et une voix, qui parvint
à elle à travers le plancher, lui cria :
" Chère Madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de
l'allée, et je vais descendre près de vous. "
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Chapitre XVIII.
L'AMANT ET LE MARI.
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" Ah ! Madame, dit d'Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait
la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez là
un triste mari.
- Vous avez donc entendu notre conversation ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiétude.
- Tout entière.
- Mais comment cela ? mon Dieu !
- Par un procédé à moi connu, et par
lequel j'ai entendu aussi la conversation plus animée que
vous avez eue avec les sbires du cardinal.
- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ?
- Mille choses : d'abord, que votre mari est un niais et un sot,
heureusement ; puis, que vous étiez embarrassée,
ce dont j'ai été fort aise, et que cela me donne
une occasion de me mettre à votre service, et Dieu sait si
je suis prêt à me jeter dans le feu pour vous ;
enfin que la reine a besoin qu'un homme brave, intelligent et
dévoué fasse pour elle un voyage à
Londres. J'ai au moins deux des trois qualités qu'il vous
faut, et me voilà. "
Mme Bonacieux ne répondit pas, mais son coeur battait de
joie, et une secrète espérance brilla
à ses yeux.
" Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens
à vous confier cette mission ?
- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ?
- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois-je vous confier
un pareil secret, Monsieur ? Vous êtes presque un enfant !
- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous
réponde de moi.
- J'avoue que cela me rassurerait fort.
- Connaissez-vous Athos ?
- Non.
- Porthos ?
- Non.
- Aramis ?
- Non. Quels sont ces Messieurs ?
- Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Tréville,
leur capitaine ?
- Oh ! oui, celui-là, je le connais, non pas
personnellement, mais pour en avoir entendu plus d'une fois parler
à la reine comme d'un brave et loyal gentilhomme.
- Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,
n'est-ce pas ?
- Oh ! non, certainement.
- Eh bien, révélez-lui votre secret, et
demandez-lui, si important, si précieux, si terrible qu'il
soit, si vous pouvez me le confier.
- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le
révéler ainsi.
- Vous l'alliez bien confier à M. Bonacieux, dit d'Artagnan
avec dépit.
- Comme on confie une lettre au creux d'un arbre, à l'aile
d'un pigeon, au collier d'un chien.
- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
- Vous le dites.
- Je suis un galant homme !
- Je le crois.
- Je suis brave !
- Oh ! cela, j'en suis sûre.
- Alors, mettez-moi donc à l'épreuve. "
Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une
dernière hésitation. Mais il y avait une telle
ardeur dans ses yeux, une telle persuasion dans sa voix, qu'elle se
sentit entraînée à se fier à
lui. D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances
où il faut risquer le tout pour le tout. La reine
était aussi bien perdue par une trop grande retenue que par
une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment involontaire
qu'elle éprouvait pour ce jeune protecteur la
décida à parler.
" Ecoutez, lui dit-elle, je me rends à vos protestations et
je cède à vos assurances. Mais je vous jure
devant Dieu qui nous entend, que si vous me trahissez et que mes
ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant de ma mort.
- Et moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je
suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai
avant de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. "
Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui
avait déjà
révélé une partie en face de la
Samaritaine. Ce fut leur mutuelle déclaration d'amour.
D'Artagnan rayonnait de joie et d'orgueil. Ce secret qu'il
possédait, cette femme qu'il aimait, la confiance et
l'amour, faisaient de lui un géant.
" Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
- Comment ! vous partez ! s'écria Mme Bonacieux, et votre
régiment, votre capitaine ?
- Sur mon âme, vous m'aviez fait oublier tout cela,
chère Constance ! oui, vous avez raison, il me faut un
congé.
- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
- Oh ! celui-là, s'écria d'Artagnan
après un moment de réflexion, je le surmonterai,
soyez tranquille.
- Comment cela ?
- J'irai trouver ce soir même M. de Tréville, que
je chargerai de demander pour moi cette faveur à son
beau-frère, M. des Essarts.
- Maintenant, autre chose.
- Quoi ? demanda d'Artagnan, voyant que Mme Bonacieux
hésitait à continuer.
- Vous n'avez peut-être pas d'argent ?
- Peut-être est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
- Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant de
cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si
amoureusement son mari, prenez ce sac.
- Celui du cardinal ! s'écria en éclatant de
rire d'Artagnan qui, comme on s'en souvient, grâce
à ses carreaux enlevés, n'avait pas perdu une
syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
- Celui du cardinal, répondit Mme Bonacieux ; vous voyez
qu'il se présente sous un aspect assez respectable.
- Pardieu ! s'écria d'Artagnan, ce sera une chose
doublement divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son
Eminence !
- Vous êtes un aimable et charmant jeune homme, dit Mme
Bonacieux. Croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate.
- Oh ! je suis déjà grandement
récompensé ! s'écria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez de vous le dire ; c'est
déjà plus de bonheur que je n'en osais
espérer.
- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
- Quoi ?
- On parle dans la rue.
- C'est la voix...
- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! "
D'Artagnan courut à la porte et poussa le verrou.
" Il n'entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
- Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la disparition
de cet argent, comment la justifier si je suis là ?
- Vous avez raison, il faut sortir.
- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.
- Alors il faut monter chez moi.
- Ah ! s'écria Mme Bonacieux, vous me dites cela d'un ton
qui me fait peur. "
Mme Bonacieux prononça ces paroles avec une larme dans les
yeux. D'Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri, il
se jeta à ses genoux.
" Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme
dans un temple, je vous en donne ma parole de gentilhomme.
- Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami. "
D'Artagnan rouvrit avec précaution le verrou, et tous deux,
légers comme des ombres, se glissèrent par la
porte intérieure dans l'allée,
montèrent sans bruit l'escalier et rentrèrent
dans la chambre de d'Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sûreté, le jeune
homme barricada la porte ; ils s'approchèrent tous deux de
la fenêtre, et par une fente du volet ils virent M. Bonacieux
qui causait avec un homme en manteau.
A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit, et, tirant son
épée à demi,
s'élança vers la porte.
C'était l'homme de Meung.
" Qu'allez-vous faire ? s'écria Mme Bonacieux ; vous nous
perdez.
- Mais j'ai juré de tuer cet homme ! dit d'Artagnan.
- Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient
pas. Au nom de la reine, je vous défends de vous jeter dans
aucun péril étranger à celui du
voyage.
- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ?
- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive émotion ; en
mon nom, je vous en prie. Mais écoutons, il me semble qu'ils
parlent de moi. "
D'Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta
l'oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l'appartement vide, il
était revenu à l'homme au manteau qu'un instant
il avait laissé seul.
" Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre.
- Vous êtes sûr, répondit
l'étranger, qu'elle ne s'est pas doutée dans
quelles intentions vous êtes sorti ?
- Non, répondit Bonacieux avec suffisance ; c'est une femme
trop superficielle.
- Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
- Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est
fermé, et l'on ne voit aucune lumière briller
à travers les fentes.
- C'est égal, il faudrait s'en assurer.
- Comment cela ?
- En allant frapper à sa porte.
- Je demanderai à son valet.
- Allez. "
Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui venait
de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de
d'Artagnan et frappa.
Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus grande
figure, avait emprunté ce soir-là Planchet. Quant
à d'Artagnan, il n'avait garde de donner signe d'existence.
Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la
porte, les deux jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
" Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
- N'importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en
sûreté que sur le seuil d'une porte.
- Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n'allons plus rien
entendre.
- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. "
D'Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa
chambre une autre oreille de Denys, étendit un tapis
à terre, se mit à genoux, et fit signe
à Mme Bonacieux de se pencher, comme il le faisait, vers
l'ouverture.
" Vous êtes sûr qu'il n'y a personne ? dit
l'inconnu.
- J'en réponds, dit Bonacieux.
- Et vous pensez que votre femme ?...
- Est retournée au Louvre.
- Sans parler à aucune personne qu'à vous ?
- J'en suis sûr.
- C'est un point important, comprenez-vous ?
- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une
valeur... ?
- Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
- Alors le cardinal sera content de moi ?
- Je n'en doute pas.
- Le grand cardinal !
- Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec
vous, votre femme n'a pas prononcé de noms propres ?
- Je ne crois pas.
- Elle n'a nommé ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckingham,
ni Mme de Vernet ?
- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer à
Londres pour servir les intérêts d'une personne
illustre. "
" Le traître ! murmura Mme Bonacieux.
- Silence ! " dit d'Artagnan en lui prenant une main qu'elle lui
abandonna sans y penser.
" N'importe, continua l'homme au manteau, vous êtes un niais
de n'avoir pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre
à présent ; l'Etat qu'on menace était
sauvé, et vous...
- Et moi ?
- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
- Il vous l'a dit ?
- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
- Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma femme m'adore, et il est
encore temps. "
" Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
" Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau.
- Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis que j'ai
réfléchi, je renoue l'affaire, j'obtiens la
lettre, et je cours chez le cardinal.
- Eh bien, allez vite ; je reviendrai bientôt savoir le
résultat de votre démarche. "
L'inconnu sortit.
" L'infâme ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette
épithète à son mari.
- Silence ! " répéta d'Artagnan en lui serrant
la main plus fortement encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de
d'Artagnan et de Mme Bonacieux. C'était son mari, qui
s'était aperçu de la disparition de son sac et
qui criait au voleur.
" Oh ! mon Dieu ! s'écria Mme Bonacieux, il va ameuter tout
le quartier. "
Bonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, attendu leur
fréquence, n'attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs,
et que d'ailleurs la maison du mercier était depuis quelque
temps assez mal famée, voyant que personne ne venait, il
sortit en continuant de crier, et l'on entendit sa voix qui
s'éloignait dans la direction de la rue du Bac.
" Et maintenant qu'il est parti, à votre tour de vous
éloigner, dit Mme Bonacieux ; du courage, mais surtout de la
prudence, et songez que vous vous devez à la reine.
- A elle et à vous ! s'écria d'Artagnan. Soyez
tranquille, belle Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ;
mais reviendrai- je aussi digne de votre amour ? "
La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui
colora ses joues. Quelques instants après, d'Artagnan sortit
à son tour, enveloppé, lui aussi, d'un grand
manteau que retroussait cavalièrement le fourreau d'une
longue épée.
Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d'amour dont la
femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut
disparu à l'angle de la rue, elle tomba à genoux,
et joignant les mains :
" O mon Dieu ! s'écria-t-elle, protégez la reine,
protégez-moi ! "
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Chapitre XIX.
PLAN DE CAMPAGNE.
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D'Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville. Il avait
réfléchi que, dans quelques minutes, le cardinal
serait averti par ce damné inconnu, qui paraissait
être son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait pas
un instant à perdre.
Le coeur du jeune homme débordait de joie. Une occasion
où il y avait à la fois gloire à
acquérir et argent à gagner se
présentait à lui, et, comme premier
encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce
hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il
n'eût osé demander à la Providence.
M. de Tréville était dans son salon avec sa cour
habituelle de gentilshommes. D'Artagnan, que l'on connaissait comme un
familier de la maison, alla droit à son cabinet et le fit
prévenir qu'il l'attendait pour chose d'importance.
D'Artagnan était là depuis cinq minutes
à peine, lorsque M. de Tréville entra. Au premier
coup d'oeil et à la joie qui se peignait sur son visage, le
digne capitaine comprit qu'il se passait effectivement quelque chose de
nouveau.
Tout le long de la route, d'Artagnan s'était
demandé s'il se confierait à M. de
Tréville, ou si seulement il lui demanderait de lui accorder
carte blanche pour une affaire secrète. Mais M. de
Tréville avait toujours été si parfait
pour lui, il était si fort dévoué au
roi et à la reine, il haïssait si cordialement le
cardinal, que le jeune homme résolut de tout lui dire.
" Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de
Tréville.
- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et vous me pardonnerez, je
l'espère, de vous avoir dérangé, quand
vous saurez de quelle chose importante il est question.
- Dites alors, je vous écoute.
- Il ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix,
que de l'honneur et peut-être de la vie de la reine.
- Que dites-vous là ? demanda M. de Tréville en
regardant tout autour de lui s'ils étaient bien seuls, et en
ramenant son regard interrogateur sur d'Artagnan.
- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maître d'un
secret...
- Que vous garderez, j'espère, jeune homme, sur votre vie.
- Mais que je dois vous confier, à vous, Monsieur, car vous
seul pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa
Majesté.
- Ce secret est-il à vous ?
- Non, Monsieur, c'est celui de la reine.
- Etes-vous autorisé par Sa Majesté à
me le confier ?
- Non, Monsieur, car au contraire le plus profond mystère
m'est recommandé.
- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi ?
- Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que j'ai
peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous
demander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande.
- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous
désirez.
- Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts,
un congé de quinze jours.
- Quand cela ?
- Cette nuit même.
- Vous quittez Paris ?
- Je vais en mission.
- Pouvez-vous me dire où ?
- A Londres.
- Quelqu'un a-t-il intérêt à ce que
vous n'arriviez pas à votre but ?
- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour
m'empêcher de réussir.
- Et vous partez seul ?
- Je pars seul.
- En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c'est moi qui vous le dis,
foi de Tréville.
- Comment cela ?
- On vous fera assassiner.
- Je serai mort en faisant mon devoir.
- Mais votre mission ne sera pas remplie.
- C'est vrai, dit d'Artagnan.
- Croyez-moi, continua Tréville, dans les entreprises de ce
genre, il faut être quatre pour arriver un.
- Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan ; mais vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis disposer
d'eux.
- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ?
- Nous nous sommes juré, une fois pour toutes, confiance
aveugle et dévouement à toute épreuve
; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez toute confiance en
moi, et ils ne seront pas plus incrédules que vous.
- Je puis leur envoyer à chacun un congé de
quinze jours, voilà tout : à Athos, que sa
blessure fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de Forges !
à Porthos et à Aramis, pour suivre leur ami,
qu'ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse position.
L'envoi de leur congé sera la preuve que j'autorise leur
voyage.
- Merci, Monsieur, et vous êtes cent fois bon.
- Allez donc les trouver à l'instant même, et que
tout s'exécute cette nuit. Ah ! et d'abord
écrivez-moi votre requête à M. des
Essarts. Peut- être aviez-vous un espion à vos
trousses, et votre visite, qui dans ce cas est
déjà connue du cardinal, sera
légitimée ainsi. "
D'Artagnan formula cette demande, et M. de Tréville, en la
recevant de ses mains, assura qu'avant deux heures du matin les quatre
congés seraient au domicile respectif des voyageurs.
" Ayez la bonté d'envoyer le mien chez Athos, dit
d'Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque
mauvaise rencontre.
- Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! A propos ! " dit M. de
Tréville en le rappelant.
D'Artagnan revint sur ses pas.
" Avez-vous de l'argent ? "
D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
" Assez ? demanda M. de Tréville.
- Trois cents pistoles.
- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. "
D'Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main ;
d'Artagnan la lui serra avec un respect mêlé de
reconnaissance. Depuis qu'il était arrivé
à Paris, il n'avait eu qu'à se louer de cet
excellent homme, qu'il avait toujours trouvé digne, loyal et
grand.
Sa première visite fut pour Aramis ; il n'était
pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée
où il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : à
peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et à chaque fois
qu'il l'avait revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse
empreinte sur son visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur ; d'Artagnan
lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde ;
Aramis s'excusa sur un commentaire du dix-huitième chapitre
de saint Augustin qu'il était forcé
d'écrire en latin pour la semaine suivante, et qui le
préoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de
M. de Tréville entra porteur d'un paquet cacheté.
" Qu'est-ce là ? demanda Aramis.
- Le congé que Monsieur a demandé,
répondit le laquais.
- Moi, je n'ai pas demandé de congé.
- Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami, voici une
demi-pistole pour votre peine ; vous direz à M. de
Tréville que M. Aramis le remercie bien
sincèrement. Allez. "
Le laquais salua jusqu'à terre et sortit.
" Que signifie cela ? demanda Aramis.
- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-
moi.
- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... "
Aramis s'arrêta.
" Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan.
- Qui ? reprit Aramis.
- La femme qui était ici, la femme au mouchoir
brodé.
- Qui vous a dit qu'il y avait une femme ici ? répliqua
Aramis en devenant pâle comme la mort.
- Je l'ai vue.
- Et vous savez qui elle est ?
- Je crois m'en douter, du moins.
- Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, savez-vous
ce qu'est devenue cette femme ?
- Je présume qu'elle est retournée à
Tours.
- A Tours ? oui, c'est bien cela ; vous la connaissez. Mais comment
est-elle retournée à Tours sans me rien dire ?
- Parce qu'elle a craint d'être
arrêtée.
- Comment ne m'a-t-elle pas écrit ?
- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
- D'Artagnan, vous me rendez la vie ! s'écria Aramis. Je me
croyais méprisé, trahi. J'étais si
heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire qu'elle risquât
sa liberté pour moi, et cependant pour quelle cause
serait-elle revenue à Paris ?
- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la
retenue de la nièce du docteur. "
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu'il avait fait certain
soir à ses amis.
" Eh bien, donc, puisqu'elle a quitté Paris et que vous en
êtes sûr, d'Artagnan, rien ne m'y arrête
plus, et je suis prêt à vous suivre. Vous dites
que nous allons ?...
- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite
même à vous hâter, car nous avons
déjà perdu beaucoup de temps. A propos,
prévenez Bazin.
- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
- Peut-être. En tout cas, il est bon qu'il nous suive pour
le moment chez Athos. "
Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné
de le venir joindre chez Athos :
" Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son
épée et ses trois pistolets, et en ouvrant
inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s'il n'y trouverait pas
quelque pistole égarée. Puis, quand il se fut
bien assuré que cette recherche était superflue,
il suivit d'Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune
cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle
était la femme à laquelle il avait
donné l'hospitalité, et sût mieux que
lui ce qu'elle était devenue.
Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d'Artagnan,
et le regardant fixement :
" Vous n'avez parlé de cette femme à personne ?
dit-il.
- A personne au monde.
- Pas même à Athos et à Porthos ?
- Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot.
- A la bonne heure. "
Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec
d'Artagnan, et tous deux arrivèrent bien tôt chez
Athos.
Ils le trouvèrent tenant son congé d'une main et
la lettre de M. de Tréville de l'autre.
" Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient ce congé et
cette lettre que je viens de recevoir ? " dit Athos
étonné.
" Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l'exige
absolument, que vous vous reposiez quinze jours.
Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous
conviendront, et rétablissez-vous promptement.
Votre affectionné
Tréville "
" Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu'il faut me
suivre, Athos.
- Aux eaux de Forges ?
- Là ou ailleurs.
- Pour le service du roi ?
- Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs
Majestés ? "
En ce moment, Porthos entra.
" Pardieu, dit-il, voici une chose étrange : depuis quand,
dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés
sans qu'ils les demandent ?
- Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des amis qui les demandent pour
eux.
- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu'il y a du nouveau ici
?
- Oui, nous partons, dit Aramis.
- Pour quel pays ? demanda Porthos.
- Ma foi, je n'en sais trop rien, dit Athos ; demande cela
à d'Artagnan.
- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan.
- Pour Londres ! s'écria Porthos ; et qu'allons-nous faire
à Londres ?
- Voilà ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut
vous fier à moi.
- Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de
l'argent, et je n'en ai pas.
- Ni moi, dit Aramis.
- Ni moi, dit Athos.
- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trésor de
sa poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents
pistoles ; prenons-en chacun soixante-quinze ; c'est autant qu'il en
faut pour aller à Londres et pour en revenir. D'ailleurs,
soyez tranquilles, nous n'y arriverons pas tous, à Londres.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que, selon toute probabilité, il y en aura
quelques-uns d'entre nous qui resteront en route.
- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?
- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
- Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous
faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?
- Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos.
- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
- Le roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous
dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les
Flandres ; allez vous battre " , et vous y allez. Pourquoi ? vous ne
vous en inquiétez même pas.
- D'Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois
congés qui viennent de M. de Tréville, et
voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais
d'où. Allons nous faire tuer où l'on nous dit
d'aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions ?
D'Artagnan, je suis prêt à te suivre.
- Et moi aussi, dit Porthos.
- Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas
fâché de quitter Paris. J'ai besoin de
distractions.
- Eh bien, vous en aurez, des distractions, Messieurs, soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.
- Tout de suite, répondit d'Artagnan, il n'y a pas une
minute à perdre.
- Holà ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin !
crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais,
graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l'hôtel. "
En effet, chaque mousquetaire laissait à l'hôtel
général comme à une caserne son cheval
et celui de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute
hâte.
" Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Où
allons- nous d'abord ?
- A Calais, dit d'Artagnan ; c'est la ligne la plus directe pour
arriver à Londres.
- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
- Parle.
- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous
donnera à chacun ses instructions, je partirai en avant par
la route de Boulogne pour éclairer le chemin ; Athos partira
deux heures après par celle d'Amiens ; Aramis nous suivra
par celle de Noyon ; quant à d'Artagnan, il partira par
celle qu'il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet
nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
- Messieurs, dit Athos, mon avis est qu'il ne convient pas de mettre
en rien des laquais dans une pareille affaire : un secret peut par
hasard être trahi par des gentilshommes, mais il est presque
toujours vendu par des laquais.
- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que
j'ignore moi-même quelles instructions je puis vous donner.
Je suis porteur d'une lettre, voilà tout. Je n'ai pas et ne
puis faire trois copies de cette lettre, puisqu'elle est
scellée ; il faut donc, à mon avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche. Et il
montra la poche où était la lettre. Si je suis
tué, l'un de vous la prendra et vous continuerez la route ;
s'il est tué, ce sera le tour d'un autre, et ainsi de suite
; pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
- Bravo, d'Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut
être conséquent, d'ailleurs : je vais prendre les
eaux, vous m'accompagnerez ; au lieu des eaux de Forges, je vais
prendre les eaux de mer ; je suis libre. On veut nous
arrêter, je montre la lettre de M. de Tréville, et
vous montrez vos congés ; on nous attaque, nous nous
défendons ; on nous juge, nous soutenons mordicus que nous
n'avions d'autre intention que de nous tremper un certain nombre de
fois dans la mer ; on aurait trop bon marché de quatre
hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis
font une troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de
mousquetons ; si l'on envoie une armée contre nous, nous
livrerons bataille, et le survivant, comme l'a dit d'Artagnan, portera
la lettre.
- Bien dit, s'écria Aramis ; tu ne parles pas souvent,
Athos, mais quand tu parles, c'est comme saint Jean Bouche d'or.
J'adopte le plan d'Athos. Et toi, Porthos ?
- Moi aussi, dit Porthos, s'il convient à d'Artagnan.
D'Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de
l'entreprise ; qu'il décide, et nous exécuterons.
- Eh bien, dit d'Artagnan, je décide que nous adoptions le
plan d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
- Adopté ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires.
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze
pistoles et fit ses préparatifs pour partir à
l'heure convenue.
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Chapitre XX.
VOYAGE.
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A deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris par
la barrière Saint-Denis ; tant qu'il fit nuit, ils
restèrent muets ; malgré eux, ils subissaient
l'influence de l'obscurité et voyaient des
embûches partout.
Aux premiers rayons du jour, leurs langues se
délièrent ; avec le soleil, la gaieté
revint : c'était comme à la veille d'un combat,
le coeur battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu'on allait
peut-être quitter était, au bout du compte, une
bonne chose.
L'aspect de la caravane, au reste, était des plus
formidables : les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure
martiale, cette habitude de l'escadron qui fait marcher
régulièrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armés jusqu'aux dents.
Tout alla bien jusqu'à Chantilly, où l'on arriva
vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On
descendit devant une auberge que recommandait une enseigne
représentant Saint Martin donnant la moitié de
son manteau à un pauvre . On enjoignit aux laquais de ne pas
desseller les chevaux et de se tenir prêts à
repartir immédiatement.
On entra dans la salle commune, et l'on se mit à table. Un
gentilhomme, qui venait d'arriver par la route de Dammartin,
était assis à cette même table et
déjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau
temps ; les voyageurs répondirent : il but à leur
santé ; les voyageurs lui rendirent sa politesse.
Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux
étaient prêts et où l'on se levait de
table, l'étranger proposa à Porthos la
santé du cardinal. Porthos répondit qu'il ne
demandait pas mieux, si l'étranger à son tour
voulait boire à la santé du roi.
L'étranger s'écria qu'il ne connaissait d'autre
roi que Son Eminence. Porthos l'appela ivrogne ; l'étranger
tira son épée.
" Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe, il n'y a plus
à reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous
rejoindre le plus vite que vous pourrez. "
Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent
à toute bride, tandis que Porthos promettait à
son adversaire de le perforer de tous les coups connus dans l'escrime.
" Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
- Mais pourquoi cet homme s'est-il attaqué à
Porthos plutôt qu'à tout autre ? demanda Aramis.
- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour
le chef, dit d'Artagnan.
- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits
de sagesse " , murmura Athos.
Et les voyageurs continuèrent leur route.
A Beauvais, on s'arrêta deux heures, tant pour faire souffler
les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme
Porthos n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en
chemin.
A une lieue de Beauvais, à un endroit où le
chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra
huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était
dépavée en cet endroit, avaient l'air d'y
travailler en y creusant des trous et en pratiquant des
ornières boueuses.
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les
apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop
tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et
firent perdre par leur insolence la tête même au
froid Athos qui poussa son cheval contre l'un d'eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossé et y prit
un mousquet caché ; il en résulta que nos sept
voyageurs furent littéralement passés par les
armes. Aramis reçut une balle qui lui traversa
l'épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans
les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant
Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu'il fût
grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait voir
sa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement
blessé qu'il ne l'était.
" C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brûlons pas une
amorce, et en route. "
Aramis, tout blessé qu'il était, saisit la
crinière de son cheval, qui l'emporta avec les autres. Celui
de Mousqueton les avait rejoints, et galopait tout seul à
son rang.
" Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan ; le mien a
été emporté par une balle. C'est bien
heureux, ma foi, que la lettre que je porte n'ait pas
été dedans.
- Ah çà, mais ils vont tuer le pauvre Porthos
quand il passera, dit Aramis.
- Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints
maintenant, dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se
sera dégrisé. "
Et l'on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent
si fatigués, qu'il était à craindre
qu'ils ne refusassent bientôt le service.
Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette
façon être moins inquiétés,
mais, à Crève-coeur, Aramis déclara
qu'il ne pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout le
courage qu'il cachait sous sa forme élégante et
sous ses façons polies pour arriver jusque-là. A
tout moment il pâlissait, et l'on était
obligé de le soutenir sur son cheval ; on le descendit
à la porte d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste,
dans une escarmouche, était plus embarrassant qu'utile, et
l'on repartit dans l'espérance d'aller coucher à
Amiens.
" Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route,
réduits à deux maîtres et à
Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe, et je vous
réponds qu'ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer
l'épée d'ici à Calais. J'en jure...
- Ne jurons pas, dit d'Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y
consentent. "
Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans
le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés,
retrouvèrent des forces. On arriva à Amiens
à minuit, et l'on descendit à l'auberge du Lis
d'Or .
L'hôtelier avait l'air du plus honnête homme de la
terre, il reçut les voyageurs son bougeoir d'une main et son
bonnet de coton de l'autre ; il voulut loger les deux voyageurs chacun
dans une charmante chambre, malheureusement chacune de ces chambres
était à l'extrémité de
l'hôtel. D'Artagnan et Athos refusèrent ;
l'hôte répondit qu'il n'y en avait cependant pas
d'autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs
déclarèrent qu'ils coucheraient dans la chambre
commune, chacun sur un matelas qu'on leur jetterait à terre.
L'hôte insista, les voyageurs tinrent bon ; il fallut faire
ce qu'ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils
demandèrent qui était là, reconnurent
la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c'étaient Planchet et Grimaud.
" Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si ces
Messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de cette
façon-là, ils seront sûrs qu'on
n'arrivera pas jusqu'à eux.
- Et sur quoi coucheras-tu ? dit d'Artagnan.
- Voici mon lit " , répondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
" Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison : la figure de
l'hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse.
- Ni à moi non plus " , dit Athos.
Planchet monta par la fenêtre, s'installa en travers de la
porte, tandis que Grimaud allait s'enfermer dans l'écurie,
répondant qu'à cinq heures du matin lui et les
quatre chevaux seraient prêts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du
matin d'ouvrir la porte ;, mais comme Planchet se réveilla
en sursaut et cria : - Qui va là ? - on répondit
qu'on se trompait, et on s'éloigna.
A quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les
écuries. Grimaud avait voulu réveiller les
garçons d'écurie, et les garçons
d'écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre,
on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête
fendue d'un coup de manche à fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les
chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait
voyagé sans maître pendant cinq ou six heures la
veille, aurait pu continuer la route ; mais, par une erreur
inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu'on
avait envoyé chercher, à ce qu'il
paraît, pour saigner le cheval de l'hôte, avait
saigné celui de Mousqueton.
Cela commençait à devenir inquiétant :
tous ces accidents successifs étaient peut-être le
résultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien
être le fruit d'un complot. Athos et d'Artagnan sortirent,
tandis que Planchet allait s'informer s'il n'y avait pas trois chevaux
à vendre dans les environs. A la porte étaient
deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux.
Cela faisait bien l'affaire. Il demanda où
étaient les maîtres ; on lui dit que les
maîtres avaient passé la nuit dans l'auberge et
réglaient leur compte à cette heure avec le
maître.
Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d'Artagnan
et Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; l'hôtelier
était dans une chambre basse et reculée, on pria
Athos d'y passer.
Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer :
l'hôte était seul et assis devant son bureau, dont
un des tiroirs était entrouvert. Il prit l'argent que lui
présenta Athos, le tourna et le retourna dans ses mains, et
tout à coup, s'écriant que la pièce
était fausse, il déclara qu'il allait le faire
arrêter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.
" Drôle ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper
les oreilles ! "
Au même moment, quatre hommes armés jusqu'aux
dents entrèrent par les portes latérales et se
jetèrent sur Athos.
" Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons ; au
large, d'Artagnan ! pique, pique ! " et il lâcha deux coups
de pistolet.
D'Artagnan et Planchet ne se le firent pas
répéter à deux fois, ils
détachèrent les deux chevaux qui attendaient
à la porte, sautèrent dessus, leur
enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et
partirent au triple galop.
" Sais-tu ce qu'est devenu Athos ? demanda d'Artagnan à
Planchet en courant.
- Ah ! Monsieur, dit Planchet, j'en ai vu tomber deux à ses
deux coups, et il m'a semblé, à travers la porte
vitrée, qu'il ferraillait avec les autres.
- Brave Athos ! murmura d'Artagnan. Et quand on pense qu'il faut
l'abandonner ! Au reste, autant nous attend peut-être
à deux pas d'ici. En avant, Planchet, en avant ! tu es un
brave homme.
- Je vous l'ai dit, Monsieur, répondit Planchet, les
Picards, ça se reconnaît à l'user ;
d'ailleurs je suis ici dans mon pays, ça m'excite. "
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à
Saint-Omer d'une seule traite. A Saint-Omer, ils firent souffler les
chevaux la bride passée à leurs bras, de peur
d'accident, et mangèrent un morceau sur le pouce tout debout
dans la rue ; après quoi ils repartirent.
A cent pas des portes de Calais, le cheval de d'Artagnan s'abattit, et
il n'y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par
le nez et par les yeux ; restait celui de Planchet, mais
celui-là s'était arrêté, et
il n'y eut plus moyen de le faire repartir.
Heureusement, comme nous l'avons dit, ils étaient
à cent pas de la ville ; ils laissèrent les deux
montures sur le grand chemin et coururent au port. Planchet fit
remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait
avec son valet et qui ne les précédait que d'une
cinquantaine de pas.
Ils s'approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui
paraissait fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de
poussière, et s'informait s'il ne pourrait point passer
à l'instant même en Angleterre.
" Rien ne serait plus facile, répondit le patron d'un
bâtiment prêt à mettre à la
voile ; mais, ce matin, est arrivé l'ordre de ne laisser
partir personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de sa
poche ; la voici.
- Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et
donnez-moi la préférence.
- Où trouverai-je le gouverneur ?
- A sa campagne.
- Et cette campagne est située ?
- A un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d'ici, au
pied de cette petite éminence, ce toit en ardoises.
- Très bien ! " dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du
gouverneur.
D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents
pas de distance.
Une fois hors de la ville, d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le
gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
" Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort
pressé ?
- On ne peut plus pressé, Monsieur.
- J'en suis désespéré, dit
d'Artagnan, car, comme je suis très pressé aussi,
je voulais vous prier de me rendre un service.
- Lequel ?
- De me laisser passer le premier.
- Impossible, dit le gentilhomme, j'ai fait soixante lieues en
quarante- quatre heures, et il faut que demain à midi je
sois à Londres.
- J'ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut
que demain à dix heures du matin je sois à
Londres.
- Désespéré, Monsieur ; mais je suis
arrivé le premier et je ne passerai pas le second.
- Désespéré, Monsieur ; mais je suis
arrivé le second, et je passerai le premier.
- Service du roi ! dit le gentilhomme.
- Service de moi ! dit d'Artagnan.
- Mais c'est une mauvaise querelle que vous me cherchez là,
ce me semble.
- Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
- Que désirez-vous ?
- Vous voulez le savoir ?
- Certainement.
- Eh bien, je veux l'ordre dont vous êtes porteur, attendu
que je n'en ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
- Vous plaisantez, je présume.
- Je ne plaisante jamais.
- Laissez-moi passer !
- Vous ne passerez pas.
- Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête.
Holà, Lubin ! mes pistolets.
- Planchet, dit d'Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du
maître. "
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il
était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre
terre et lui mit le genou sur la poitrine.
" Faites votre affaire, Monsieur, dit Planchet ; moi, j'ai fait la
mienne. "
Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et
fondit sur d'Artagnan ; mais il avait affaire à forte
partie.
En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups
d'épée en disant à chaque coup :
" Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. "
Au troisième coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
D'Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et
s'approcha pour lui prendre l'ordre ; mais au moment où il
étendait le bras afin de le fouiller, le blessé
qui n'avait pas lâché son
épée, lui porta un coup de pointe dans la
poitrine en disant :
" Un pour vous.
- Et un pour moi ! au dernier les bons ! " s'écria
d'Artagnan furieux, en le clouant par terre d'un quatrième
coup d'épée dans le ventre.
Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'évanouit.
D'Artagnan fouilla dans la poche où il l'avait vu remettre
l'ordre de passage, et le prit. Il était au nom du comte de
Wardes.
Puis, jetant un dernier coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui avait
vingt-cinq ans à peine et qu'il laissait là,
gisant, privé de sentiment et peut-être mort, il
poussa un soupir sur cette étrange destinée qui
porte les hommes à se détruire les uns les autres
pour les intérêts de gens qui leur sont
étrangers et qui souvent ne savent pas même qu'ils
existent.
Mais il fut bientôt tiré de ces
réflexions par Lubin, qui poussait des hurlements et criait
de toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses
forces.
" Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas,
j'en suis bien sûr ; mais aussitôt que je le
lâcherai, il va se remettre à crier. Je le
reconnais pour un Normand, et les Normands sont
entêtés. "
En effet, tout comprimé qu'il était, Lubin
essayait encore de filer des sons.
" Attends ! " dit d'Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.
" Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre. "
La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes
près de son domestique ; et comme la nuit
commençait à tomber et que le garrotté
et le blessé étaient tous deux à
quelques pas dans le bois, il était évident
qu'ils devaient rester jusqu'au lendemain.
" Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur !
- Mais vous êtes blessé, ce me semble ? dit
Planchet.
- Ce n'est rien, occupons-nous du plus pressé ; puis nous
reviendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me
paraît pas très dangereuse. "
Et tous deux s'acheminèrent à grands pas vers la
campagne du digne fonctionnaire.
On annonça M. le comte de Wardes.
D'Artagnan fut introduit.
" Vous avez un ordre signé du cardinal ? dit le gouverneur.
- Oui, Monsieur, répondit d'Artagnan, le voici.
- Ah ! ah ! il est en règle et bien recommandé,
dit le gouverneur.
- C'est tout simple, répondit d'Artagnan, je suis de ses
plus fidèles.
- Il paraît que Son Eminence veut empêcher
quelqu'un de parvenir en Angleterre.
- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme béarnais qui
est parti de Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner
Londres.
- Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.
- Qui cela ?
- Ce d'Artagnan ?
- A merveille.
- Donnez-moi son signalement alors.
- Rien de plus facile. "
Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
" Est-il accompagné ? demanda le gouverneur.
- Oui, d'un valet nommé Lubin.
- On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Eminence
peut être tranquille, ils seront reconduits à
Paris sous bonne escorte.
- Et ce faisant, Monsieur le gouverneur, dit d'Artagnan, vous aurez
bien mérité du cardinal.
- Vous le reverrez à votre retour, Monsieur le comte ?
- Sans aucun doute.
- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
- Je n'y manquerai pas. "
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et
le remit à d'Artagnan.
D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le
gouverneur, le remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant un
long détour, ils évitèrent le bois et
rentrèrent par une autre porte.
Le bâtiment était toujours prêt
à partir, le patron attendait sur le port.
" Eh bien ? dit-il en apercevant d'Artagnan.
- Voici ma passe visée, dit celui-ci.
- Et cet autre gentilhomme ?
- Il ne partira pas aujourd'hui, dit d'Artagnan, mais soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
- En ce cas, partons, dit le patron.
- Partons ! " répéta d'Artagnan.
Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes
après, ils étaient à bord.
Il était temps : à une demi-lieue en mer,
d'Artagnan vit briller une lumière et entendit une
détonation.
C'était le coup de canon qui annonçait la
fermeture du port.
Il était temps de s'occuper de sa blessure ; heureusement,
comme l'avait pensé d'Artagnan, elle n'était pas
des plus dangereuses : la pointe de l'épée avait
rencontré une côte et avait glissé le
long de l'os ; de plus, la chemise s'était collée
aussitôt à la plaie, et à peine
avait-elle répandu quelques gouttes de sang.
D'Artagnan était brisé de fatigue : on lui
étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et
s'endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou
quatre lieues seulement des côtes d'Angleterre ; la brise
avait été faible toute la nuit, et l'on avait peu
marché.
A dix heures, le bâtiment jetait l'ancre dans le port de
Douvres.
A dix heures et demie, d'Artagnan mettait le pied sur la terre
d'Angleterre, en s'écriant :
" Enfin, m'y voilà ! "
Mais ce n'était pas tout : il fallait gagner Londres. En
Angleterre, la poste était assez bien servie. D'Artagnan et
Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux ; en
quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.
D'Artagnan ne connaissait pas Londres, d'Artagnan ne savait pas un mot
d'anglais ; mais il écrivit le nom de Buckingham sur un
papier, et chacun lui indiqua l'hôtel du duc.
Le duc était à la chasse à Windsor,
avec le roi.
D'Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui,
l'ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait
parfaitement français ; il lui dit qu'il arrivait de Paris
pour affaire de vie et de mort, et qu'il fallait qu'il parlât
à son maître à l'instant
même.
La confiance avec laquelle parlait d'Artagnan convainquit Patrice ;
c'était le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller
deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant
à Planchet, on l'avait descendu de sa monture, raide comme
un jonc : le pauvre garçon était au bout de ses
forces ; d'Artagnan semblait de fer.
On arriva au château ; là on se renseigna : le roi
et Buckingham chassaient à l'oiseau dans des marais
situés à deux ou trois lieues de là.
En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt
Patrice entendit la voix de son maître, qui appelait son
faucon.
" Qui faut-il que j'annonce à Milord duc ? demanda Patrice.
- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherché une querelle
sur le Pont- Neuf, en face de la Samaritaine.
- Singulière recommandation !
- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre. "
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui
annonça dans les termes que nous avons dits qu'un messager
l'attendait.
Buckingham reconnut d'Artagnan à l'instant même,
et se doutant que quelque chose se passait en France dont on lui
faisait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander
où était celui qui la lui apportait ; et ayant
reconnu de loin l'uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et
vint droit à d'Artagnan. Patrice, par discrétion,
se tint à l'écart.
" Il n'est point arrivé malheur à la reine ?
s'écria Buckingham, répandant toute sa
pensée et tout son amour dans cette interrogation.
- Je ne crois pas ; cependant je crois qu'elle court quelque grand
péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.
- Moi ? s'écria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez
heureux pour lui être bon à quelque chose ! Parlez
! parlez !
- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
- Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
- De Sa Majesté, à ce que je pense.
- De Sa Majesté ! " dit Buckingham, pâlissant si
fort que d'Artagnan crut qu'il allait se trouver mal.
Et il brisa le cachet.
" Quelle est cette déchirure ? dit-il en montrant
à d'Artagnan un endroit où elle était
percée à jour.
- Ah ! ah ! dit d'Artagnan, je n'avais pas vu cela ; c'est
l'épée du comte de Wardes qui aura fait ce beau
coup en me trouant la poitrine.
- Vous êtes blessé ? demanda Buckingham en
rompant le cachet.
- Oh ! rien ! dit d'Artagnan, une égratignure.
- Juste Ciel ! qu'ai-je lu ! s'écria le duc. Patrice, reste
ici, ou plutôt rejoins le roi partout où il sera,
et dis à Sa Majesté que je la supplie bien
humblement de m'excuser, mais qu'une affaire de la plus haute
importance me rappelle à Londres. Venez, Monsieur, venez. "
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.
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Chapitre XXI.
LA COMTESSE DE WINTER.
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Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par
d'Artagnan non pas de tout ce qui s'était passé,
mais de ce que d'Artagnan savait. En rapprochant ce qu'il avait entendu
sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui,
il put donc se faire une idée assez exacte d'une position de
la gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si
courte et si peu explicite qu'elle fût, lui donnait la
mesure. Mais ce qui l'étonnait surtout, c'est que le
cardinal, intéressé comme il l'était
à ce que le jeune homme ne mît pas le pied en
Angleterre, ne fût point parvenu à
l'arrêter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de
cet étonnement, que d'Artagnan lui raconta les
précautions prises, et comment, grâce au
dévouement de ses trois amis qu'il avait
éparpillés tout sanglants sur la route, il
était arrivé à en être
quitte pour le coup d'épée qui avait
traversé le billet de la reine, et qu'il avait rendu
à M. de Wardes en si terrible monnaie. Tout en
écoutant ce récit, fait avec la plus grande
simplicité, le duc regardait de temps en temps le jeune
homme d'un air étonné, comme s'il n'eût
pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de
dévouement s'alliât avec un visage qui n'indiquait
pas encore vingt ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent
aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant dans la
ville le duc allait ralentir l'allure du sien, mais il n'en fut pas
ainsi : il continua sa route à fond de train,
s'inquiétant peu de renverser ceux qui étaient
sur son chemin. En effet, en traversant la Cité, deux ou
trois accidents de ce genre arrivèrent ; mais Buckingham ne
détourna pas même la tête pour regarder
ce qu'étaient devenus ceux qu'il avait culbutés.
D'Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort
à des malédictions.
En entrant dans la cour de l'hôtel, Buckingham sauta
à bas de son cheval, et, sans s'inquiéter de ce
qu'il deviendrait, il lui jeta la bride sur le cou et
s'élança vers le perron. D'Artagnan en fit
autant, avec un peu plus d'inquiétude, cependant, pour ces
nobles animaux dont il avait pu apprécier le
mérite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou
quatre valets s'étaient déjà
élancés des cuisines et des écuries,
et s'emparaient aussitôt de leurs montures.
Le duc marchait si rapidement, que d'Artagnan avait peine à
le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d'une
élégance dont les plus grands seigneurs de France
n'avaient pas même l'idée, et il parvint enfin
dans une chambre à coucher qui était à
la fois un miracle de goût et de richesse. Dans
l'alcôve de cette chambre était une porte, prise
dans la tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clef d'or qu'il
portait suspendue à son cou par une chaîne du
même métal. Par discrétion, d'Artagnan
était resté en arrière ; mais au
moment où Buckingham franchissait le seuil de cette porte,
il se retourna, et voyant l'hésitation du jeune homme :
" Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d'être admis
en la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que
vous avez vu. "
Encouragé par cette invitation, d'Artagnan suivit le duc,
qui referma la porte derrière lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute
tapissée de soie de Perse et brochée d'or,
ardemment éclairée par un grand nombre de
bougies. Au-dessus d'une espèce d'autel, et au-dessous d'un
dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges,
était un portrait de grandeur naturelle
représentant Anne d'Autriche, si parfaitement ressemblant,
que d'Artagnan poussa un cri de surprise : on eût cru que la
reine allait parler.
Sur l'autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui
renfermait les ferrets de diamants.
Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eût pu faire
un prêtre devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.
" Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros noeud de ruban bleu
tout étincelant de diamants ; tenez, voici ces
précieux ferrets avec lesquels j'avais fait le serment
d'être enterré. La reine me les avait
donnés, la reine me les reprend : sa volonté,
comme celle de Dieu, soit faite en toutes choses. "
Puis il se mit à baiser les uns après les autres
ces ferrets dont il fallait se séparer. Tout à
coup, il poussa un cri terrible.
" Qu'y a-t-il ? demanda d'Artagnan avec inquiétude, et que
vous arrive-t-il, Milord ?
- Il y a que tout est perdu, s'écria Buckingham en devenant
pâle comme un trépassé ; deux de ces
ferrets manquent, il n'y en a plus que dix.
- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait
volés ?
- On me les a volés, reprit le duc, et c'est le cardinal
qui a fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont
été coupés avec des ciseaux.
- Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol...
Peut-être la personne les a-t-elle encore entre les mains.
- Attendez, attendez ! s'écria le duc. La seule fois que
j'ai mis ces ferrets, c'était au bal du roi, il y a huit
jours, à Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle
j'étais brouillé, s'est rapprochée de
moi à ce bal. Ce raccommodement, c'était une
vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l'ai pas revue. Cette
femme est un agent du cardinal.
- Mais il en a donc dans le monde entier ! s'écria
d'Artagnan.
- Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de
colère ; oui, c'est un terrible lutteur. Mais cependant,
quand doit avoir lieu ce bal ?
- Lundi prochain.
- Lundi prochain ! cinq jours encore, c'est plus de temps qu'il ne
nous en faut. Patrice ! s'écria le duc en ouvrant la porte
de la chapelle, Patrice ! "
Son valet de chambre de confiance parut.
" Mon joaillier et mon secrétaire ! "
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui
prouvaient l'habitude qu'il avait contractée
d'obéir aveuglément et sans réplique.
Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût
été appelé le premier, ce fut le
secrétaire qui parut d'abord. C'était tout
simple, il habitait l'hôtel. Il trouva Buckingham assis
devant une table dans sa chambre à coucher, et
écrivant quelques ordres de sa propre main.
" Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez
le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de
l'exécution de ces ordres. Je désire qu'ils
soient promulgués à l'instant même.
- Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les motifs
qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si
extraordinaire, que répondrai-je ?
- Que tel a été mon bon plaisir, et que je n'ai
de compte à rendre à personne de ma
volonté.
- Sera-ce la réponse qu'il devra transmettre à
Sa Majesté, reprit en souriant le secrétaire, si
par hasard Sa Majesté avait la curiosité de
savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-
Bretagne ?
- Vous avez raison, Monsieur, répondit Buckingham ; il
dirait en ce cas au roi que j'ai décidé la
guerre, et que cette mesure est mon premier acte d'hostilité
contre la France. "
Le secrétaire s'inclina et sortit.
" Nous voilà tranquilles de ce côté,
dit Buckingham en se retournant vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont
point déjà partis pour la France, ils n'y
arriveront qu'après vous.
- Comment cela ?
- Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui
se trouvent à cette heure dans les ports de Sa
Majesté, et, à moins de permission
particulière, pas un seul n'osera lever l'ancre. "
D'Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme qui mettait
le pouvoir illimité dont il était
revêtu par la confiance d'un roi au service de ses amours.
Buckingham vit, à l'expression du visage du jeune homme, ce
qui se passait dans sa pensée, et il sourit.
" Oui, dit-il, oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma
véritable reine ; sur un mot d'elle, je trahirais mon pays,
je trahirais mon roi, je trahirais mon Dieu. Elle m'a
demandé de ne point envoyer aux protestants de La Rochelle
le secours que je leur avais promis, et je l'ai fait. Je manquais
à ma parole, mais qu'importe ! j'obéissais
à son désir ; n'ai-je point
été grandement payé de mon
obéissance, dites ? car c'est à cette
obéissance que je dois son portrait. "
D'Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont
parfois suspendues les destinées d'un peuple et la vie des
hommes.
Il en était au plus profond de ses réflexions,
lorsque l'orfèvre entra : c'était un Irlandais
des plus habiles dans son art, et qui avouait lui- même qu'il
gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
" Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle,
voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils valent la
pièce. "
L'orfèvre jeta un seul coup d'oeil sur la façon
élégante dont ils étaient
montés, calcula l'un dans l'autre la valeur des diamants, et
sans hésitation aucune :
" Quinze cents pistoles la pièce, Milord,
répondit-il.
- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme
ceux-là ? Vous voyez qu'il en manque deux.
- Huit jours, Milord.
- Je les paierai trois mille pistoles la pièce, il me les
faut après-demain.
- Milord les aura.
- Vous êtes un homme précieux, Monsieur O'Reilly,
mais ce n'est pas le tout : ces ferrets ne peuvent être
confiés à personne, il faut qu'ils soient faits
dans ce palais.
- Impossible, Milord, il n'y a que moi qui puisse les
exécuter pour qu'on ne voie pas la différence
entre les nouveaux et les anciens.
- Aussi, mon cher Monsieur O'Reilly, vous êtes mon
prisonnier, et vous voudriez sortir à cette heure de mon
palais que vous ne le pourriez pas ; prenez-en donc votre parti.
Nommez-moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et
désignez-moi les ustensiles qu'ils doivent apporter. "
L'orfèvre connaissait le duc, il savait que toute
observation était inutile, il en prit donc à
l'instant même son parti.
" Il me sera permis de prévenir ma femme ? demanda-t-il.
- Oh ! il vous sera même permis de la voir, mon cher
Monsieur O'Reilly : votre captivité sera douce, soyez
tranquille ; et comme tout dérangement vaut un
dédommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un
bon de mille pistoles pour vous faire oublier l'ennui que je vous
cause. "
D'Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre,
qui remuait à pleines mains les hommes et les millions.
Quant à l'orfèvre, il écrivit
à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles, et en
la chargeant de lui retourner en échange son plus habile
apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le
titre, et une liste des outils qui lui étaient
nécessaires.
Buckingham conduisit l'orfèvre dans la chambre qui lui
était destinée, et qui, au bout d'une demi-heure,
fut transformée en atelier. Puis il mit une sentinelle
à chaque porte, avec défense de laisser entrer
qui que ce fût, à l'exception de son valet de
chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter qu'il était
absolument défendu à l'orfèvre
O'Reilly et à son aide de sortir sous quelque
prétexte que ce fût. Ce point
réglé, le duc revint à d'Artagnan.
" Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est à nous
deux ; que voulez-vous, que désirez-vous ?
- Un lit, répondit d'Artagnan ; c'est, pour le moment, je
l'avoue, la chose dont j'ai le plus besoin. "
Buckingham donna à d'Artagnan une chambre qui touchait
à la sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main,
non pas qu'il se défiât de lui, mais pour avoir
quelqu'un à qui parler constamment de la reine.
Une heure après fut promulguée dans Londres
l'ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun bâtiment
chargé pour la France, pas même le paquebot des
lettres. Aux yeux de tous, c'était une
déclaration de guerre entre les deux royaumes.
Le surlendemain, à onze heures, les deux ferrets en diamants
étaient achevés, mais si exactement
imités, mais si parfaitement pareils, que Buckingham ne put
reconnaître les nouveaux des anciens, et que les plus
exercés en pareille matière y auraient
été trompés comme lui.
Aussitôt il fit appeler d'Artagnan.
" Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous
êtes venu chercher, et soyez mon témoin que tout
ce que la puissance humaine pouvait faire, je l'ai fait.
- Soyez tranquille, Milord : je dirai ce que j'ai vu ; mais Votre
Grâce me remet les ferrets sans la boîte ?
- La boîte vous embarrasserait. D'ailleurs la
boîte m'est d'autant plus précieuse, qu'elle me
reste seule. Vous direz que je la garde.
- Je ferai votre commission mot à mot, Milord.
- Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? "
D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que le duc cherchait
un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idée
que le sang de ses compagnons et le sien lui allait être
payé par de l'or anglais lui répugnait
étrangement.
" Entendons-nous, Milord, répondit d'Artagnan, et pesons
bien les faits d'avance, afin qu'il n'y ait point de
méprise. Je suis au service du roi et de la reine de France,
et fais partie de la compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel,
ainsi que son beau-frère M. de Tréville, est tout
particulièrement attaché à Leurs
Majestés. J'ai donc tout fait pour la reine et rien pour
Votre Grâce. Il y a plus, c'est que peut-être
n'eussé-je rien fait de tout cela, s'il ne se fût
agi d'être agréable à quelqu'un qui est
ma dame à moi, comme la reine est la vôtre.
- Oui, dit le duc en souriant, et je crois même
connaître cette autre personne, c'est...
- Milord, je ne l'ai point nommée, interrompit vivement le
jeune homme.
- C'est juste, dit le duc ; c'est donc à cette personne que
je dois être reconnaissant de votre dévouement.
- Vous l'avez dit, Milord, car justement à cette heure
qu'il est question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans Votre
Grâce qu'un Anglais, et par conséquent qu'un
ennemi que je serais encore plus enchanté de rencontrer sur
le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors
du Louvre ; ce qui, au reste, ne m'empêchera pas
d'exécuter de point en point ma mission et de me faire tuer,
si besoin est, pour l'accomplir ; mais, je le
répète à Votre Grâce, sans
qu'elle ait personnellement pour cela plus à me remercier de
ce que je fais pour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j'ai
déjà fait pour elle dans la première.
- Nous disons, nous : " Fier comme un Ecossais " , murmura Buckingham.
- Et nous disons, nous : " Fier comme un Gascon " ,
répondit d'Artagnan. Les Gascons sont les Ecossais de la
France. "
D'Artagnan salua le duc et s'apprêta à partir.
" Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par où ? Comment
?
- C'est vrai.
- Dieu me damne ! les Français ne doutent de rien !
- J'avais oublié que l'Angleterre était une
île, et que vous en étiez le roi.
- Allez au port, demandez le brick le Sund ,
remettez cette lettre au capitaine ; il vous conduira à un
petit port où certes on ne vous attend pas, et où
n'abordent ordinairement que des bâtiments
pêcheurs.
- Ce port s'appelle ?
- Saint-Valery ; mais, attendez donc : arrivé
là, vous entrerez dans une mauvaise auberge sans nom et sans
enseigne, un véritable bouge à matelots ; il n'y
a pas à vous tromper, il n'y en a qu'une.
- Après ?
- Vous demanderez l'hôte, et vous lui direz : Forward
.
- Ce qui veut dire ?
- En avant : c'est le mot d'ordre. Il vous donnera un cheval tout
sellé et vous indiquera le chemin que vous devez suivre ;
vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez,
à chacun d'eux, donner votre adresse à Paris, les
quatre chevaux vous y suivront ; vous en connaissez
déjà deux, et vous m'avez paru les
apprécier en amateur : ce sont ceux que nous montions ;
rapportez-vous-en à moi, les autres ne leur sont point
inférieurs. Ces quatre chevaux sont
équipés pour la campagne. Si fier que vous soyez,
vous ne refuserez pas d'en accepter un et de faire accepter les trois
autres à vos compagnons : c'est pour nous faire la guerre,
d'ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres
Français, n'est-ce pas ?
- Oui, Milord, j'accepte, dit d'Artagnan ; et s'il plaît
à Dieu, nous ferons bon usage de vos présents.
- Maintenant, votre main, jeune homme ; peut-être nous
rencontrerons-nous bientôt sur le champ de bataille ; mais,
en attendant, nous nous quitterons bons amis, je l'espère.
- Oui, Milord, mais avec l'espérance de devenir ennemis
bientôt.
- Soyez tranquille, je vous le promets.
- Je compte sur votre parole, Milord. "
D'Artagnan salua le duc et s'avança vivement vers le port.
En face la Tour de Londres, il trouva le bâtiment
désigné, remit sa lettre au capitaine, qui la fit
viser par le gouverneur du port, et appareilla aussitôt.
Cinquante bâtiments étaient en partance et
attendaient.
En passant bord à bord de l'un d'eux, d'Artagnan crut
reconnaître la femme de Meung, la même que le
gentilhomme inconnu avait appelée " Milady " , et que lui,
d'Artagnan, avait trouvée si belle ; mais grâce au
courant du fleuve et au bon vent qui soufflait, son navire allait si
vite qu'au bout d'un instant on fut hors de vue.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda à
Saint-Valery.
D'Artagnan se dirigea à l'instant même vers
l'auberge indiquée, et la reconnut aux cris qui s'en
échappaient : on parlait de guerre entre l'Angleterre et la
France comme de chose prochaine et indubitable, et les matelots joyeux
faisaient bombance.
D'Artagnan fendit la foule, s'avança vers l'hôte,
et prononça le mot Forward . A
l'instant même, l'hôte lui fit signe de le suivre,
sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit
à l'écurie où l'attendait un cheval
tout sellé, et lui demanda s'il avait besoin de quelque
autre chose.
" J'ai besoin de connaître la route que je dois suivre, dit
d'Artagnan.
- Allez d'ici à Blangy, et de Blangy à
Neufchâtel. A Neufchâtel, entrez à
l'auberge de la Herse d'Or , donnez le mot d'ordre
à l'hôtelier, et vous trouverez comme ici un
cheval tout sellé.
- Dois-je quelque chose ? demanda d'Artagnan.
- Tout est payé, dit l'hôte, et largement. Allez
donc, et que Dieu vous conduise !
- Amen ! " répondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures après, il était à
Neufchâtel.
Il suivit strictement les instructions reçues ; à
Neufchâtel, comme à Saint-Valery, il trouva une
monture toute sellée et qui l'attendait ; il voulut
transporter les pistolets de la selle qu'il venait de quitter
à la selle qu'il allait prendre : les fontes
étaient garnies de pistolets pareils.
" Votre adresse à Paris ?
- Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.
- Bien, répondit celui-ci.
- Quelle route faut-il prendre ? demanda à son tour
d'Artagnan.
- Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville à votre
droite. Au petit village d'Ecouis, vous vous arrêterez, il
n'y a qu'une auberge, l'Ecu de France . Ne la
jugez pas d'après son apparence ; elle aura dans ses
écuries un cheval qui vaudra celui-ci.
- Même mot d'ordre ?
- Exactement.
- Adieu, maître !
- Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque chose ? "
D'Artagnan fit signe de la tête que non, et repartit
à fond de train. A Ecouis, la même
scène se répéta : il trouva un
hôte aussi prévenant, un cheval frais et
reposé ; il laissa son adresse comme il l'avait fait, et
repartit du même train pour Pontoise. A Pontoise, il changea
une dernière fois de monture, et à neuf heures il
entrait au grand galop dans la cour de l'hôtel de M. de
Tréville.
Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.
M. de Tréville le reçut comme s'il l'avait vu le
matin même ; seulement, en lui serrant la main un peu plus
vivement que de coutume, il lui annonça que la compagnie de
M. des Essarts était de garde au Louvre et qu'il pouvait se
rendre à son poste.
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Chapitre XXII.
LE BALLET DE LA MERLAISON.
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Le lendemain, il n'était bruit dans tout Paris que du bal
que MM. les échevins de la ville donnaient au roi et
à la reine, et dans lequel Leurs Majestés
devaient danser le fameux ballet de la Merlaison, qui était
le ballet favori du roi.
Depuis huit jours on préparait, en effet, toutes choses
à l'Hôtel de Ville pour cette solennelle
soirée. Le menuisier de la ville avait dressé des
échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames
invitées ; l'épicier de la ville avait garni les
salles de deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui était
un luxe inouï pour cette époque ; enfin vingt
violons avaient été prévenus, et le
prix qu'on leur accordait avait été
fixé au double du prix ordinaire, attendu, dit ce rapport,
qu'ils devaient sonner toute la nuit.
A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes du
roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint
demander au greffier de la ville, nommé Clément,
toutes les clefs des portes, des chambres et bureaux de
l'Hôtel. Ces clefs lui furent remises à l'instant
même ; chacune d'elles portait un billet qui devait servir
à la faire reconnaître, et à partir de
ce moment le sieur de La Coste fut chargé de la garde de
toutes les portes et de toutes les avenues.
A onze heures vint à son tour Duhallier, capitaine des
gardes, amenant avec lui cinquante archers qui se
répartirent aussitôt dans l'Hôtel de
Ville, aux portes qui leur avaient été
assignées.
A trois heures arrivèrent deux compagnies des gardes, l'une
française, l'autre suisse. La compagnie des gardes
françaises était composée
moitié des hommes de M. Duhallier, moitié des
hommes de M. des Essarts.
A six heures du soir, les invités commencèrent
à entrer. A mesure qu'ils entraient, ils étaient
placés dans la grande salle, sur les échafauds
préparés.
A neuf heures arriva Mme la première présidente.
Comme c'était, après la reine, la personne la
plus considérable de la fête, elle fut
reçue par Messieurs de la ville et placée dans la
loge en face de celle que devait occuper la reine. .
A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la
petite salle du côté de l'église
Saint-Jean, et cela en face du buffet d'argent de la ville, qui
était gardé par quatre archers.
A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations :
c'était le roi qui s'avançait à
travers les rues qui conduisent du Louvre à
l'Hôtel de Ville, et qui étaient toutes
illuminées avec des lanternes de couleur.
Aussitôt MM. les échevins, vêtus de
leurs robes de drap et précédés de six
sergents tenant chacun un flambeau à la main,
allèrent au-devant du roi, qu'ils rencontrèrent
sur les degrés, où le prévôt
des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue, compliment auquel Sa
Majesté répondit en s'excusant d'être
venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel
l'avait retenue jusqu'à onze heures pour parler des affaires
de l'Etat.
Sa Majesté, en habit de cérémonie,
était accompagnée de S. A. R. Monsieur, du comte
de Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville, du duc d'Elbeuf,
du comte d'Harcourt, du comte de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de
M. de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et
préoccupé.
Un cabinet avait été
préparé pour le roi, et un autre pour Monsieur.
Dans chacun de ces cabinets étaient
déposés des habits de masques. Autant avait
été fait pour la reine et pour Mme la
présidente. Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs
Majestés devaient s'habiller deux par deux dans des chambres
préparées à cet effet.
Avant d'entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu'on le
vînt prévenir aussitôt que
paraîtrait le cardinal.
Une demi-heure après l'entrée du roi, de
nouvelles acclamations retentirent : celles-là
annonçaient l'arrivée de la reine : les
échevins firent ainsi qu'ils avaient fait
déjà, et,
précédés des sergents, ils
s'avancèrent au-devant de leur illustre convive.
La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle
avait l'air triste et surtout fatigué.
Au moment où elle entrait, le rideau d'une petite tribune
qui jusque-là était resté
fermé s'ouvrit, et l'on vit apparaître la
tête pâle du cardinal vêtu en cavalier
espagnol. Ses yeux se fixèrent sur ceux de la reine, et un
sourire de joie terrible passa sur ses lèvres : la reine
n'avait pas ses ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps à recevoir les compliments de
Messieurs de la ville et à répondre aux saluts
des dames.
Tout à coup, le roi apparut avec le cardinal à
l'une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le
roi était très pâle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint
à peine noués, il s'approcha de la reine, et
d'une voix altérée :
" Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaît,
n'avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il
m'eût été agréable de les
voir ? "
La reine étendit son regard autour d'elle, et vit
derrière le roi le cardinal qui souriait d'un sourire
diabolique.
" Sire, répondit la reine d'une voix
altérée, parce qu'au milieu de cette grande foule
j'ai craint qu'il ne leur arrivât malheur.
- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau,
c'était pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous
avez eu tort. "
Et la voix du roi était tremblante de colère ;
chacun regardait et écoutait avec étonnement, ne
comprenant rien à ce qui se passait.
" Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre,
où ils sont, et ainsi les désirs de Votre
Majesté seront accomplis.
- Faites, Madame, faites, et cela au plus tôt : car dans une
heure le ballet va commencer. "
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient
la conduire à son cabinet.
De son côté, le roi regagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'était
passé quelque chose entre le roi et la reine ; mais tous
deux avaient parlé si bas, que, chacun par respect
s'étant éloigné de quelques pas,
personne n'avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs
forces, mais on ne les écoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet ; il était en
costume de chasse des plus élégants, et Monsieur
et les autres seigneurs étaient habillés comme
lui. C'était le costume que le roi portait le mieux, et
vêtu ainsi il semblait véritablement le premier
gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boîte. Le roi
l'ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants.
" Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal.
- Rien, répondit celui-ci ; seulement si la reine a les
ferrets, ce dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez
que dix, demandez à Sa Majesté qui peut lui avoir
dérobé les deux ferrets que voici. "
Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le
temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de
toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son
royaume, la reine était à coup sûr la
plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait à
merveille ; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un
surtout en velours gris perle rattaché avec des agrafes de
diamants, et une jupe de satin bleu toute brodée d'argent.
Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets
soutenus par un noeud de même couleur que les plumes et la
jupe.
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colère ;
cependant, distants comme ils l'étaient de la reine, ils ne
pouvaient compter les ferrets ; la reine les avait, seulement en
avait-elle dix ou en avait-elle douze ?
En ce moment, les violons sonnèrent le signal du ballet. Le
roi s'avança vers Mme la présidente, avec
laquelle il devait danser, et S. A. R. Monsieur avec la reine. On se
mit en place, et le ballet commença.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait
près d'elle, il dévorait du regard ces ferrets,
dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front
du cardinal.
Le ballet dura une heure ; il avait seize entrées.
Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle,
chacun reconduisit sa dame à sa place ; mais le roi profita
du privilège qu'il avait de laisser la sienne où
il se trouvait, pour s'avancer vivement vers la reine.
" Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la
déférence que vous avez montrée pour
mes désirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et
je vous les rapporte. "
A ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets que lui
avait remis le cardinal.
" Comment, Sire ! s'écria la jeune reine jouant la surprise,
vous m'en donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc
quatorze ? "
En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvèrent
sur l'épaule de Sa Majesté.
Le roi appela le cardinal :
" Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi
d'un ton sévère.
- Cela signifie, Sire, répondit le cardinal, que je
désirais faire accepter ces deux ferrets à Sa
Majesté, et que n'osant les lui offrir moi-même,
j'ai adopté ce moyen.
- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante à Votre
Eminence, répondit Anne d'Autriche avec un sourire qui
prouvait qu'elle n'était pas dupe de cette
ingénieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux
ferrets vous coûtent aussi cher à eux seuls que
les douze autres ont coûté à Sa
Majesté. "
Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine reprit le
chemin de la chambre où elle s'était
habillée et où elle devait se
dévêtir.
L'attention que nous avons été obligés
de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages
illustres que nous y avons introduits nous a
écartés un instant de celui à qui Anne
d'Autriche devait le triomphe inouï qu'elle venait de
remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignoré, perdu
dans la foule entassée à l'une des portes,
regardait de là cette scène
compréhensible seulement pour quatre personnes : le roi, la
reine, Son Eminence et lui.
La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan
s'apprêtait à se retirer, lorsqu'il sentit qu'on
lui touchait légèrement l'épaule ; il
se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre.
Cette jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir,
mais malgré cette précaution, qui, au reste,
était bien plutôt prise pour les autres que pour
lui, il reconnut à l'instant même son guide
ordinaire, la légère et spirituelle Mme
Bonacieux.
La veille ils s'étaient vus à peine chez le
suisse Germain, où d'Artagnan l'avait fait demander. La
hâte qu'avait la jeune femme de porter à la reine
cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit que
les deux amants échangèrent à peine
quelques paroles. D'Artagnan suivit donc Mme Bonacieux, mû
par un double sentiment, l'amour et la curiosité. Pendant
toute la route, et à mesure que les corridors devenaient
plus déserts, d'Artagnan voulait arrêter la jeune
femme, la saisir, la contempler, ne fût-ce qu'un instant ;
mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et
lorsqu'il voulait parler, son doigt ramené sur sa bouche
avec un petit geste impératif plein de charme lui rappelait
qu'il était sous l'empire d'une puissance à
laquelle il devait aveuglément obéir, et qui lui
interdisait jusqu'à la plus légère
plainte ; enfin, après une minute ou deux de tours et de
détours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le
jeune homme dans un cabinet tout à fait obscur.
Là elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une
seconde porte cachée par une tapisserie dont les ouvertures
répandirent tout à coup une vive
lumière, elle disparut.
D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant où il
était, mais bientôt un rayon de lumière
qui pénétrait par cette chambre, l'air chaud et
parfumé qui arrivait jusqu'à lui, la conversation
de deux ou trois femmes, au langage à la fois respectueux et
élégant, le mot de Majesté plusieurs
fois répété, lui
indiquèrent clairement qu'il était dans un
cabinet attenant à la chambre de la reine.
Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort
étonner les personnes qui l'entouraient, et qui avaient au
contraire l'habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine
rejetait ce sentiment joyeux sur la beauté de la
fête, sur le plaisir que lui avait fait éprouver
le ballet, et comme il n'est pas permis de contredire une reine,
qu'elle sourie ou qu'elle pleure, chacun renchérissait sur
la galanterie de MM. les échevins de la ville de Paris.
Quoique d'Artagnan ne connût point la reine, il distingua sa
voix des autres voix, d'abord à un léger accent
étranger, puis à ce sentiment de domination
naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il
l'entendait s'approcher et s'éloigner de cette porte
ouverte, et deux ou trois fois il vit même l'ombre d'un corps
intercepter la lumière.
Enfin, tout à coup une main et un bras adorables de forme et
de blancheur passèrent à travers la tapisserie ;
d'Artagnan comprit que c'était sa récompense : il
se jeta à genoux, saisit cette main et appuya
respectueusement ses lèvres ; puis cette main se retira
laissant dans les siennes un objet qu'il reconnut pour être
une bague ; aussitôt la porte se referma, et d'Artagnan se
retrouva dans la plus complète obscurité.
D'Artagnan mit la bague à son doigt et attendit de nouveau ;
il était évident que tout n'était pas
fini encore.
Après la récompense de son dévouement
venait la récompense de son amour. D'ailleurs, le ballet
était dansé, mais la soirée
était à peine commencée : on soupait
à trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis quelque
temps déjà, avait sonné deux heures
trois quarts.
En effet, peu à peu le bruit des voix diminua dans la
chambre voisine ; puis on l'entendit s'éloigner ; puis la
porte du cabinet où était d'Artagnan se rouvrit,
et Mme Bonacieux s'y élança.
" Vous, enfin ! s'écria d'Artagnan.
- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les
lèvres du jeune homme : silence ! et allez-vous-en par
où vous êtes venu.
- Mais où et quand vous reverrai-je ? s'écria
d'Artagnan.
- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez,
partez ! "
Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa
d'Artagnan hors du cabinet.
D'Artagnan obéit comme un enfant, sans résistance
et sans objection aucune, ce qui prouve qu'il était bien
réellement amoureux.
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Chapitre XXIII.
LE RENDEZ-VOUS.
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D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fût
plus de trois heures du matin, et qu'il eût les plus
méchants quartiers de Paris à traverser, il ne
fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu pour les
ivrognes et les amoureux.
Il trouva la porte de son allée entrouverte, monta son
escalier, et frappa doucement et d'une façon convenue entre
lui et son laquais. Planchet, qu'il avait renvoyé deux
heures auparavant de l'Hôtel de Ville en lui recommandant de
l'attendre, vint lui ouvrir la porte.
" Quelqu'un a-t-il apporté une lettre pour moi ? demanda
vivement d'Artagnan.
- Personne n'a apporté de lettre, Monsieur,
répondit Planchet ; mais il y en a une qui est venue toute
seule.
- Que veux-tu dire, imbécile ?
- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre
appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eût point
quitté, j'ai trouvé une lettre sur le tapis vert
de la table, dans votre chambre à coucher.
- Et où est cette lettre ?
- Je l'ai laissée où elle était,
Monsieur. Il n'est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les
gens. Si la fenêtre était ouverte encore, ou
seulement entrebâillée, je ne dis pas ; mais non,
tout était hermétiquement fermé.
Monsieur, prenez garde, car il y a très certainement quelque
magie là-dessous. "
Pendant ce temps, le jeune homme s'élançait dans
la chambre et ouvrait la lettre ; elle était de Mme
Bonacieux, et conçue en ces termes :
" On a de vifs remerciements à vous faire et à
vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures à
Saint-Cloud, en face du pavillon qui s'élève
à l'angle de la maison de M. d'Estrées.
" C. B. "
En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et
s'étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le
coeur des amants.
C'était le premier billet qu'il recevait, c'était
le premier rendez-vous qui lui était accordé. Son
coeur, gonflé par l'ivresse de la joie, se sentait
prêt à défaillir sur le seuil de ce
paradis terrestre qu'on appelait l'amour.
" Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maître
rougir et pâlir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que
j'avais deviné juste et que c'est quelque
méchante affaire ?
- Tu te trompes, Planchet, répondit d'Artagnan, et la
preuve, c'est que voici un écu pour que tu boives
à ma santé.
- Je remercie Monsieur de l'écu qu'il me donne, et je lui
promets de suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas
moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons
fermées...
- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet.
- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !
- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ?
- Oui, va.
- Que toutes les bénédictions du Ciel tombent
sur Monsieur, mais il n'en est pas moins vrai que cette lettre... "
Et Planchet se retira en secouant la tête avec un air de
doute que n'était point parvenue à effacer
entièrement la libéralité de
d'Artagnan.
Resté seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il
baisa et rebaisa vingt fois ces lignes tracées par la main
de sa belle maîtresse. Enfin il se coucha, s'endormit et fit
des rêves d'or.
A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second
appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyé des
inquiétudes de la veille.
" Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la
journée peut-être ; tu es donc libre
jusqu'à sept heures du soir ; mais, à sept heures
du soir, tiens-toi prêt avec deux chevaux.
- Allons ! dit Planchet, il paraît que nous allons encore
nous faire traverser la peau en plusieurs endroits.
- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
- Eh bien, que disais-je ? s'écria Planchet. Là,
j'en étais sûr ;, maudite lettre !
- Mais rassure-toi donc, imbécile, il s'agit tout
simplement d'une partie de plaisir.
- Oui ! comme les voyages d'agrément de l'autre jour,
où il pleuvait des balles et où il poussait des
chausse-trapes.
- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan,
j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon
qui tremble.
- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant
qu'il m'avait vu à l'oeuvre.
- Oui, mais j'ai cru que tu avais usé tout ton courage
d'une seule fois.
- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement
je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en
reste longtemps.
- Crois-tu en avoir encore une certaine somme à
dépenser ce soir ?
- Je l'espère :
- Eh bien, je compte sur toi.
- A l'heure dite, je serai prêt ; seulement je croyais que
Monsieur n'avait qu'un cheval à l'écurie des
gardes.
- Peut-être n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci,
mais ce soir il y en aura quatre.
- Il paraît que notre voyage était un voyage de
remonte ?
- Justement " , dit d'Artagnan.
Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommandation,
il sortit.
M. Bonacieux était sur sa porte. L'intention de d'Artagnan
était de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais
celui-ci fit un salut si doux et si bénin, que force fut
à son locataire non seulement de le lui rendre, mais encore
de lier conversation avec lui.
Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari
dont la femme vous a donné un rendez-vous le soir
même à Saint-Cloud, en face du pavillon de M.
d'Estrées ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus aimable
qu'il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcération
du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan
eût entendu sa conversation avec l'inconnu de Meung, raconta
à son jeune locataire les persécutions de ce
monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son
récit du titre de bourreau du cardinal et
s'étendit longuement sur la Bastille, les verrous, les
guichets, les soupiraux, les grilles et les instruments de torture.
D'Artagnan l'écouta avec une complaisance exemplaire ; puis,
lorsqu'il eut fini :
" Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait
enlevée ? car je n'oublie pas que c'est à cette
circonstance fâcheuse que je dois le bonheur d'avoir fait
votre connaissance.
- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardés de me le
dire, et ma femme de son côté m'a juré
ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais vous-même,
continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite,
qu'êtes-vous devenu tous ces jours passés ? je ne
vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pavé
de Paris, je pense, que vous avez ramassé toute la
poussière que Planchet époussetait hier sur vos
bottes.
- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous
avons fait un petit voyage.
- Loin d'ici ?
- Oh ! mon Dieu non, à une quarantaine de lieues seulement
; nous avons été conduire M. Athos aux eaux de
Forges, où mes amis sont restés.
- Et vous êtes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M.
Bonacieux en donnant à sa physionomie son air le plus malin.
Un beau garçon comme vous n'obtient pas de longs
congés de sa maîtresse, et nous étions
impatiemment attendu à Paris, n'est-ce pas ?
- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant
mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous
cacher. Oui, j'étais attendu, et bien impatiemment, je vous
en réponds. "
Un léger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si
léger, que d'Artagnan ne s'en aperçut pas.
" Et nous allons être récompensé de
notre diligence ? continua le mercier avec une
légère altération dans la voix,
altération que d'Artagnan ne remarqua pas plus qu'il n'avait
fait du nuage momentané qui, un instant auparavant, avait
assombri la figure du digne homme.
- Ah ! faites donc le bon apôtre ! dit en riant d'Artagnan.
- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour
savoir si nous rentrons tard.
- Pourquoi cette question, mon cher hôte ? demanda
d'Artagnan ; est- ce que vous comptez m'attendre ?
- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a
été commis chez moi, je m'effraie chaque fois que
j'entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous !
je ne suis point homme d'épée, moi !
- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre à une heure,
à deux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du
tout, ne vous effrayez pas encore. "
Cette fois, Bonacieux devint si pâle, que d'Artagnan ne put
faire autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
" Rien, répondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs
seulement, je suis sujet à des faiblesses qui me prennent
tout à coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne
faites pas attention à cela, vous qui n'avez à
vous occuper que d'être heureux.
- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : à ce soir.
- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-être
l'attendez-vous avec autant d'impatience que moi. Peut-être,
ce soir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal.
- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, répondit gravement
le mari ; elle est retenue au Louvre par son service.
- Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis ; quand je
suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fût ;
mais il paraît que ce n'est pas possible. "
Et le jeune homme s'éloigna en riant aux éclats
de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
" Amusez-vous bien ! " répondit Bonacieux d'un air
sépulcral.
Mais d'Artagnan était déjà trop loin
pour l'entendre, et l'eût-il entendu, dans la disposition
d'esprit où il était, il ne l'eût
certes pas remarqué.
Il se dirigea vers l'hôtel de M. de Tréville ; sa
visite de la veille avait été, on se le rappelle,
très courte et très peu explicative.
Il trouva M. de Tréville dans la joie de son âme.
Le roi et la reine avaient été charmants pour lui
au bal. Il est vrai que le cardinal avait été
parfaitement maussade.
A une heure du matin, il s'était retiré sous
prétexte qu'il était indisposé. Quant
à Leurs Majestés, elles n'étaient
rentrées au Louvre qu'à six heures du matin.
" Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la voix et en
interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils
étaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune
ami, car il est évident que votre heureux retour est pour
quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans
l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de bien vous tenir.
- Qu'ai-je à craindre, répondit d'Artagnan, tant
que j'aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs
Majestés ?
- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme à oublier
une mystification tant qu'il n'aura pas réglé ses
comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air
d'être certain Gascon de ma connaissance.
- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous et
sache que c'est moi qui ai été à
Londres ?
- Diable ! vous avez été à Londres.
Est-ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui
brille à votre doigt ? Prenez garde, mon cher d'Artagnan, ce
n'est pas une bonne chose que le présent d'un ennemi ; n'y
a-t-il pas là-dessus certain vers latin... Attendez donc...
- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer
la première règle du rudiment dans la
tête, et qui, par ignorance, avait fait le
désespoir de son précepteur ; oui, sans doute, il
doit y en avoir un.
- Il y en a un certainement, dit M. de Tréville, qui avait
une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour...
Attendez donc... Ah ! m'y voici :
... timeo Danaos et dona ferentes.
" Ce qui veut dire : Défiez-vous de l'ennemi qui vous fait
des présents. "
- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il
vient de la reine.
- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Tréville.
Effectivement, c'est un véritable bijou royal, qui vaut
mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait
remettre ce cadeau ?
- Elle me l'a remis elle-même.
- Où cela ?
- Dans le cabinet attenant à la chambre où elle
a changé de toilette.
- Comment ?
- En me donnant sa main à baiser.
- Vous avez baisé la main de la reine ! s'écria
M. de Tréville en regardant d'Artagnan.
- Sa Majesté m'a fait l'honneur de m'accorder cette
grâce !
- Et cela en présence de témoins ? Imprudente,
trois fois imprudente !
- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit
d'Artagnan. Et il raconta à M. de Tréville
comment les choses s'étaient passées.
" Oh ! les femmes, les femmes ! s'écria le vieux soldat, je
les reconnais bien à leur imagination romanesque ; tout ce
qui sent le mystérieux les charme ; ainsi vous avez vu le
bras, voilà tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne
la reconnaîtriez pas ; elle vous rencontrerait ; qu'elle ne
saurait pas qui vous êtes.
- Non, mais grâce à ce diamant... , reprit le
jeune homme.
- Ecoutez, dit M. de Tréville, voulez-vous que je vous
donne un conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ?
- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan.
- Eh bien, allez chez le premier orfèvre venu et vendez-lui
ce diamant pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit,
vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont
pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut
trahir celui qui la porte.
- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais,
dit d'Artagnan.
- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un
cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans
l'écrin de sa mère.
- Vous croyez donc que j'ai quelque chose à craindre ?
demanda d'Artagnan.
- C'est-à-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une
mine dont la mèche est allumée doit se regarder
comme en sûreté en comparaison de vous.
- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de
Tréville commençait à
inquiéter : diable, que faut-il faire ?
- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal
a la mémoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous
jouera quelque tour.
- Mais lequel ?
- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas à son service
toutes les ruses du démon ? Le moins qui puisse vous arriver
est qu'on vous arrête.
- Comment ! on oserait arrêter un homme au service de Sa
Majesté ?
- Pardieu ! on s'est bien gêné pour Athos ! En
tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans
à la cour : ne vous endormez pas dans votre
sécurité, ou vous êtes perdu. Bien au
contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si
l'on vous cherche querelle, évitez-la, fût-ce un
enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous attaque de nuit ou
de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous traversez un pont,
tâtez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque
sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on bâtit,
regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la
tête ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre
laquais, et que votre laquais soit armé, si toutefois vous
êtes sûr de votre laquais. Défiez-vous
de tout le monde, de votre ami, de votre frère, de votre
maîtresse, de votre maîtresse surtout. "
D'Artagnan rougit.
" De ma maîtresse, répéta-t-il
machinalement ; et pourquoi plutôt d'elle que d'un autre ?
- C'est que la maîtresse est un des moyens favoris du
cardinal, il n'en a pas de plus expéditif : une femme vous
vend pour dix pistoles, témoin Dalila. Vous savez les
Ecritures, hein ? "
D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donné Mme
Bonacieux pour le soir même ; mais nous devons dire,
à la louange de notre héros, que la mauvaise
opinion que M. de Tréville avait des femmes en
général ne lui inspira pas le moindre petit
soupçon contre sa jolie hôtesse.
" Mais, à propos, reprit M. de Tréville, que sont
devenus vos trois compagnons ?
- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques
nouvelles.
- Aucune, Monsieur.
- Eh bien, je les ai laissés sur ma route : Porthos
à Chantilly, avec un duel sur les bras ; Aramis à
Crèvecoeur, avec une balle dans l'épaule ; et
Athos à Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le
corps.
- Voyez-vous ! dit M. de Tréville ; et comment vous
êtes-vous échappé, vous ?
- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup
d'épée dans la poitrine, et en clouant M. le
comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon
à une tapisserie.
- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de
Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idée.
- Dites, Monsieur.
- A votre place, je ferais une chose.
- Laquelle ?
- Tandis que Son Eminence me ferait chercher à Paris, je
reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et
je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable
! ils méritent bien cette petite attention de votre part.
- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai.
- Demain ! et pourquoi pas ce soir ?
- Ce soir, Monsieur, je suis retenu à Paris par une affaire
indispensable.
- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde,
je vous le répète : c'est la femme qui nous a
perdus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
- Impossible ! Monsieur.
- Vous avez donc donné votre parole ?
- Oui, Monsieur.
- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous
n'êtes pas tué cette nuit, vous partirez demain.
- Je vous le promets.
- Avez-vous besoin d'argent ?
- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le
pense.
- Mais vos compagnons ?
- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de
Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
- Vous reverrai-je avant votre départ ?
- Non, pas que je pense, Monsieur, à moins qu'il n'y ait du
nouveau.
- Allons, bon voyage !
- Merci, Monsieur. "
Et d'Artagnan prit congé de M. de Tréville,
touché plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle
pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun
d'eux n'était rentré. Leurs laquais aussi
étaient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns,
ni des autres.
Il se serait bien informé d'eux à leurs
maîtresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni
celle d'Aramis ; quant à Athos, il n'en avait pas.
En passant devant l'hôtel des Gardes, il jeta un coup d'oeil
dans l'écurie : trois chevaux étaient
déjà rentrés sur quatre. Planchet,
tout ébahi, était en train de les
étriller, et avait déjà fini avec deux
d'entre eux.
" Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir !
- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.
- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hôte ?
- Moi ? pas le moins du monde.
- Oh ! que vous faites bien, Monsieur.
- Mais d'où vient cette question ?
- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans
vous écouter ; Monsieur, sa figure a changé deux
ou trois fois de couleur.
- Bah !
- Monsieur n'a pas remarqué cela,
préoccupé qu'il était de la lettre
qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que
l'étrange façon dont cette lettre
était parvenue à la maison avait mis sur mes
gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa physionomie.
- Et tu l'as trouvée... ?
- Traîtreuse, Monsieur.
- Vraiment !
- De plus, aussitôt que Monsieur l'a eu quitté et
qu'il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a
fermé sa porte et s'est mis à courir par la rue
opposée.
- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraît fort
louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que
la chose ne nous ait été
catégoriquement expliquée.
- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra.
- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est écrit !
- Monsieur ne renonce donc pas à sa promenade de ce soir ?
- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai à M.
Bonacieux, et plus j'irai au rendez-vous que m'a donné cette
lettre qui t'inquiète tant.
- Alors, si c'est la résolution de Monsieur...
- Inébranlable, mon ami ; ainsi donc, à neuf
heures, tiens-toi prêt ici, à l'hôtel ;
je viendrai te prendre. "
Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer
son maître à son projet, poussa un profond soupir,
et se mit à étriller le troisième
cheval.
Quant à d'Artagnan, comme c'était au fond un
garçon plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui, il
s'en alla dîner chez ce prêtre gascon qui, au
moment de la détresse des quatre amis, leur avait
donné un déjeuner de chocolat.
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Chapitre XXIV.
LE PAVILLON.
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A neuf heures, d'Artagnan était à
l'hôtel des Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le
quatrième cheval était arrivé.
Planchet était armé de son mousqueton et d'un
pistolet. D'Artagnan avait son épée et passa deux
pistolets à sa ceinture, puis tous deux
enfourchèrent chacun un cheval et
s'éloignèrent sans bruit. Il faisait nuit close,
et personne ne les vit sortir. Planchet se mit à la suite de
son maître, et marcha par-derrière à
dix pas.
D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la
Conférence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors
qu'aujourd'hui, qui mène à Saint-Cloud.
Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la
distance qu'il s'était imposée ; mais
dès que le chemin commença à devenir
plus désert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement :
si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva
tout naturellement marcher côte à côte
avec son maître. En effet, nous ne devons pas dissimuler que
l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les
taillis sombres lui causaient une vive inquiétude.
D'Artagnan s'aperçut qu'il se passait chez son laquais
quelque chose d'extraordinaire.
" Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ?
- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les
églises ?
- Pourquoi cela, Planchet ?
- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-
là.
- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ?
- Peur d'être entendu, oui, Monsieur.
- Peur d'être entendu ! Notre conversation est cependant
morale, mon cher Planchet, et nul n'y trouverait à redire.
- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant à son
idée mère, que ce M. Bonacieux a quelque chose de
sournois dans ses sourcils et de déplaisant dans le jeu de
ses lèvres !
- Qui diable te fait penser à Bonacieux ?
- Monsieur, l'on pense à ce que l'on peut et non pas
à ce que l'on veut.
- Parce que tu es un poltron, Planchet.
- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la
prudence est une vertu.
- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ?
- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille
là-bas ? Si nous baissions la tête ?
- En vérité, murmura d'Artagnan, à
qui les recommandations de M. de Tréville revenaient en
mémoire ; en vérité, cet animal
finirait par me faire peur. "
Et il mit son cheval au trot.
Planchet suivit le mouvement de son maître, exactement comme
s'il eût été son ombre, et se retrouva
trottant près de lui.
" Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ?
demanda-t-il.
- Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.
- Comment, je suis arrivé ? et Monsieur ?
- Moi, je vais encore à quelques pas.
- Et Monsieur me laisse seul ici ?
- Tu as peur, Planchet ?
- Non, mais je fais seulement observer à Monsieur que la
nuit sera très froide, que les fraîcheurs donnent
des rhumatismes, et qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste
serviteur, surtout pour un maître alerte comme Monsieur.
- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces
cabarets que tu vois là-bas, et tu m'attendras demain matin
à six heures devant la porte.
- Monsieur, j'ai bu et mangé respectueusement
l'écu que vous m'avez donné ce matin ; de sorte
qu'il ne me reste pas un traître sou dans le cas
où j'aurais froid.
- Voici une demi-pistole. A demain. "
D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet
et s'éloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau.
" Dieu que j'ai froid ! " s'écria Planchet dès
qu'il eut perdu son maître de vue ; - et pressé
qu'il était de se réchauffer, il se
hâta d'aller frapper à la porte d'une maison
parée de tous les attributs d'un cabaret de banlieue.
Cependant d'Artagnan, qui s'était jeté dans un
petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud
; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derrière
le château, gagna une espèce de ruelle fort
écartée, et se trouva bientôt en face
du pavillon indiqué. Il était situé
dans un lieu tout à fait désert. Un grand mur,
à l'angle duquel était ce pavillon,
régnait d'un côté de cette ruelle, et
de l'autre une haie défendait contre les passants un petit
jardin au fond duquel s'élevait une maigre cabane.
Il était arrivé au rendez-vous, et comme on ne
lui avait pas dit d'annoncer sa présence par aucun signal,
il attendit.
Nul bruit ne se faisait entendre, on eût dit qu'on
était à cent lieues de la capitale. D'Artagnan
s'adossa à la haie après avoir jeté un
coup d'oeil derrière lui. Par-delà cette haie, ce
jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis
cette immensité où dort Paris, vide,
béant, immensité où brillaient
quelques points lumineux, étoiles funèbres de cet
enfer.
Mais pour d'Artagnan tous les aspects revêtaient une forme
heureuse, toutes les idées avaient un sourire, toutes les
ténèbres étaient diaphanes. L'heure du
rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze
qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait
harmonieusement au coeur du jeune homme.
Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon
situé à l'angle de la rue et dont toutes les
fenêtres étaient fermées par des
volets, excepté une seule du premier étage.
A travers cette fenêtre brillait une lumière douce
qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui
s'élevaient formant groupe en dehors du parc. Evidemment
derrière cette petite fenêtre, si gracieusement
éclairée, la jolie Mme Bonacieux l'attendait.
Bercé par cette douce idée, d'Artagnan attendit
de son côté une demi- heure sans impatience
aucune, les yeux fixés sur ce charmant petit
séjour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux
moulures dorées, attestant l'élégance
du reste de l'appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprît pourquoi, un
frisson courut dans ses veines. Peut-être aussi le froid
commençait-il à le gagner et prenait-il pour une
impression morale une sensation tout à fait physique.
Puis l'idée lui vint qu'il avait mal lu et que le
rendez-vous était pour onze heures seulement.
Il s'approcha de la fenêtre, se plaça dans un
rayon de lumière, tira sa lettre de sa poche et la relut ;
il ne s'était point trompé : le rendez-vous
était bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commençant à
être assez inquiet de ce silence et de cette solitude.
Onze heures sonnèrent.
D'Artagnan commença à craindre
véritablement qu'il ne fût arrivé
quelque chose à Mme Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ;
mais personne ne lui répondit : pas même
l'écho.
Alors il pensa avec un certain dépit que peut-être
la jeune femme s'était endormie en l'attendant.
Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur
était nouvellement crépi, et d'Artagnan se
retourna inutilement les ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la lumière continuait
d'argenter les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le
chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait
pénétrer dans le pavillon.
L'arbre était facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans
à peine, et par conséquent se souvenait de son
métier d'écolier. En un instant il fut au milieu
des branches, et par les vitres transparentes ses yeux
plongèrent dans l'intérieur du pavillon.
Chose étrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante
des pieds à la racine des cheveux, cette douce
lumière, cette calme lampe éclairait une
scène de désordre épouvantable ; une
des vitres de la fenêtre était cassée,
la porte de la chambre avait été
enfoncée et, à demi brisée, pendait
à ses gonds ; une table qui avait dû
être couverte d'un élégant souper
gisait à terre ; les flacons en éclats, les
fruits écrasés jonchaient le parquet ; tout
témoignait dans cette chambre d'une lutte violente et
désespérée ; d'Artagnan crut
même reconnaître au milieu de ce pêle-
mêle étrange des lambeaux de vêtements
et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux.
Il se hâta de redescendre dans la rue avec un horrible
battement de coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres
traces de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit.
D'Artagnan s'aperçut alors, chose qu'il n'avait pas
remarquée d'abord, car rien ne le poussait à cet
examen, que le sol, battu ici, troué là,
présentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds
de chevaux. En outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de
Paris, avaient creusé dans la terre molle une profonde
empreinte qui ne dépassait pas la hauteur du pavillon et qui
retournait vers Paris.
Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva près
du mur un gant de femme déchiré. Cependant ce
gant, par tous les points où il n'avait pas
touché la terre boueuse, était d'une
fraîcheur irréprochable. C'était un de
ces gants parfumés comme les amants aiment à les
arracher d'une jolie main.
A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus
abondante et plus glacée perlait sur son front, son coeur
était serré par une horrible angoisse, sa
respiration était haletante ; et cependant il se disait,
pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-être rien de
commun avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait
donné rendez-vous devant ce pavillon, et non dans ce
pavillon ; qu'elle avait pu être retenue à Paris
par son service, par la jalousie de son mari peut- être.
Mais tous ces raisonnements étaient battus en
brèche, détruits, renversés par ce
sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions, s'empare de
tout notre être et nous crie, par tout ce qui est
destiné chez nous à entendre, qu'un grand malheur
plane sur nous.
Alors d'Artagnan devint presque insensé : il courut sur la
grande route, prit le même chemin qu'il avait
déjà fait, s'avança jusqu'au bac, et
interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la
rivière à une femme enveloppée d'une
mante noire, qui paraissait avoir le plus grand
intérêt à ne pas être
reconnue ; mais, justement à cause des
précautions qu'elle prenait, le passeur avait
prêté une attention plus grande, et il avait
reconnu que la femme était jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies
femmes qui venaient à Saint-Cloud et qui avaient
intérêt à ne pas être vues,
et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne
fût Mme Bonacieux qu'avait remarquée le passeur.
D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur
pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer
qu'il ne s'était pas trompé, que le rendez-vous
était bien à Saint-Cloud et non ailleurs, devant
le pavillon de M. d'Estrées et non dans une autre rue.
Tout concourait à prouver à d'Artagnan que ses
pressentiments ne le trompaient point et qu'un grand malheur
était arrivé.
Il reprit le chemin du château tout courant ; il lui semblait
qu'en son absence quelque chose de nouveau s'était
peut-être passé au pavillon et que des
renseignements l'attendaient là.
La ruelle était toujours déserte, et la
même lueur calme et douce s'épanchait de la
fenêtre.
D'Artagnan songea alors à cette masure muette et aveugle
mais qui sans doute avait vu et qui peut-être pouvait parler.
La porte de clôture était fermée, mais
il sauta par-dessus la haie, et malgré les aboiements du
chien à la chaîne, il s'approcha de la cabane.
Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne répondit.
Un silence de mort régnait dans la cabane comme dans le
pavillon ; cependant, comme cette cabane était sa
dernière ressource, il s'obstina.
Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit
intérieur, bruit craintif, et qui semblait trembler
lui-même d'être entendu.
Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein
d'inquiétude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que
sa voix était de nature à rassurer de plus
peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit, ou plutôt
s'entrebâilla, et se referma dès que la lueur
d'une misérable lampe qui brûlait dans un coin eut
éclairé le baudrier, la poignée de
l'épée et le pommeau des pistolets de d'Artagnan.
Cependant, si rapide qu'eût été le
mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tête
de vieillard.
" Au nom du Ciel ! dit-il, écoutez-moi : j'attendais
quelqu'un qui ne vient pas, je meurs d'inquiétude. Serait-il
arrivé quelque malheur aux environs ? Parlez. "
La fenêtre se rouvrit lentement, et la même figure
apparut de nouveau : seulement elle était plus
pâle encore que la première fois.
D'Artagnan raconta naïvement son histoire, aux noms
près ; il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune
femme devant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il
était monté sur le tilleul et, à la
lueur de la lampe, il avait vu le désordre de la chambre.
Le vieillard l'écouta attentivement, tout en faisant signe
que c'était bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini,
il hocha la tête d'un air qui n'annonçait rien de
bon.
" Que voulez-vous dire ? s'écria d'Artagnan. Au nom du Ciel
! voyons, expliquez-vous.
- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je
vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien
de bon.
- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au
nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce
que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de
vos paroles ne sortira de mon coeur. "
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'écouter et qu'il lui dit
à voix basse :
" Il était neuf heures à peu près,
j'avais entendu quelque bruit dans la rue et je désirais
savoir ce que ce pouvait être, lorsqu'en m'approchant de ma
porte je m'aperçus qu'on cherchait à entrer.
Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai
ouvrir et je vis trois hommes à quelques pas de
là. Dans l'ombre était un carrosse avec des
chevaux attelés et des chevaux de main. Ces chevaux de main
appartenaient évidemment aux trois hommes qui
étaient vêtus en cavaliers.
" - Ah, mes bons Messieurs ! m'écriai-je, que demandez-vous
?
" - Tu dois avoir une échelle ? me dit celui qui paraissait
le chef de l'escorte.
" - Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
" - Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilà un
écu pour le dérangement que nous te causons.
Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de
ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu écouteras,
quelque menace que nous te fassions, j'en suis sûr), tu es
perdu. "
" A ces mots, il me jeta un écu, que je ramassai, et il prit
mon échelle.
" Effectivement, après avoir refermé la porte de
la haie derrière eux, je fis semblant de rentrer
à la maison ; mais j'en sortis aussitôt par la
porte de derrière, et, me glissant dans l'ombre, je parvins
jusqu'à cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je
pouvais tout voir sans être vu.
" Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit,
ils en tirèrent un petit homme, gros, court, grisonnant,
mesquinement vêtu de couleur sombre, lequel monta avec
précaution à l'échelle, regarda
sournoisement dans l'intérieur de la chambre, redescendit
à pas de loup et murmura à voix basse :
" - C'est elle ! "
" Aussitôt celui qui m'avait parlé s'approcha de
la porte du pavillon, l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui,
referma la porte et disparut ; en même temps les deux autres
hommes montèrent à l'échelle. Le petit
vieux demeurait à la portière, le cocher
maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de
selle.
" Tout à coup de grands cris retentirent dans le pavillon,
une femme accourut à la fenêtre et l'ouvrit comme
pour se précipiter. Mais aussitôt qu'elle
aperçut les deux hommes, elle se rejeta en
arrière ; les deux hommes s'élancèrent
après elle dans la chambre.
" Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que
l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais
bientôt ses cris furent étouffés ; les
trois hommes se rapprochèrent de la fenêtre,
emportant la femme dans leurs bras ; deux descendirent par
l'échelle et la transportèrent dans la voiture,
où le petit vieux entra après elle. Celui qui
était resté dans le pavillon referma la
croisée, sortit un instant après par la porte et
s'assura que la femme était bien dans la voiture : ses deux
compagnons l'attendaient déjà à
cheval, il sauta à son tour en selle ;, le laquais reprit sa
place près du cocher ; le carrosse s'éloigna au
galop escorté par les trois cavaliers, et tout fut fini. A
partir de ce moment-là, je n'ai plus rien vu, rien entendu.
"
D'Artagnan, écrasé par une si terrible nouvelle,
resta immobile et muet, tandis que tous les démons de la
colère et de la jalousie hurlaient dans son coeur.
" Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet
désespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent
produit des cris et des larmes ; allons, ne vous désolez
pas, ils ne vous l'ont pas tuée, voilà
l'essentiel. "
- Savez-vous à peu près, dit d'Artagnan, quel
est l'homme qui conduisait cette infernale expédition ?
- Je ne le connais pas.
- Mais puisqu'il vous a parlé, vous avez pu le voir.
- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ?
- Oui.
- Un grand sec, basané, moustaches noires, oeil noir, l'air
d'un gentilhomme.
- C'est cela, s'écria d'Artagnan ; encore lui ! toujours
lui ! C'est mon démon, à ce qu'il
paraît ! Et l'autre ?
- Lequel ?
- Le petit.
- Oh ! celui-là n'est pas un seigneur, j'en
réponds : d'ailleurs il ne portait pas
l'épée, et les autres le traitaient sans aucune
considération.
- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre
femme ! qu'en ont-ils fait ?
- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis
gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai
donné la mienne. "
D'Artagnan reprit, l'âme navrée, le chemin du bac.
Tantôt il ne pouvait croire que ce fût Mme
Bonacieux, et il espérait le lendemain la retrouver au
Louvre ; tantôt il craignait qu'elle n'eût eu une
intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eût surprise
et fait enlever. Il flottait, il se désolait, il se
désespérait.
- " Oh ! si j'avais là mes amis ! s'écriait-il,
j'aurais au moins quelque espérance de la retrouver ; mais
qui sait ce qu'ils sont devenus eux- mêmes ! "
Il était minuit à peu près ; il
s'agissait de retrouver Planchet. D'Artagnan se fit ouvrir
successivement tous les cabarets dans lesquels il aperçut un
peu de lumière ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet.
Au sixième, il commença de
réfléchir que la recherche était un
peu hasardée. D'Artagnan n'avait donné
rendez-vous à son laquais qu'à six heures du
matin, et quelque part qu'il fût, il était dans
son droit.
D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idée, qu'en restant
aux environs du lieu où l'événement
s'était passé, il obtiendrait peut-être
quelque éclaircissement sur cette mystérieuse
affaire. Au sixième cabaret, comme nous l'avons dit,
d'Artagnan s'arrêta donc, demanda une bouteille de vin de
première qualité, s'accouda dans l'angle le plus
obscur et se décida à attendre ainsi le jour ;
mais cette fois encore son espérance fut trompée,
et quoiqu'il écoutât de toutes ses oreilles, il
n'entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures
qu'échangeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les
rouliers qui composaient l'honorable société dont
il faisait partie, rien qui pût le mettre sur la trace de la
pauvre femme enlevée. Force lui fut donc, après
avoir avalé sa bouteille par désoeuvrement et
pour ne pas éveiller des soupçons, de chercher
dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de
s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait vingt ans, on se le
rappelle, et à cet âge le sommeil a des droits
imprescriptibles qu'il réclame impérieusement,
même sur les coeurs les plus
désespérés.
Vers six heures du matin, d'Artagnan se réveilla avec ce
malaise qui accompagne ordinairement le point du jour après
une mauvaise nuit. Sa toilette n'était pas longue
à faire ; il se tâta pour savoir si on n'avait pas
profité de son sommeil pour le voler, et ayant
retrouvé son diamant à son doigt, sa bourse dans
sa poche et ses pistolets à sa ceinture, il se leva, paya sa
bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de bonheur dans la
recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
première chose qu'il aperçut à travers
le brouillard humide et grisâtre fut l'honnête
Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait à la
porte d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan
était passé sans même
soupçonner son existence.
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Chapitre XXV.
PORTHOS.
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Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied
à terre à la porte de M. de Tréville,
et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il était
décidé à lui raconter tout ce qui
venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils dans
toute cette affaire ; puis, comme M. de Tréville voyait
presque journellement la reine, il pourrait peut- être tirer
de Sa Majesté quelque renseignement sur la pauvre femme
à qui l'on faisait sans doute payer son
dévouement à sa maîtresse.
M. de Tréville écouta le récit du
jeune homme avec une gravité qui prouvait qu'il voyait autre
chose, dans toute cette aventure, qu'une intrigue d'amour ; puis, quand
d'Artagnan eut achevé :
" Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue.
- Mais, que faire ? dit d'Artagnan.
- Rien, absolument rien, à cette heure, que quitter Paris,
comme je vous l'ai dit, le plus tôt possible. Je verrai la
reine, je lui raconterai les détails de la disparition de
cette pauvre femme, qu'elle ignore sans doute ; ces détails
la guideront de son côté, et, à votre
retour, peut-être aurai-je quelque bonne nouvelle
à vous dire. Reposez vous-en sur moi. "
D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tréville
n'avait pas l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il
promettait, il tenait plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc,
plein de reconnaissance pour le passé et pour l'avenir, et
le digne capitaine, qui de son côté
éprouvait un vif intérêt pour ce jeune
homme si brave et si résolu, lui serra affectueusement la
main en lui souhaitant un bon voyage.
Décidé à mettre les conseils de M. de
Tréville en pratique à l'instant même,
d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller
à la confection de son portemanteau. En s'approchant de sa
maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le
seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit, la veille, le prudent
Planchet sur le caractère sinistre de son hôte
revint alors à l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus
attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette
pâleur jaunâtre et maladive qui indique
l'infiltration de la bile dans le sang et qui pouvait d'ailleurs
n'être qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque chose de
sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un fripon
ne rit pas de la même façon qu'un
honnête homme, un hypocrite ne pleure pas les mêmes
larmes qu'un homme de bonne foi. Toute fausseté est un
masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un
peu d'attention, à le distinguer du visage.
Il sembla donc à d'Artagnan que M. Bonacieux portait un
masque, et même que ce masque était des plus
désagréables à voir.
En conséquence il allait, vaincu par sa
répugnance pour cet homme, passer devant lui sans lui
parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l'interpella.
" Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraît que nous
faisons de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble
que vous retournez tant soit peu les habitudes reçues, et
que vous rentrez à l'heure où les autres sortent.
- On ne vous fera pas le même reproche, maître
Bonacieux, dit le jeune homme, et vous êtes le
modèle des gens rangés. Il est vrai que lorsque
l'on possède une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de
courir après le bonheur : c'est le bonheur qui vient vous
trouver ; n'est- ce pas, Monsieur Bonacieux ? "
Bonacieux devint pâle comme la mort et grimaça un
sourire.
" Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous êtes un plaisant compagnon.
Mais où diable avez-vous été courir
cette nuit, mon jeune maître ? Il paraît qu'il ne
faisait pas bon dans les chemins de traverse. "
D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ;
mais dans ce mouvement ses regards se portèrent en
même temps sur les souliers et les bas du mercier ; on
eût dit qu'on les avait trempés dans le
même bourbier ; les uns et les autres étaient
maculés de taches absolument pareilles.
Alors une idée subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce
petit homme gros, court, grisonnant, cette espèce de laquais
vêtu d'un habit sombre, traité sans
considération par les gens d'épée qui
composaient l'escorte, c'était Bonacieux lui-même.
Le mari avait présidé à
l'enlèvement de sa femme.
Il prit à d'Artagnan une terrible envie de sauter
à la gorge du mercier et de l'étrangler ; mais,
nous l'avons dit, c'était un garçon fort prudent,
et il se contint. Cependant la révolution qui
s'était faite sur son visage était si visible,
que Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer d'un pas ;
mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui
était fermée, et l'obstacle qu'il rencontra le
força de se tenir à la même place.
" Ah çà ! mais vous qui plaisantez, mon brave
homme, dit d'Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d'un
coup d'éponge, vos bas et vos souliers réclament
aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre côté
vous auriez couru la prétantaine, maître Bonacieux
? Ah ! diable, ceci ne serait point pardonnable à un homme
de votre âge et qui, de plus, à une jeune et jolie
femme comme la vôtre.
- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai
été à Saint-Mandé pour
prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument
me passer, et comme les chemins étaient mauvais, j'en ai
rapporté toute cette fange, que je n'ai pas encore eu le
temps de faire disparaître. "
Le lieu que désignait Bonacieux comme celui qui avait
été le but de sa course fut une nouvelle preuve
à l'appui des soupçons qu'avait conçus
d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandé, parce que
Saint-Mandé est le point absolument opposé
à Saint-Cloud.
Cette probabilité lui fut une première
consolation. Si Bonacieux savait où était sa
femme, on pourrait toujours, en employant des moyens
extrêmes, forcer le mercier à desserrer les dents
et à laisser échapper son secret. Il s'agissait
seulement de changer cette probabilité en certitude.
" Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans
façon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altère comme
de ne pas dormir, j'ai donc une soif d'enragé ;
permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous le savez, cela
ne se refuse pas entre voisins. "
Et sans attendre la permission de son hôte, d'Artagnan entra
vivement dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le
lit n'était pas défait. Bonacieux ne
s'était pas couché. Il rentrait donc seulement il
y avait une heure ou deux ; il avait accompagné sa femme
jusqu'à l'endroit où on l'avait conduite, ou tout
au moins jusqu'au premier relais.
" Merci, maître Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son
verre, voilà tout ce que je voulais de vous. Maintenant je
rentre chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et
quand il aura fini, je vous l'enverrai si vous voulez pour brosser vos
souliers. "
Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier adieu et
se demandant s'il ne s'était pas enferré
lui-même.
Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effaré.
" Ah ! Monsieur, s'écria Planchet dès qu'il eut
aperçu son maître, en voilà bien d'une
autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan.
- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille
de deviner la visite que j'ai reçue pour vous en votre
absence.
- Quand cela ?
- Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez chez M. de
Tréville.
- Et qui donc est venu ? Voyons, parle.
- M. de Cavois.
- M. de Cavois ?
- En personne.
- Le capitaine des gardes de Son Eminence ?
- Lui-même.
- Il venait m'arrêter ?
- Je m'en suis douté, Monsieur, et cela malgré
son air patelin.
- Il avait l'air patelin, dis-tu ?
- C'est-à-dire qu'il était tout miel, Monsieur.
- Vraiment ?
- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait
beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
- Et tu lui as répondu ?
- Que la chose était impossible, attendu que vous
étiez hors de la maison, comme il le pouvait voir.
- Alors qu'a-t-il dit ?
- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la
journée ; puis il a ajouté tout bas : " Dis
à ton maître que Son Eminence est parfaitement
disposée pour lui, et que sa fortune dépend
peut-être de cette entrevue. "
- Le piège est assez maladroit pour le cardinal, reprit en
souriant le jeune homme.
- Aussi, je l'ai vu, le piège, et j'ai répondu
que vous seriez désespéré à
votre retour.
" - Où est-il allé ? a demandé M. de
Cavois.
" - A Troyes en Champagne, ai-je répondu.
" - Et quand est-il parti ?
" - Hier soir. "
- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es
véritablement un homme précieux.
- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensé qu'il serait
toujours temps, si vous désirez voir M. de Cavois, de me
démentir en disant que vous n'étiez point parti ;
ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne
suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta réputation
d'homme véridique : dans un quart d'heure nous partons.
- C'est le conseil que j'allais donner à Monsieur ; et
où allons-nous, sans être trop curieux ?
- Pardieu ! du côté opposé
à celui vers lequel tu as dit que j'étais
allé. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de hâte
d'avoir des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en
ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ?
- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ;
l'air de la province vaut mieux pour nous, à ce que je
crois, en ce moment, que l'air de Paris. Ainsi donc...
- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en
vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien.
Tu me rejoindras à l'hôtel des Gardes. A propos,
Planchet, je crois que tu as raison à l'endroit de notre
hôte, et que c'est décidément une
affreuse canaille.
- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis
physionomiste, moi, allez ! "
D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait
été convenue ; puis, pour n'avoir rien
à se reprocher, il se dirigea une dernière fois
vers la demeure de ses trois amis : on n'avait reçu aucune
nouvelle d'eux, seulement une lettre toute parfumée et d'une
écriture élégante et menue
était arrivée pour Aramis. D'Artagnan s'en
chargea. Dix minutes après, Planchet le rejoignait dans les
écuries de l'hôtel des Gardes. D'Artagnan, pour
qu'il n'y eût pas de temps perdu, avait
déjà sellé son cheval
lui-même.
" C'est bien, dit-il à Planchet, lorsque celui-ci eut joint
le portemanteau à l'équipement ; maintenant selle
les trois autres, et partons.
- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ?
demanda Planchet avec son air narquois.
- Non, Monsieur le mauvais plaisant, répondit d'Artagnan,
mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si
toutefois nous les retrouvons vivants.
- Ce qui serait une grande chance, répondit Planchet, mais
enfin il ne faut pas désespérer de la
miséricorde de Dieu.
- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
Et tous deux sortirent de l'hôtel des Gardes,
s'éloignèrent chacun par un bout de la rue, l'un
devant quitter Paris par la barrière de la Villette et
l'autre par la barrière de Montmartre, pour se rejoindre
au-delà de Saint-Denis, manoeuvre stratégique
qui, ayant été exécutée
avec une égale ponctualité, fut
couronnée des plus heureux résultats. D'Artagnan
et Planchet entrèrent ensemble à Pierrefitte.
Planchet était plus courageux, il faut le dire, le jour que
la nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ;
il n'avait oublié aucun des incidents du premier voyage, et
il tenait pour ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en
résultait qu'il avait sans cesse le chapeau à la
main, ce qui lui valait de sévères mercuriales de
la part de d'Artagnan, qui craignait que, grâce à
cet excès de politesse, on ne le prît pour le
valet d'un homme de peu.
Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent
touchés de l'urbanité de Planchet, soit que cette
fois personne ne fût aposté sur la route du jeune
homme, nos deux voyageurs arrivèrent à Chantilly
sans accident aucun et descendirent à l'hôtel du Grand
Saint Martin , le même dans lequel ils
s'étaient arrêtés lors de leur premier
voyage.
L'hôte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de
deux chevaux de main, s'avança respectueusement sur le seuil
de la porte. Or, comme il avait déjà fait onze
lieues, d'Artagnan jugea à propos de s'arrêter,
que Porthos fût ou ne fût pas dans
l'hôtel. Puis peut-être n'était-il pas
prudent de s'informer du premier coup de ce qu'était devenu
le mousquetaire. Il résulta de ces réflexions que
d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui que ce fût,
descendit, recommanda les chevaux à son laquais, entra dans
une petite chambre destinée à recevoir ceux qui
désiraient être seuls, et demanda à son
hôte une bouteille de son meilleur vin et un
déjeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora
encore la bonne opinion que l'aubergiste avait prise de son voyageur
à la première vue.
Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une
célérité miraculeuse.
Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers
gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et
voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait,
malgré la simplicité de son uniforme, manquer de
faire sensation. L'hôte voulut le servir lui-même ;
ce que voyant, d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la
conversation suivante :
" Ma foi, mon cher hôte, dit d'Artagnan en remplissant les
deux verres, je vous ai demandé de votre meilleur vin, et si
vous m'avez trompé, vous allez être puni par
où vous avez péché, attendu que, comme
je déteste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez
donc ce verre, et buvons. A quoi boirons-nous, voyons, pour ne blesser
aucune susceptibilité ? Buvons à la
prospérité de votre établissement !
- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hôte, et je la
remercie bien sincèrement de son bon souhait.
- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus
d'égoïsme peut-être que vous ne le pensez
dans mon toast : il n'y a que les établissements qui
prospèrent dans lesquels on soit bien reçu ; dans
les hôtels qui périclitent, tout va à
la débandade, et le voyageur est victime des embarras de son
hôte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette
route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
- En effet, dit l'hôte, il me semble que ce n'est pas la
première fois que j'ai l'honneur de voir Monsieur.
- Bah ? je suis passé dix fois peut-être
à Chantilly, et sur les dix fois je me suis
arrêté au moins trois ou quatre fois chez vous.
Tenez, j'y étais encore il y a dix ou douze jours
à peu près ; je faisais la conduite à
des amis, à des mousquetaires, à telle enseigne
que l'un d'eux s'est pris de dispute avec un étranger, un
inconnu, un homme qui lui a cherché je ne sais quelle
querelle.
- Ah ! oui vraiment ! dit l'hôte, et je me le rappelle
parfaitement. N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me
parler ?
- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
- Mon Dieu ! mon cher hôte, dites-moi, lui serait-il
arrivé malheur ?
- Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu'il n'a pas pu
continuer sa route.
- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons
pas revu.
-Il nous a fait l'honneur de rester ici.
-Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ?
-Oui, Monsieur, dans cet hôtel ; nous sommes même
bien inquiets.
-Et de quoi ?
-De certaines dépenses qu'il a faites.
- Eh bien, mais les dépenses qu'il a faites, il les paiera.
- Ah ! Monsieur, vous me mettez véritablement du baume dans
le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore
le chirurgien nous déclarait que si M. Porthos ne le payait
pas, c'était à moi qu'il s'en prendrait, attendu
que c'était moi qui l'avais envoyé chercher.
- Mais Porthos est donc blessé ?
- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant
être mieux informé que personne.
- Oui, mais dans notre état nous ne disons pas tout ce que
nous savons, Monsieur, surtout quand on nous a prévenus que
nos oreilles répondraient pour notre langue.
- Eh bien, puis-je voir Porthos ?
- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et
frappez au numéro 1. Seulement, prévenez que
c'est vous.
- Comment ! que je prévienne que c'est moi ?
- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ?
- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un
mouvement de colère, vous passer son
épée à travers le corps ou vous
brûler la cervelle.
- Que lui avez-vous donc fait ?
- Nous lui avons demandé de l'argent.
- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos
reçoit très mal quand il n'est pas en fonds ;
mais je sais qu'il devait y être.
- C'est ce que nous avions pensé aussi, Monsieur ; comme la
maison est fort régulière et que nous faisons nos
comptes toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons
présenté notre note ; mais il paraît
que nous sommes tombés dans un mauvais moment, car, au
premier mot que nous avons prononcé sur la chose, il nous a
envoyés à tous les diables ; il est vrai qu'il
avait joué la veille.
- Comment, il avait joué la veille ! et avec qui ?
- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
- Jusqu'à son cheval, Monsieur, car lorsque
l'étranger a été pour partir, nous
nous sommes aperçus que son laquais sellait le cheval de M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a
répondu que nous nous mêlions de ce qui ne nous
regardait pas et que ce cheval était à lui. Nous
avons aussitôt fait prévenir M. Porthos de ce qui
se passait, mais il nous a fait dire que nous étions des
faquins de douter de la parole d'un gentilhomme, et que, puisque
celui-là avait dit que le cheval était
à lui, il fallait bien que cela fût.
- Je le reconnais bien là, murmura d'Artagnan.
- Alors, continua l'hôte, je lui fis répondre que
du moment où nous paraissions destinés
à ne pas nous entendre à l'endroit du paiement,
j'espérais qu'il aurait au moins la bonté
d'accorder la faveur de sa pratique à mon
confrère le maître de l'Aigle d'Or ;
mais M. Porthos me répondit que mon hôtel
étant le meilleur, il désirait y rester.
" Cette réponse était trop flatteuse pour que
j'insistasse sur son départ. Je me bornai donc à
le prier de me rendre sa chambre, qui est la plus belle de
l'hôtel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au
troisième. Mais à ceci M. Porthos
répondit que, comme il attendait d'un moment à
l'autre sa maîtresse, qui était une des plus
grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me
faisait l'honneur d'habiter chez moi était encore bien
médiocre pour une pareille personne.
" Cependant, tout en reconnaissant la vérité de
ce qu'il disait, je crus devoir insister ; mais, sans même se
donner la peine d'entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet,
le mit sur sa table de nuit et déclara qu'au premier mot
qu'on lui dirait d'un déménagement quelconque
à l'extérieur ou à
l'intérieur, il brûlerait la cervelle à
celui qui serait assez imprudent pour se mêler d'une chose
qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps-là,
Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce n'est son
domestique.
- Mousqueton est donc ici ?
- Oui, Monsieur ; cinq jours après son départ,
il est revenu de fort mauvaise humeur de son côté
; il paraît que lui aussi a eu du
désagrément dans son voyage. Malheureusement, il
est plus ingambe que son maître, ce qui fait que pour son
maître il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il
pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce
dont il a besoin sans demander.
- Le fait est, répondit d'Artagnan, que j'ai toujours
remarqué dans Mousqueton un dévouement et une
intelligence très supérieurs.
- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement
quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un
dévouement semblables, et je suis un homme ruiné.
- Non, car Porthos vous paiera.
- Hum ! fit l'hôtelier d'un ton de doute.
- C'est le favori d'une très grande dame qui ne le laissera
pas dans l'embarras pour une misère comme celle qu'il vous
doit.
- Si j'ose dire ce que je crois là-dessus...
- Ce que vous croyez ?
- Je dirai plus : ce que je sais.
- Ce que vous savez ?
- Et même ce dont je suis sûr.
- Et de quoi êtes-vous sûr, voyons ?
- Je dirai que je connais cette grande dame.
- Vous ?
- Oui, moi.
- Et comment la connaissez-vous ?
- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votre
discrétion...
- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas à vous
repentir de votre confiance.
- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inquiétude fait faire
bien des choses.
- Qu'avez-vous fait ?
- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un
créancier.
- Enfin ?
- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous
recommandant de le jeter à la poste. Son domestique
n'était pas encore arrivé. Comme il ne pouvait
pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il nous chargeât
de ses commissions.
- Ensuite ?
- Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui n'est
jamais bien sûr, j'ai profité de l'occasion de
l'un de mes garçons qui allait à Paris, et je lui
ai ordonné de la remettre à cette duchesse
elle-même. C'était remplir les intentions de M.
Porthos, qui nous avait si fort recommandé cette lettre,
n'est-ce pas ?
- A peu près.
- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ?
- Non ; j'en ai entendu parler à Porthos, voilà
tout.
- Savez-vous ce que c'est que cette prétendue duchesse ?
- Je vous le répète, je ne la connais pas.
- C'est une vieille procureuse au Châtelet, Monsieur,
nommée Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et
se donne encore des airs d'être jalouse. Cela me paraissait
aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours.
- Comment savez-vous cela ?
- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colère en
recevant la lettre, disant que M. Porthos était un volage,
et que c'était encore pour quelque femme qu'il avait
reçu ce coup d'épée.
- Mais il a donc reçu un coup d'épée
?
- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit là ?
- Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup
d'épée.
- Oui ; mais il m'avait si fort défendu de le dire !
- Pourquoi cela ?
- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'était vanté de
perforer cet étranger avec lequel vous l'avez
laissée en dispute, et que c'est cet étranger, au
contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades, l'a
couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme
fort glorieux, excepté envers la duchesse, qu'il avait cru
intéresser en lui faisant le récit de son
aventure, il ne veut avouer à personne que c'est un coup
d'épée qu'il a reçu.
- Ainsi c'est donc un coup d'épée qui le retient
dans son lit ?
- Et un maître coup d'épée, je vous
l'assure. Il faut que votre ami ait l'âme
chevillée dans le corps.
- Vous étiez donc là ?
- Monsieur, je les avais suivis par curiosité, de sorte que
j'ai vu le combat sans que les combattants me vissent.
- Et comment cela s'est-il passé ?
- Oh ! la chose n'a pas été longue, je vous en
réponds. Ils se sont mis en garde ; l'étranger a
fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si rapidement, que lorsque
M. Porthos est arrivé à la parade, il avait
déjà trois pouces de fer dans la poitrine. Il est
tombé en arrière. L'étranger lui a mis
aussitôt la pointe de son épée
à la gorge ; et M. Porthos, se voyant à la merci
de son adversaire, s'est avoué vaincu. Sur quoi,
l'étranger lui a demandé son nom, et apprenant
qu'il s'appelait M. Porthos, et non M. d'Artagnan, lui a offert son
bras, l'a ramené à l'hôtel, est
monté à cheval et a disparu.
- Ainsi c'est à M. d'Artagnan qu'en voulait cet
étranger ?
- Il paraît que oui.
- Et savez-vous ce qu'il est devenu ?
- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'à ce moment et nous
ne l'avons pas revu depuis.
- Très bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant,
vous dites que la chambre de Porthos est au premier, numéro
I ?
- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais
déjà eu dix fois l'occasion de louer.
- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lâchait les
cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement
répondu qu'elle était lasse des exigences et des
infidélités de M. Porthos, et qu'elle ne lui
enverrait pas un denier.
- Et avez-vous rendu cette réponse à votre
hôte ?
- Nous nous en sommes bien gardés : il aurait vu de quelle
manière nous avions fait la commission.
- Si bien qu'il attend toujours son argent ?
- Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a écrit ; mais,
cette fois, c'est son domestique qui a mis la lettre à la
poste.
- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?.
- Cinquante ans au moins, Monsieur, et pas belle du tout, à
ce qu'a dit Pathaud.
- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs
Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
- Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles
déjà, sans compter le médecin. Oh ! il
ne se refuse rien, allez ! on voit qu'il est habitué
à bien vivre.
- Eh bien, si sa maîtresse l'abandonne, il trouvera des
amis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher hôte, n'ayez
aucune inquiétude, et continuez d'avoir pour lui tous les
soins qu'exige son état.
- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas
dire un mot de la blessure.
- C'est chose convenue ; vous avez ma parole.
- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous !
- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. "
En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son
hôte un peu plus rassuré à l'endroit de
deux choses auxquelles il paraissait beaucoup tenir : sa
créance et sa vie.
Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor
était tracé, à l'encre noire, un
numéro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup, et, sur
l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intérieur, il
entra.
Porthos était couché, et faisait une partie de
lansquenet avec Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une
broche chargée de perdrix tournait devant le feu, et
qu'à chaque coin d'une grande cheminée
bouillaient sur deux réchauds deux casseroles,
d'où s'exhalait une double odeur de gibelotte et de matelote
qui réjouissait l'odorat. En outre, le haut d'un
secrétaire et le marbre d'une commode étaient
couverts de bouteilles vides.
A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton,
se levant respectueusement, lui céda la place et s'en alla
donner un coup d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir
l'inspection particulière.
" Ah ! pardieu ! c'est vous, dit Porthos à d'Artagnan, soyez
le bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais,
ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine
inquiétude, vous savez ce qui m'est arrivé ?
- Non.
- L'hôte ne vous a rien dit ?
- J'ai demandé après vous, et je suis
monté tout droit. "
- Porthos parut respirer plus librement.
" Et que vous est-il donc arrivé, mon cher Porthos ?
continua d'Artagnan.
- Il m'est arrivé qu'en me fendant sur mon adversaire,
à qui j'avais déjà allongé
trois coups d'épée, et avec lequel je voulais en
finir d'un quatrième, mon pied a porté sur une
pierre, et je me suis foulé le genou.
- Vraiment ?
- D'honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais
laissé que mort sur la place, je vous en réponds.
- Et qu'est-il devenu ?
- Oh ! je n'en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans
demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-il
arrivé ?
- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos,
vous retient au lit ?
- Ah ! mon Dieu, oui, voilà tout ; du reste, dans quelques
jours je serai sur pied.
- Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait transporter
à Paris ? Vous devez vous ennuyer cruellement ici.
- C'était mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que
je vous avoue une chose.
- Laquelle ?
- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites,
et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous
m'aviez distribuées, j'ai, pour me distraire, fait monter
près de moi un gentilhomme qui était de passage,
et auquel j'ai proposé de faire une partie de
dés. Il a accepté, et, ma foi, mes
soixante-quinze pistoles sont passées de ma poche dans la
sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore emporté
par-dessus le marché. Mais vous, mon cher d'Artagnan ?
- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être
privilégié de toutes façons, dit
d'Artagnan ; vous savez le proverbe : " Malheureux au jeu, heureux en
amour. " Vous êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne
se venge pas ; mais que vous importent, à vous, les revers
de la fortune ! n'avez-vous pas, heureux coquin que vous
êtes, n'avez-vous pas votre duchesse, qui ne peut manquer de
vous venir en aide ?
- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon,
répondit Porthos de l'air le plus
dégagé du monde ! je lui ai écrit de
m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument besoin, vu la
position où je me trouvais...
- Eh bien ?
- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m'a pas
répondu.
- Vraiment ?
- Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde
épître plus pressante encore que la
première ; mais vous voilà, mon très
cher, parlons de vous. Je commençais, je vous l'avoue,
à être dans une certaine inquiétude sur
votre compte.
- Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à
ce qu'il paraît, mon cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant
au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides.
- Couci-couci ! répondit Porthos. Il y a
déjà trois ou quatre jours que l'impertinent m'a
monté son compte, et que je les ai mis à la
porte, son compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une
façon de vainqueur, comme une manière de
conquérant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours
d'être forcé dans la position, je suis
armé jusqu'aux dents.
- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps en
temps vous faites des sorties. "
Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
" Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette
misérable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la
campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua
Porthos, vous voyez qu'il nous arrive du renfort, il nous faudra un
supplément de victuailles.
- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un
service.
- Lequel, Monsieur ?
- C'est de donner votre recette à Planchet ; je pourrais me
trouver assiégé à mon tour, et je ne
serais pas fâché qu'il me fît jouir des
mêmes avantages dont vous gratifiez votre maître.
- Eh ! mon Dieu ! Monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien de
plus facile. Il s'agit d'être adroit, voilà tout.
J'ai été élevé à
la campagne, et mon père, dans ses moments perdus,
était quelque peu braconnier.
- Et le reste du temps, que faisait-il ?
- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours
trouvée assez heureuse.
- Laquelle ?
- Comme c'était au temps des guerres des catholiques et des
huguenots, et qu'il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et
les huguenots exterminer les catholiques, le tout au nom de la
religion, il s'était fait une croyance mixte, ce qui lui
permettait d'être tantôt catholique,
tantôt huguenot. Or il se promenait habituellement, son
escopette sur l'épaule, derrière les haies qui
bordent les chemins, et quand il voyait venir un catholique seul, la
religion protestante l'emportait aussitôt dans son esprit. Il
abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis, lorsqu'il
était à dix pas de lui, il entamait un dialogue
qui finissait presque toujours par l'abandon que le voyageur faisait de
sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait
venir un huguenot, il se sentait pris d'un zèle catholique
si ardent, qu'il ne comprenait pas comment, un quart d'heure
auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la
supériorité de notre sainte religion. Car, moi,
Monsieur, je suis catholique, mon père, fidèle
à ses principes, ayant fait mon frère
aîné huguenot.
- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan.
- Oh ! de la façon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour,
il s'était trouvé pris dans un chemin creux entre
un huguenot et un catholique à qui il avait
déjà eu affaire, et qui le reconnurent tous deux
; de sorte qu'ils se réunirent contre lui et le pendirent
à un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle
équipée qu'ils avaient faite dans le cabaret du
premier village, où nous étions à
boire, mon frère et moi.
- Et que fîtes-vous ? dit d'Artagnan.
- Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en
sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route
opposée, mon frère alla s'embusquer sur le chemin
du catholique, et moi sur celui du protestant. Deux heures
après, tout était fini, nous leur avions fait
à chacun son affaire, tout en admirant la
prévoyance de notre pauvre père qui avait pris la
précaution de nous élever chacun dans une
religion différente.
- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre père me
paraît avoir été un gaillard fort
intelligent. Et vous dites donc que, dans ses moments perdus, le brave
homme était braconnier ?
- Oui, Monsieur, et c'est lui qui m'a appris à nouer un
collet et à placer une ligne de fond. Il en
résulte que lorsque j'ai vu que notre gredin
d'hôte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes
pour des manants, et qui n'allaient point à deux estomacs
aussi débilités que les nôtres, je me
suis remis quelque peu à mon ancien métier. Tout
en me promenant dans le bois de M. le Prince, j'ai tendu des collets
dans les passées ; tout en me couchant au bord des
pièces d'eau de Son Altesse, j'ai glissé des
lignes dans les étangs. De sorte que maintenant,
grâce à Dieu, nous ne manquons pas, comme Monsieur
peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d'anguilles,
tous aliments légers et sains, convenables pour des malades.
- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre
hôte ?
- C'est-à-dire, oui et non.
- Comment, oui et non ?
- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses
instructives.
- Voici, Monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontré dans
mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu
beaucoup de pays, et entre autres le Nouveau Monde.
- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui
sont sur ce secrétaire et sur cette commode ?
- Patience, Monsieur, chaque chose viendra à son tour.
- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte à vous, et
j'écoute.
- Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l'avait
accompagné dans son voyage au Mexique. Ce laquais
était mon compatriote, de sorte que nous nous
liâmes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de
grands rapports de caractère. Nous aimions tous deux la
chasse par-dessus tout, de sorte qu'il me racontait comment, dans les
plaines de pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les
taureaux avec de simples noeuds coulants qu'ils jettent au cou de ces
terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas croire qu'on
pût en arriver à ce degré d'adresse, de
jeter à vingt ou trente pas
l'extrémité d'une corde où l'on veut ;
mais devant la preuve il fallait bien reconnaître la
vérité du récit. Mon ami
plaçait une bouteille à trente pas, et
à chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud
coulant. Je me livrai à cet exercice, et comme la nature m'a
doué de quelques facultés, aujourd'hui je jette
le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh
bien, comprenez-vous ? Notre hôte a une cave très
bien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette cave
a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso ; et comme je
sais maintenant où est le bon coin, j'y puise. Voici,
Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve être en rapport
avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce
secrétaire. Maintenant, voulez-vous goûter notre
vin, et, sans prévention, vous nous direz ce que vous en
pensez.
- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de
déjeuner.
- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous
déjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est
devenu lui- même, depuis dix jours qu'il nous a
quittés.
- Volontiers " , dit d'Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des
appétits de convalescents et cette cordialité de
frères qui rapproche les hommes dans le malheur, d'Artagnan
raconta comment Aramis blessé avait
été forcé de s'arrêter
à Crèvecoeur, comment il avait laissé
Athos se débattre à Amiens entre les mains de
quatre hommes qui l'accusaient d'être un faux-monnayeur, et
comment, lui, d'Artagnan, avait été
forcé de passer sur le ventre du comte de Wardes pour
arriver jusqu'en Angleterre.
Mais là s'arrêta la confidence de d'Artagnan ; il
annonça seulement qu'à son retour de la
Grande-Bretagne il avait ramené quatre chevaux magnifiques,
dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons, puis il
termina en annonçant à Porthos que celui qui lui
était destiné était
déjà installé dans l'écurie
de l'hôtel.
En ce moment Planchet entra ; il prévenait son
maître que les chevaux étaient suffisamment
reposés, et qu'il serait possible d'aller coucher
à Clermont.
Comme d'Artagnan était à peu près
rassuré sur Porthos, et qu'il lui tardait d'avoir des
nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au malade, et le
prévint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la même
route, si, dans sept à huit jours, Porthos était
encore à l'hôtel du Grand Saint Martin ,
il le reprendrait en passant.
Porthos répondit que, selon toute probabilité, sa
foulure ne lui permettrait pas de s'éloigner d'ici
là. D'ailleurs il fallait qu'il restât
à Chantilly pour attendre une réponse de sa
duchesse.
D'Artagnan lui souhaita cette réponse prompte et bonne ; et
après avoir recommandé de nouveau Porthos
à Mousqueton, et payé sa dépense
à l'hôte, il se remit en route avec Planchet,
déjà débarrassé d'un de ses
chevaux de main.
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Chapitre XXVI.
LA THESE D'ARAMIS.
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D'Artagnan n'avait rien dit à Porthos de sa blessure ni de
sa procureuse. C'était un garçon fort sage que
notre Béarnais, si jeune qu'il fût. En
conséquence, il avait fait semblant de croire tout ce que
lui avait raconté le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il
n'y a pas d'amitié qui tienne à un secret
surpris, surtout quand ce secret intéresse l'orgueil ; puis
on a toujours une certaine supériorité morale sur
ceux dont on sait la vie.
Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue à venir, et
décidé qu'il était à faire
de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d'Artagnan
n'était pas fâché de réunir
d'avance dans sa main les fils invisibles à l'aide desquels
il comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le coeur : il pensait à cette jeune et jolie Mme Bonacieux
qui devait lui donner le prix de son dévouement ; mais,
hâtons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le
jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu'il
éprouvait qu'il n'arrivât malheur à
cette pauvre femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle
était victime d'une vengeance du cardinal, et comme on le
sait, les vengeances de Son Eminence étaient terribles.
Comment avait-il trouvé grâce devant les yeux du
ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-même et sans doute ce
que lui eût révélé M. de
Cavois, si le capitaine des gardes l'eût trouvé
chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n'abrège la route comme une
pensée qui absorbe en elle-même toutes les
facultés de l'organisation de celui qui pense. L'existence
extérieure ressemble alors à un sommeil dont
cette pensée est le rêve. Par son influence, le
temps n'a plus de mesure, l'espace n'a plus de distance. On part d'un
lieu, et l'on arrive à un autre, voilà tout. De
l'intervalle parcouru, rien ne reste présent à
votre souvenir qu'un brouillard vague dans lequel s'effacent mille
images confuses d'arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie
à cette hallucination que d'Artagnan franchit, à
l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui
séparent Chantilly de Crèvecoeur, sans qu'en
arrivant dans ce village il se souvînt d'aucune des choses
qu'il avait rencontrées sur sa route.
Là seulement la mémoire lui revint, il secoua la
tête, aperçut le cabaret où il avait
laissé Aramis, et, mettant son cheval au trot, il
s'arrêta à la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une hôtesse
qui le reçut ; d'Artagnan était physionomiste, il
enveloppa d'un coup d'oeil la grosse figure réjouie de la
maîtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin de
dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien à craindre de la
part d'une si joyeuse physionomie.
" Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous avons été
forcés de laisser ici il y a une douzaine de jours ?
- Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans,
doux, aimable, bien fait ?
- De plus, blessé à l'épaule.
- C'est cela !
- Justement.
- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
- Ah ! pardieu, ma chère dame, dit d'Artagnan en mettant
pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de
Planchet, vous me rendez la vie ; où est-il, ce cher Aramis,
que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai hâte de le revoir.
- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce
moment.
- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
- Jésus ! que dites-vous là ! le pauvre
garçon ! Non, Monsieur, il n'est pas avec une femme.
- Et avec qui est-il donc ?
- Avec le curé de Montdidier et le supérieur des
jésuites d'Amiens.
- Mon Dieu ! s'écria d'Artagnan, le pauvre
garçon irait-il plus mal ?
- Non, Monsieur, au contraire ; mais, à la suite de sa
maladie, la grâce l'a touché et il s'est
décidé à entrer dans les ordres.
- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oublié qu'il
n'était mousquetaire que par intérim.
- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
- Plus que jamais.
- Eh bien, Monsieur n'a qu'à prendre l'escalier
à droite dans la cour, au second, n 5. "
D'Artagnan s'élança dans la direction
indiquée et trouva un de ces escaliers extérieurs
comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours des anciennes
auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbé ;
les défilés de la chambre d'Aramis
étaient gardés ni plus ni moins que les jardins
d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage
avec d'autant plus d'intrépidité
qu'après bien des années d'épreuve,
Bazin se voyait enfin près d'arriver au résultat
qu'il avait éternellement ambitionné.
En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours
été de servir un homme d'Eglise, et il attendait
avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l'avenir
où Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre
la soutane. La promesse renouvelée chaque jour par le jeune
homme que le moment ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service
d'un mousquetaire, service dans lequel, disait-il, il ne pouvait
manquer de perdre son âme.
Bazin était donc au comble de la joie. Selon toute
probabilité, cette fois son maître ne se
dédirait pas. La réunion de la douleur physique
à la douleur morale avait produit l'effet si longtemps
désiré : Aramis, souffrant à la fois
du corps et de l'âme, avait enfin arrêté
sur la religion ses yeux et sa pensée, et il avait
regardé comme un avertissement du Ciel le double accident
qui lui était arrivé, c'est-à-dire la
disparition subite de sa maîtresse et sa blessure
à l'épaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il
se trouvait, être plus désagréable
à Bazin que l'arrivée de d'Artagnan, laquelle
pouvait rejeter son maître dans le tourbillon des
idées mondaines qui l'avaient si longtemps
entraîné. Il résolut donc de
défendre bravement la porte ; et comme, trahi par la
maîtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis
était absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce
serait le comble de l'indiscrétion que de
déranger son maître dans la pieuse
conférence qu'il avait entamée depuis le matin,
et qui, au dire de Bazin, ne pouvait être terminée
avant le soir.
Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'éloquent discours
de maître Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une
polémique avec le valet de son ami, il l'écarta
tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna le bouton de la
porte n 5.
La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pénétra dans la
chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodé d'une
espèce de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal
à une calotte, était assis devant une table
oblongue couverte de rouleaux de papier et d'énormes
in-folio ; à sa droite était assis le
supérieur des jésuites, et à sa gauche
le curé de Montdidier. Les rideaux étaient
à demi clos et ne laissaient pénétrer
qu'un jour mystérieux, ménagé pour une
béate rêverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme,
et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu
comme par enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne
ramenât son maître aux idées de ce
monde, Bazin avait fait main basse sur l'épée,
les pistolets, le chapeau à plume, les broderies et les
dentelles de tout genre et de toute espèce.
Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou à
la muraille.
Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la
tête et reconnut son ami. Mais, au grand
étonnement du jeune homme, sa vue ne parut pas produire une
grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit était
détaché des choses de la terre.
" Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien
sûr que ce soit à Aramis que je parle.
- A lui-même, mon ami, à lui-même ;
mais qui a pu vous faire douter ?
- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer
dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur
m'a pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que
vous ne fussiez gravement malade. "
Les deux hommes noirs lancèrent sur d'Artagnan, dont ils
comprirent l'intention, un regard presque menaçant ; mais
d'Artagnan ne s'en inquiéta pas.
" Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis, continua
d'Artagnan ; car, d'après ce que je vois, je suis
porté à croire que vous vous confessez
à ces Messieurs. "
Aramis rougit imperceptiblement.
" Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me
réjouir en vous voyant sain et sauf.
- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'échapper
à un rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant
de la main d'Artagnan aux deux ecclésiastiques.
- Louez Dieu, Monsieur, répondirent ceux-ci en s'inclinant
à l'unisson.
- Je n'y ai pas manqué, mes
révérends, répondit le jeune homme en
leur rendant leur salut à son tour.
- Vous arrivez à propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et
vous allez, en prenant part à la discussion,
l'éclairer de vos lumières. M. le principal
d'Amiens, M. le curé de Montdidier et moi, nous argumentons
sur certaines questions théologiques dont
l'intérêt nous captive depuis longtemps ; je
serais charmé d'avoir votre avis.
- L'avis d'un homme d'épée est bien
dénué de poids, répondit d'Artagnan,
qui commençait à s'inquiéter de la
tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir,
croyez-moi, à la science de ces Messieurs. "
Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.
" Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera
précieux ; voici de quoi il s'agit : M. le principal croit
que ma thèse doit être surtout dogmatique et
didactique.
- Votre thèse ! vous faites donc une thèse ?
- Sans doute, répondit le jésuite ; pour
l'examen qui précède l'ordination, une
thèse est de rigueur.
- L'ordination ! s'écria d'Artagnan, qui ne pouvait croire
à ce que lui avaient dit successivement l'hôtesse
et Bazin, ... l'ordination ! "
Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois
personnages qu'il avait devant lui.
" Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la même
pose gracieuse que s'il eût été dans
une ruelle et en examinant avec complaisance sa main blanche et
potelée comme une main de femme, qu'il tenait en l'air pour
en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thèse
fût dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu'elle
fût idéale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore été
traité, dans lequel je reconnais qu'il y a
matière à de magnifiques
développements.
" Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus
necessaria est. "
D'Artagnan, dont nous connaissons l'érudition, ne sourcilla
pas plus à cette citation qu'à celle que lui
avait faite M. de Tréville à propos des
présents qu'il prétendait que d'Artagnan avait
reçus de M. de Buckingham.
" Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute
facilité : les deux mains sont indispensables aux
prêtres des ordres inférieurs, quand ils donnent
la bénédiction.
- Admirable sujet ! s'écria le jésuite.
- Admirable et dogmatique ! " répéta le
curé qui, de la force de d'Artagnan à peu
près sur le latin, surveillait soigneusement le
jésuite pour emboîter le pas avec lui et
répéter ses paroles comme un écho.
Quant à d'Artagnan, il demeura parfaitement
indifférent à l'enthousiasme des deux hommes
noirs.
" Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua
Aramis, mais qui exige une étude approfondie des
Pères et des Ecritures. Or j'ai avoué
à ces savants ecclésiastiques, et cela en toute
humilité, que les veilles des corps de garde et le service
du roi m'avaient fait un peu négliger l'étude. Je
me trouverai donc plus à mon aise, facilius natans
, dans un sujet de mon choix, qui serait à ces
rudes questions théologiques ce que la morale est
à la métaphysique en philosophie. "
D'Artagnan s'ennuyait profondément, le curé
aussi.
" Voyez quel exorde ! s'écria le jésuite.
- Exordium , répéta le
curé pour dire quelque chose.
- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
Aramis jeta un coup d'oeil de côté sur d'Artagnan,
et il vit que son ami bâillait à se
démonter la mâchoire.
" Parlons français, mon père, dit-il au
jésuite, M. d'Artagnan goûtera plus vivement nos
paroles.
- Oui, je suis fatigué de la route, dit d'Artagnan, et tout
ce latin m'échappe.
- D'accord, dit le jésuite un peu
dépité, tandis que le curé,
transporté d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein
de reconnaissance ; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette
glose.
- Moïse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur,
entendez-vous bien ! Moïse bénit avec les mains ;
il se fait tenir les deux bras, tandis que les Hébreux
battent leurs ennemis ; donc il bénit avec les deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus ,
et non pas manum . Imposez les mains, et non pas
la main.
- Imposez les mains, répéta le curé
en faisant un geste. - A saint Pierre, au contraire, de qui les papes
sont successeurs, continua le jésuite : Ponige
digitos . Présentez les doigts ; y
êtes-vous maintenant ?
- Certes, répondit Aramis en se délectant, mais
la chose est subtile.
- Les doigts ! reprit le jésuite ; saint Pierre
bénit avec les doigts. Le pape bénit donc aussi
avec les doigts. Et avec combien de doigts bénit- il ? Avec
trois doigts, un pour le Père, un pour le Fils, et un pour
le Saint-Esprit. "
Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
" Le pape est successeur de saint Pierre et représente les
trois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de
la hiérarchie ecclésiastique, bénit
par le nom des saints archanges et des anges. Les plus humbles clercs,
tels que nos diacres et sacristains, bénissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre indéfini de doigts
bénissants. Voilà le sujet simplifié, argumentum
omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela, continua le
jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
D'Artagnan frémit.
" Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette
thèse, mais en même temps je la reconnais
écrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ; dites-moi,
cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goût : Non
inutile est desiderium in oblatione , ou mieux encore : un
peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur.
- Halte-là ! s'écria le jésuite, car
cette thèse frise l'hérésie ; il y a
une proposition presque semblable dans l'Augustinus de
l'hérésiarque Jansénius, dont
tôt ou tard le livre sera brûlé par les
mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les
fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vous perdrez !
- Vous vous perdrez, dit le curé en secouant
douloureusement la tête.
- Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est
un écueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des
pélagiens et des demi-pélagiens.
- Mais, mon révérend... . , reprit Aramis
quelque peu abasourdi de la grêle d'arguments qui lui tombait
sur la tête.
- Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui
donner le temps de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on
s'offre à Dieu ? Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le
monde est le diable. Regretter le monde, c'est regretter le diable :
voilà ma conclusion.
- C'est la mienne aussi, dit le curé.
- Mais de grâce !... dit Aramis.
- Desideras diabolum , infortuné !
s'écria le jésuite.
- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le
curé en gémissant, ne regrettez pas le diable,
c'est moi qui vous en supplie. "
D'Artagnan tournait à l'idiotisme ; il lui semblait
être dans une maison de fous, et qu'il allait devenir fou
comme ceux qu'il voyait. Seulement il était forcé
de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui.
" Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse
sous laquelle commençait à percer un peu
d'impatience, je ne dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai
jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en
fit autant.
" Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise grâce de
n'offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement
dégoûté. Ai-je raison, d'Artagnan ?
- Je le crois pardieu bien ! " s'écria celui-ci.
Le curé et le jésuite firent un bond sur leur
chaise.
" Voici mon point de départ, c'est un syllogisme : le monde
ne manque pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice
; or l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
- Et puis, continua Aramis en se pinçant l'oreille pour la
rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches,
et puis j'ai fait certain rondeau là-dessus que je
communiquai à M. Voiture l'an passé, et duquel ce
grand homme m'a fait mille compliments.
- Un rondeau ! fit dédaigneusement le jésuite.
- Un rondeau ! dit machinalement le curé.
- Dites, dites, s'écria d'Artagnan, cela nous changera
quelque peu.
- Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c'est de
la théologie en vers.
- Diable ! fit d'Artagnan.
- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'était
pas exempt d'une certaine teinte d'hypocrisie :
- Vous qui pleurez un passé plein de charmes, -
- Et qui traînez des jours infortunés, -
- Tous vos malheurs se verront terminés, -
- Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes, -
- Vous qui pleurez. -
D'Artagnan et le curé parurent flattés. Le
jésuite persista dans son opinion.
" Gardez-vous du goût profane dans le style
théologique. Que dit en effet saint Augustin ? Severus
sit clericorum sermo .
- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curé.
- Or, se hâta d'interrompre le jésuite en voyant
que son acolyte se fourvoyait, or votre thèse plaira aux
dames, voilà tout ; elle aura le succès d'une
plaidoirie de maître Patru.
- Plaise à Dieu ! s'écria Aramis
transporté.
- Vous le voyez, s'écria le jésuite, le monde
parle encore en vous à haute voix, altissima voce .
Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la
grâce ne soit point efficace.
- Rassurez-vous, mon révérend, je
réponds de moi.
- Présomption mondaine !
- Je me connais, mon père, ma résolution est
irrévocable.
- Alors vous vous obstinez à poursuivre cette
thèse ?
- Je me sens appelé à traiter
celle-là, et non pas une autre ; je vais donc la continuer,
et demain j'espère que vous serez satisfait des corrections
que j'y aurai faites d'après vos avis.
- Travaillez lentement, dit le curé, nous vous laissons
dans des dispositions excellentes.
- Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le
jésuite, et nous n'avons pas à craindre qu'une
partie du grain soit tombée sur la pierre, l'autre le long
du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangé le reste, aves
coeli coznederunt illam .
- Que la peste t'étouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan,
qui se sentait au bout de ses forces.
- Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.
- A demain, jeune téméraire, dit le
jésuite ; vous promettez d'être une des
lumières de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette
lumière ne soit pas un feu dévorant. "
D'Artagnan, qui pendant une heure s'était rongé
les ongles d'impatience, commençait à attaquer la
chair.
Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent
Aramis et d'Artagnan, et s'avancèrent vers la porte. Bazin,
qui s'était tenu debout et qui avait
écouté toute cette controverse avec une pieuse
jubilation, s'élança vers eux, prit le
bréviaire du curé, le missel du
jésuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur
frayer le chemin.
Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta
aussitôt près de d'Artagnan qui rêvait
encore.
Restés seuls, les deux amis gardèrent d'abord un
silence embarrassé ; cependant il fallait que l'un des deux
le rompît le premier, et comme d'Artagnan paraissait
décidé à laisser cet honneur
à son ami :
" Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu à mes
idées fondamentales.
- Oui, la grâce efficace vous a touché, comme
disait ce Monsieur tout à l'heure.
- Oh ! ces plans de retraite sont formés depuis longtemps ;
et vous m'en avez déjà ouï parler,
n'est-ce pas, mon ami ?
- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
à la perdition ou au salut.
- D'accord ; mais, s'il vous plaît, ne
théologisons pas, Aramis ; vous devez en avoir assez pour le
reste de la journée ; quant à moi, j'ai
à peu près oublié le peu de latin que
je n'ai jamais su ; puis, je vous l'avouerai, je n'ai rien
mangé depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim de tous
les diables.
- Nous dînerons tout à l'heure, cher ami ;
seulement, vous vous rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or,
dans un pareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous
voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de
tétragones cuits et de fruits.
- Qu'entendez-vous par tétragones ? demanda d'Artagnan avec
inquiétude.
- J'entends des épinards, reprit Aramis, mais pour vous
j'ajouterai des oeufs, et c'est une grave infraction à la
règle, car les oeufs sont viande, puisqu'ils engendrent le
poulet.
- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec
vous, je le subirai.
- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne
profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain,
à votre âme.
- Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en
religion. Que vont dire nos amis, que va dire M. de Tréville
? Ils vous traiteront de déserteur, je vous en
préviens.
- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais
désertée pour le monde, car vous savez que je me
suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire.
- Moi, je n'en sais rien.
- Vous ignorez comment j'ai quitté le séminaire
?
- Tout à fait.
- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse à
vous, d'Artagnan.
- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
- Alors, dites, je vous écoute.
- J'étais donc au séminaire depuis
l'âge de neuf ans, j'en avais vingt dans trois jours,
j'allais être abbé, et tout était dit.
Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je
fréquentais avec plaisir - on est jeune, que voulez-vous !
on est faible - un officier qui me voyait d'un oeil jaloux lire les
vies des saints à la maîtresse de la maison, entra
tout à coup et sans être annoncé.
Justement, ce soir-là, j'avais traduit un épisode
de Judith, et je venais de communiquer mes vers à la dame
qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchée sur
mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui
était quelque peu abandonnée, je l'avoue, blessa
cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il sortit
derrière moi, et me rejoignant :
" - Monsieur l'abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne
?
" - Je ne puis le dire, Monsieur, répondis-je, personne
n'ayant jamais osé m'en donner.
" - Eh bien, écoutez-moi, Monsieur l'abbé, si
vous retournez dans la maison où je vous ai
rencontré ce soir, j'oserai, moi. "
" Je crois que j'eus peur, je devins fort pâle, je sentis les
jambes qui me manquaient, je cherchai une réponse que je ne
trouvai pas, je me tus.
" L'officier attendait cette réponse, et voyant qu'elle
tardait, il se mit à rire, me tourna le dos et rentra dans
la maison. Je rentrai au séminaire.
" Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte était terrible,
et, tout inconnue qu'elle était restée au monde,
je la sentais vivre et remuer au fond de mon coeur. Je
déclarai à mes supérieurs que je ne me
sentais pas suffisamment préparé pour
l'ordination, et, sur ma demande, on remit la
cérémonie à un an.
" J'allai trouver le meilleur maître d'armes de Paris, je fis
condition avec lui pour prendre une leçon d'escrime chaque
jour, et chaque jour, pendant une année, je pris cette
leçon. Puis, le jour anniversaire de celui où
j'avais été insulté, j'accrochai ma
soutane à un clou, je pris un costume complet de cavalier,
et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes amies,
et où je savais que devait se trouver mon homme.
C'était rue des Francs-Bourgeois, tout près de la
Force.
" En effet, mon officier y était ; je m'approchai de lui,
comme il chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et
je l'interrompis au beau milieu du second couplet.
" - Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il
toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me
donnerez-vous encore des coups de canne, s'il me prend fantaisie de
vous désobéir ? "
" L'officier me regarda avec étonnement, puis il dit :
" - Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
" - Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit
les vies des saints et qui traduit Judith en vers.
" - Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me
voulez-vous ?
" - Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de
promenade avec moi.
" - Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus
grand plaisir.
" - Non, pas demain matin, s'il vous plaît, tout de suite.
" - Si vous l'exigez absolument...
" - Mais oui, je l'exige.
" - Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous
dérangez pas. Le temps de tuer Monsieur seulement, et je
reviens vous achever le dernier couplet. "
" Nous sortîmes.
" Je le menai rue Payenne, juste à l'endroit où
un an auparavant, heure pour heure, il m'avait fait le compliment que
je vous ai rapporté. Il faisait un clair de lune superbe.
Nous mîmes l'épée à la main,
et à la première passe, je le tuai roide.
- Diable ! fit d'Artagnan.
- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur
chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup
d'épée au travers du corps, on pensa que
c'était moi qui l'avait accommodé ainsi, et la
chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcé de
renoncer à la soutane. Athos, dont je fis la connaissance
à cette époque, et Porthos, qui m'avait, en
dehors de mes leçons d'escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me décidèrent à demander
une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé mon
père, tué au siège d'Arras, et l'on
m'accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment
est venu pour moi de rentrer dans le sein de l'Eglise.
- Et pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier et que demain ? Que
vous est- il donc arrivé aujourd'hui, qui vous donne de si
méchantes idées ?
- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a été
un avertissement du Ciel.
- Cette blessure ? bah ! elle est à peu près
guérie, et je suis sûr qu'aujourd'hui ce n'est pas
celle-là qui vous fait le plus souffrir.
- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
L'oeil d'Aramis étincela malgré lui.
" Ah ! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte
négligence, ne parlez pas de ces choses-là ; moi,
penser à ces choses-là ! avoir des chagrins
d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc,
à votre avis, retourné la cervelle, et pour qui ?
pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, à qui
j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos
visées plus haut.
- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se
trouve grandement déplacé dans le monde !
- Aramis, Aramis ! s'écria d'Artagnan en regardant son ami
avec un air de doute.
- Poussière, je rentre dans la poussière. La vie
est pleine d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en
s'assombrissant ; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent
tour à tour dans la main de l'homme, surtout les fils d'or.
O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en donnant à sa voix
une légère teinte d'amertume, croyez-moi, cachez
bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la
dernière joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que
ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes
comme les mouches font du sang d'un daim blessé.
- Hélas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant
à son tour un profond soupir, c'est mon histoire
à moi-même que vous faites là.
- Comment ?
- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de
m'être enlevée de force. Je ne sais pas
où elle est, où on l'a conduite ; elle est
peut-être prisonnière, elle est
peut-être morte.
- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous
a pas quitté volontairement ; que si vous n'avez point de
ses nouvelles, c'est que toute communication avec vous lui est
interdite, tandis que...
- Tandis que...
- Rien, reprit Aramis, rien.
- Ainsi, vous renoncez à jamais au monde ;, c'est un parti
pris, une résolution arrêtée ?
- A tout jamais. Vous êtes mon ami aujourd'hui, demain vous
ne serez plus pour moi qu'une ombre ; où plutôt
même, vous n'existerez plus. Quant au monde, c'est un
sépulcre et pas autre chose.
- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites là.
- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlève. "
D'Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua :
" Et cependant, tandis que je tiens encore à la terre,
j'eusse voulu vous parler de vous, de nos amis.
- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de
vous-même, mais je vous vois si détaché
de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis sont des ombres, le
monde est un sépulcre.
- Hélas ! vous le verrez par vous-même, dit
Aramis avec un soupir.
- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brûlons cette
lettre qui, sans doute, vous annonçait quelque nouvelle
infidélité de votre grisette ou de votre fille de
chambre.
- Quelle lettre ? s'écria vivement Aramis.
- Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et
qu'on m'a remise pour vous.
- Mais de qui cette lettre ?
- Ah ! de quelque suivante éplorée, de quelque
grisette au désespoir ; la fille de chambre de Mme de
Chevreuse peut-être, qui aura été
obligée de retourner à Tours avec sa
maîtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du
papier parfumé et aura cacheté sa lettre avec une
couronne de duchesse.
- Que dites-vous là ?
- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un
sépulcre, que les hommes et par conséquent les
femmes sont des ombres, que l'amour est un sentiment dont vous faites
fi !
- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'écria Aramis, tu me fais
mourir !
- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la
dévora ; son visage rayonnait.
" Il paraît que la suivante à un beau style, dit
nonchalamment le messager.
- Merci, d'Artagnan ! s'écria Aramis presque en
délire. Elle a été forcée
de retourner à Tours ; elle ne m'est pas
infidèle, elle m'aime toujours. Viens, mon ami, viens que je
t'embrasse ; le bonheur m'étouffe ! "
Et les deux amis se mirent à danser autour du
vénérable saint Chrysostome, piétinant
bravement les feuillets de la thèse qui avaient
roulé sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l'omelette.
" Fuis, malheureux ! s'écria Aramis en lui jetant sa calotte
au visage ; retourne d'où tu viens, remporte ces horribles
légumes et cet affreux entremets ! demande un
lièvre piqué, un chapon gras, un gigot
à l'ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
Bazin, qui regardait son maître et qui ne comprenait rien
à ce changement, laissa mélancoliquement glisser
l'omelette dans les épinards, et les épinards sur
le parquet.
" Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi des
Rois, dit d'Artagnan, si vous tenez à lui faire une
politesse : Non inutile desiderium in oblatione .
- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan,
buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu
ce qu'on fait là-bas. "
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Chapitre XXVII.
LA FEMME D ATHOS.
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" Il reste maintenant à savoir des nouvelles d'Athos " , dit
d'Artagnan au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui
s'était passé dans la capitale depuis leur
départ, et qu'un excellent dîner leur eut fait
oublier à l'un sa thèse, à l'autre sa
fatigue.
" Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivé malheur ? demanda
Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement son
épée.
- Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que moi le
courage et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon
épée le choc des lances que celui des
bâtons ; je crains qu'Athos n'ait été
étrillé par de la valetaille, les valets sont
gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt.
Voilà pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le
plus tôt possible.
- Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne
me sente guère en état de monter à
cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur, et
la douleur m'empêcha de continuer ce pieux exercice.
- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de
guérir un coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais
vous étiez malade, et la maladie rend la tête
faible, ce qui fait que je vous excuse.
- Et quand partez-vous ?
- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous êtes,
vous devez avoir besoin de repos. "
Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva
à sa fenêtre.
" Que regardez-vous donc là ? demanda d'Artagnan.
- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les
garçons d'écurie tiennent en bride ; c'est un
plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures.
- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce
plaisir-là, car l'un de ces chevaux est à vous.
- Ah ! bah ! et lequel ?
- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de
préférence.
- Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi
aussi ?
- Sans doute.
- Vous voulez rire, d'Artagnan.
- Je ne ris plus depuis que vous parlez français.
- C'est pour moi, ces fontes dorées, cette housse de
velours, cette selle chevillée d'argent ?
- A vous-même, comme le cheval qui piaffe est à
moi, comme cet autre cheval qui caracole est à Athos.
- Peste ! ce sont trois bêtes superbes.
- Je suis flatté qu'elles soient de votre goût.
- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là ?
- A coup sûr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous
inquiétez pas d'où ils viennent, et songez
seulement qu'un des trois est votre propriété.
- Je prends celui que tient le valet roux.
- A merveille !
- Vive Dieu ! s'écria Aramis, voilà qui me fait
passer le reste de ma douleur ; je monterais là-dessus avec
trente balles dans le corps. Ah ! sur mon âme, les beaux
étriers ! Holà ! Bazin, venez
çà, et à l'instant même. "
Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
" Fourbissez mon épée, redressez mon feutre,
brossez mon manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis.
- Cette dernière recommandation est inutile, interrompit
d'Artagnan : il y a des pistolets chargés dans vos fontes. "
Bazin soupira.
" Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ;
on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.
- Monsieur était déjà si bon
théologien ! dit Bazin presque larmoyant ; il fût
devenu évêque et peut-être cardinal.
- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis
un peu ; à quoi sert d'être homme d'Eglise, je te
prie ? on n'évite pas pour cela d'aller faire la guerre ; tu
vois bien que le cardinal va faire la première campagne avec
le pot en tête et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret
de La Valette, qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande
à son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie.
- Hélas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est
bouleversé dans le monde aujourd'hui. "
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais
étaient descendus.
" Tiens-moi l'étrier, Bazin " , dit Aramis.
Et Aramis s'élança en selle avec sa
grâce et sa légèreté
ordinaire ; mais après quelques voltes et quelques
courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs
tellement insupportables, qu'il pâlit et chancela. D'Artagnan
qui, dans la prévision de cet accident, ne l'avait pas perdu
des yeux, s'élança vers lui, le retint dans ses
bras et le conduisit à sa chambre.
" C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul
à la recherche d'Athos.
- Vous êtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
- Non, j'ai du bonheur, voilà tout ; mais comment
allez-vous vivre en m'attendant ? plus de thèse, plus de
glose sur les doigts et les bénédictions, hein ?
"
Aramis sourit.
" Je ferai des vers, dit-il.
- Oui, des vers parfumés à l'odeur du billet de
la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie
à Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous
les jours un peu, et cela vous habituera aux manoeuvres.
- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez
prêt à vous suivre. "
Ils se dirent adieu et, dix minutes après, d'Artagnan,
après avoir recommandé son ami à Bazin
et à l'hôtesse, trottait dans la direction
d'Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il
?
La position dans laquelle il l'avait laissé était
critique ; il pouvait bien avoir succombé. Cette
idée, en assombrissant son front, lui arracha quelques
soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De
tous ses amis, Athos était le plus âgé,
et partant le moins rapproché en apparence de ses
goûts et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une
préférence marquée. L'air noble et
distingué d'Athos, ces éclairs de grandeur qui
jaillissaient de temps en temps de l'ombre où il se tenait
volontairement enfermé, cette inaltérable
égalité d'humeur qui en faisait le plus facile
compagnon de la terre, cette gaieté forcée et
mordante, cette bravoure qu'on eût appelée aveugle
si elle n'eût été le
résultat du plus rare sang- froid, tant de
qualités attiraient plus que l'estime, plus que
l'amitié de d'Artagnan, elles attiraient son admiration.
En effet, considéré même
auprès de M. de Tréville,
l'élégant et noble courtisan, Athos, dans ses
jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison
; il était de taille moyenne, mais cette taille
était si admirablement prise et si bien
proportionnée, que, plus d'une fois, dans ses luttes avec
Porthos, il avait fait plier le géant dont la force physique
était devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa
tête, aux yeux perçants, au nez droit, au menton
dessiné comme celui de Brutus, avait un caractère
indéfinissable de grandeur et de grâce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le désespoir
d'Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de
pâte d'amandes et d'huile parfumée ; le son de sa
voix était pénétrant et
mélodieux tout à la fois, et puis, ce qu'il y
avait d'indéfinissable dans Athos, qui se faisait toujours
obscur et petit, c'était cette science délicate
du monde et des usages de la plus brillante
société, cette habitude de bonne maison qui
perçait comme à son insu dans ses moindres
actions.
S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du
monde, plaçant chaque convive à la place et au
rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu'il
s'était faits lui-même. S'agissait-il de science
héraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du
royaume, leur généalogie, leurs alliances, leurs
armes et l'origine de leurs armes. L'étiquette n'avait pas
de minuties qui lui fussent étrangères, il savait
quels étaient les droits des grands
propriétaires, il connaissait à fond la
vénerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant
de ce grand art, étonné le roi Louis XIII
lui-même, qui cependant y était passé
maître.
Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montait
à cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a
plus : son éducation avait été si peu
négligée, même sous le rapport des
études scolastiques, si rares à cette
époque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de
latin que détachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre
Porthos ; deux ou trois fois même, au grand
étonnement de ses amis, il lui était
arrivé lorsque Aramis laissait échapper quelque
erreur de rudiment, de remettre un verbe à son temps et un
nom à son cas. En outre, sa probité
était inattaquable, dans ce siècle où
les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et
leur conscience, les amants avec la délicatesse rigoureuse
de nos jours, et les pauvres avec le septième commandement
de Dieu. C'était donc un homme fort extraordinaire qu'Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si distinguée, cette
créature si belle, cette essence si fine, tourner
insensiblement vers la vie matérielle, comme les vieillards
tournent vers l'imbécillité physique et morale.
Athos, dans ses heures de privation, et ces heures étaient
fréquentes, s'éteignait dans toute sa partie
lumineuse, et son côté brillant disparaissait
comme dans une profonde nuit.
Alors, le demi-dieu évanoui, il restait à peine
un homme. La tête basse, l'oeil terne, la parole lourde et
pénible, Athos regardait pendant de longues heures soit sa
bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habitué
à lui obéir par signes, lisait dans le regard
atone de son maître jusqu'à son moindre
désir, qu'il satisfaisait aussitôt. La
réunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces
moments-là, un mot, échappé avec un
violent effort, était tout le contingent qu'Athos
fournissait à la conversation. En échange, Athos
à lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y
parût autrement que par un froncement de sourcil plus
indiqué et par une tristesse plus profonde.
D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et
pénétrant, n'avait, quelque
intérêt qu'il eût à
satisfaire sa curiosité sur ce sujet, pu encore assigner
aucune cause à ce marasme, ni en noter les occurrences.
Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune
démarche qui ne fût connue de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât
cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette
tristesse, que ce remède, comme nous l'avons dit, rendait
plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excès
d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait
de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance,
Athos, lorsqu'il avait gagné, demeurait aussi impassible que
lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires,
gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon
brodé d'or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent
louis, sans que son beau sourcil noir eût haussé
ou baissé d'une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu
leur nuance nacrée, sans que sa conversation, qui
était agréable ce soir-là,
eût cessé d'être calme et
agréable.
Ce n'était pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais,
une influence atmosphérique qui assombrissait son visage,
car cette tristesse devenait plus intense en
général vers les beaux jours de
l'année ; juin et juillet étaient les mois
terribles d'Athos.
Pour le présent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les
épaules quand on lui parlait de l'avenir ; son secret
était donc dans le passé, comme on l'avait dit
vaguement à d'Artagnan.
Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa
personne rendait encore plus intéressant l'homme dont jamais
les yeux ni la bouche, dans l'ivresse la plus complète,
n'avaient rien révélé, quelle que
fût l'adresse des questions dirigées contre lui.
" Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-être
mort à cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui
l'ai entraîné dans cette affaire, dont il ignorait
l'origine, dont il ignorera le résultat et dont il ne devait
tirer aucun profit.
- Sans compter, Monsieur, répondait Planchet, que nous lui
devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a
crié : " Au large, d'Artagnan ! je suis pris. " Et
après avoir déchargé ses deux
pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son
épée ! On eût dit vingt hommes, ou
plutôt vingt diables enragés ! "
Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son
cheval, lequel n'ayant pas besoin d'être excité
emportait son cavalier au galop.
Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens ; à
onze heures et demie, on était à la porte de
l'auberge maudite.
D'Artagnan avait souvent médité contre
l'hôte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent,
rien qu'en espérance. Il entra donc dans
l'hôtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le
pommeau de l'épée et faisant siffler sa cravache
de la main droite.
" Me reconnaissez-vous ? dit-il à l'hôte, qui
s'avançait pour le saluer.
- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, répondit celui-ci
les yeux encore éblouis du brillant équipage avec
lequel d'Artagnan se présentait.
- Ah ! vous ne me connaissez pas !
- Non, Monseigneur.
- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mémoire.
Qu'avez-vous fait de ce gentilhomme à qui vous
eûtes l'audace, voici quinze jours passés
à peu près, d'intenter une accusation de fausse
monnaie ? "
L'hôte pâlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude
la plus menaçante, et Planchet se modelait sur son
maître.
" Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'écria
l'hôte de son ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur,
combien j'ai payé cette faute ! Ah ! malheureux que je suis
!
- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ?
- Daignez m'écouter, Monseigneur, et soyez
clément. Voyons, asseyez-vous, par grâce ! "
D'Artagnan, muet de colère et d'inquiétude,
s'assit, menaçant comme un juge. Planchet s'adossa
fièrement à son fauteuil.
" Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hôte tout
tremblant, car je vous reconnais à cette heure ; c'est vous
qui êtes parti quand j'eus ce malheureux
démêlé avec ce gentilhomme dont vous
parlez.
- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de
grâce à attendre si vous ne dites pas toute la
vérité.
- Aussi veuillez m'écouter, et vous la saurez tout
entière.
- J'écoute.
- J'avais été prévenu par les
autorités qu'un faux-monnayeur célèbre
arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses compagnons,
tous déguisés sous le costume de gardes ou de
mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs,
tout m'avait été dépeint.
- Après, après ? dit d'Artagnan, qui reconnut
bien vite d'où venait le signalement si exactement
donné.
- Je pris donc, d'après les ordres de
l'autorité, qui m'envoya un renfort de six hommes, telles
mesures que je crus urgentes afin de m'assurer de la personne des
prétendus faux-monnayeurs.
- Encore ! dit d'Artagnan, à qui ce mot de faux-monnayeur
échauffait terriblement les oreilles.
- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles
sont justement mon excuse. L'autorité m'avait fait peur, et
vous savez qu'un aubergiste doit ménager
l'autorité.
- Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il ?
qu'est-il devenu ? Est-il mort ? est-il vivant ?
- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous
savez, et dont votre départ précipité,
ajouta l'hôte avec une finesse qui n'échappa point
à d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme
votre ami se défendit en
désespéré. Son valet, qui, par un
malheur imprévu, avait cherché querelle aux gens
de l'autorité, déguisés en
garçons d'écurie...
- Ah ! misérable ! s'écria d'Artagnan, vous
étiez tous d'accord, et je ne sais à quoi tient
que je ne vous extermine tous !
- Hélas ! non, Monseigneur, nous n'étions pas
tous d'accord, et vous l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de
ne point l'appeler par le nom honorable qu'il porte sans doute, mais
nous ignorons ce nom), Monsieur votre ami, après avoir mis
hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en
retraite en se défendant avec son épée
dont il estropia encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de
laquelle il m'étourdit.
- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient
Athos ?
- En battant en retraite, comme j'ai dit à Monseigneur, il
trouva derrière lui l'escalier de la cave, et comme la porte
était ouverte, il tira la clef à lui et se
barricada en dedans. Comme on était sûr de le
retrouver là, on le laissa libre.
- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout à fait
à le tuer, on ne cherchait qu'à l'emprisonner.
- Juste Dieu ! à l'emprisonner, Monseigneur ? il
s'emprisonna bien lui- même, je vous le jure. D'abord il
avait fait de rude besogne, un homme était tué
sur le coup, et deux autres étaient blessés
grièvement. Le mort et les deux blessés furent
emportés par leurs camarades, et jamais je n'ai plus entendu
parler ni des uns, ni des autres. Moi-même, quand je repris
mes sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce
qui s'était passé, et auquel je demandai ce que
je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l'air de
tomber des nues ; il me dit qu'il ignorait complètement ce
que je voulais dire, que les ordres qui m'étaient parvenus
n'émanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire
à qui que ce fût qu'il était pour
quelque chose dans toute cette échauffourée, il
me ferait pendre. Il paraît que je m'étais
trompé, Monsieur, que j'avais arrêté
l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrêter
était sauvé.
- Mais Athos ? s'écria d'Artagnan, dont l'impatience se
doublait de l'abandon où l'autorité laissait la
chose ; Athos, qu'est-il devenu ?
- Comme j'avais hâte de réparer mes torts envers
le prisonnier, reprit l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de
lui rendre sa liberté. Ah ! Monsieur, ce n'était
plus un homme, c'était un diable. A cette proposition de
liberté, il déclara que c'était un
piège qu'on lui tendait et qu'avant de sortir il entendait
imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me
dissimulais pas la mauvaise position où je
m'étais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa
Majesté, je lui dis que j'étais prêt
à me soumettre à ses conditions.
" - D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout
armé. "
" On s'empressa d'obéir à cet ordre ; car vous
comprenez bien, Monsieur, que nous étions
disposés à faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-là, quoiqu'il ne parle
pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu à la cave, tout
blessé qu'il était ; alors, son maître
l'ayant reçu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester
dans notre boutique.
- Mais enfin, s'écria d'Artagnan, où est-il ?
où est Athos ?
- Dans la cave, Monsieur.
- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce
temps-là ?
- Bonté divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la
cave ! Vous ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si
vous pouviez l'en faire sortir, Monsieur, je vous en serais
reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron.
- Alors il est là, je le retrouverai là ?
- Sans doute, Monsieur, il s'est obstiné à y
rester. Tous les jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout
d'une fourche, et de la viande quand il en demande ; mais,
hélas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il fait la plus
grande consommation. Une fois, j'ai essayé de descendre avec
deux de mes garçons, mais il est entré dans une
terrible fureur. J'ai entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et
de son mousqueton qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur
demandions quelles étaient leurs intentions, le
maître a répondu qu'ils avaient quarante coups
à tirer lui et son laquais, et qu'ils les tireraient
jusqu'au dernier plutôt que de permettre qu'un seul de nous
mît le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai
été me plaindre au gouverneur, lequel m'a
répondu que je n'avais que ce que je méritais, et
que cela m'apprendrait à insulter les honorables seigneurs
qui prenaient gîte chez moi.
- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant
s'empêcher de rire de la figure piteuse de son
hôte.
- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous
menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il
faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il
y a notre vin en bouteilles et notre vin en pièce, la
bière, l'huile et les épices, le lard et les
saucissons ; et comme il nous est défendu d'y descendre,
nous sommes forcés de refuser le boire et le manger aux
voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre
hôtellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma
cave, et nous sommes ruinés.
- Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas bien,
à notre mine, que nous étions gens de
qualité et non faussaires, dites ?
- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hôte. Mais
tenez, tenez, le voilà qui s'emporte.
- Sans doute qu'on l'aura troublé, dit d'Artagnan.
- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'écria
l'hôte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais.
- Eh bien ?
- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ;
ceux-ci ont demandé du meilleur. Ma femme alors aura
sollicité de M. Athos la permission d'entrer pour satisfaire
ces Messieurs ; et il aura refusé comme de coutume. Ah !
bonté divine ! voilà le sabbat qui redouble ! "
D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du
côté de la cave ; il se leva et,
précédé de l'hôte qui se
tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout
armé, il s'approcha du lieu de la scène.
Les deux gentilshommes étaient
exaspérés, ils avaient fait une longue course et
mouraient de faim et de soif.
" Mais c'est une tyrannie, s'écriaient-ils en
très bon français, quoique avec un accent
étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser
à ces bonnes gens l'usage de leur vin.
Çà, nous allons enfoncer la porte, et s'il est
trop enragé, eh bien ! nous le tuerons.
- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa
ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaît.
- Bon, bon, disait derrière la porte la voix calme d'Athos,
qu'on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous
allons voir. "
Tout braves qu'ils paraissaient être, les deux gentilshommes
anglais se regardèrent en hésitant ; on
eût dit qu'il y avait dans cette cave un de ces ogres
faméliques, gigantesques héros des
légendes populaires, et dont nul ne force
impunément la caverne.
Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent
honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou
six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup
de pied à fendre une muraille.
" Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de
celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah !
Messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner
!
- Mon Dieu, s'écria la voix creuse d'Athos, j'entends
d'Artagnan, ce me semble.
- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix à son tour,
c'est moi- même, mon ami.
- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces
enfonceurs de portes. "
Les gentilshommes avaient mis l'épée à
la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils
hésitèrent un instant encore ; mais, comme la
première fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de
pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.
" Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais
tirer.
- Messieurs, dit d'Artagnan, que la réflexion n'abandonnait
jamais, Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez
là dans une mauvaise affaire, et vous allez être
criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons
trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous
aurons encore nos épées, dont, je vous assure,
mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires
et les miennes. Tout à l'heure vous aurez à
boire, je vous en donne ma parole.
- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos.
L'hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son
échine.
" Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc
tranquille, à eux deux ils n'auront pas bu toute la cave.
Messieurs, remettez vos épées au fourreau.
- Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.
- Volontiers. "
Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il
lui fit signe de désarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs
épées au fourreau. On leur raconta l'histoire de
l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils étaient bons
gentilshommes, ils donnèrent tort à
l'hôtelier.
" Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans
dix minutes, je vous réponds qu'on vous y portera tout ce
que vous pourrez désirer. "
Les Anglais saluèrent et sortirent.
" Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
- A l'instant même " , dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqués et
de poutres gémissantes : c'étaient les
contrescarpes et les bastions d'Athos, que
l'assiégé démolissait
lui-même.
Un instant après, la porte s'ébranla, et l'on vit
paraître la tête pâle d'Athos qui, d'un
coup d'oeil rapide, explorait les environs.
D'Artagnan se jeta à son cou et l'embrassa tendrement ; puis
il voulut l'entraîner hors de ce séjour humide,
alors il s'aperçut qu'Athos chancelait.
" Vous êtes blessé ? lui dit-il.
- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilà
tout, et jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive
Dieu ! mon hôte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma
part cent cinquante bouteilles.
- Miséricorde ! s'écria l'hôte, si le
valet en a bu la moitié du maître seulement, je
suis ruiné.
- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis
le même ordinaire que moi ; il a bu à la
pièce seulement ; tenez, je crois qu'il a oublié
de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. "
D'Artagnan partit d'un éclat de rire qui changea le frisson
de l'hôte en fièvre chaude.
En même temps, Grimaud parut à son tour
derrière son maître, le mousqueton sur
l'épaule, la tête tremblante, comme ces satyres
ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé
par-devant et par-derrière d'une liqueur grasse que
l'hôte reconnut pour être sa meilleure huile
d'olive.
Le cortège traversa la grande salle et alla s'installer dans
la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa
d'autorité.
Pendant ce temps, l'hôte et sa femme se
précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui
leur avait été si longtemps interdite et
où un affreux spectacle les attendait.
Au-delà des fortifications auxquelles Athos avait fait
brèche pour sortir et qui se composaient de fagots, de
planches et de futailles vides entassées selon toutes les
règles de l'art stratégique, on voyait
çà et là, nageant dans les mares
d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangés,
tandis qu'un amas de bouteilles cassées jonchait tout
l'angle gauche de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet
était resté ouvert, perdait par cette ouverture
les dernières gouttes de son sang. L'image de la
dévastation et de la mort, comme dit le poète de
l'Antiquité, régnait là comme sur un
champ de bataille.
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient
à peine.
Alors les hurlements de l'hôte et de l'hôtesse
percèrent la voûte de la cave, d'Artagnan
lui-même en fut ému. Athos ne tourna pas
même la tête.
Mais à la douleur succéda la rage.
L'hôte s'arma d'une broche et, dans son désespoir,
s'élança dans la chambre où les deux
amis s'étaient retirés.
" Du vin ! dit Athos en apercevant l'hôte.
- Du vin ! s'écria l'hôte stupéfait,
du vin ! mais vous m'en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je
suis un homme ruiné, perdu, anéanti !
- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés sur notre
soif.
- Si vous vous étiez contentés de boire, encore
; mais vous avez cassé toutes les bouteilles.
- Vous m'avez poussé sur un tas qui a
dégringolé. C'est votre faute.
- Toute mon huile est perdue !
- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait
bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez
faites.
- Tous mes saucissons rongés !
- Il y a énormément de rats dans cette cave.
- Vous allez me payer tout cela, cria l'hôte
exaspéré.
- Triple drôle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il
retomba aussitôt ; il venait de donner la mesure de ses
forces. D'Artagnan vint à son secours en levant sa cravache.
L'hôte recula d'un pas et se mit à fondre en
larmes.
" Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, à traiter d'une
façon plus courtoise les hôtes que Dieu vous
envoie.
- Dieu... , dites le diable !
- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les
oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave,
et nous verrons si véritablement le
dégât est aussi grand que vous le dites.
- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hôte, j'ai tort, je l'avoue
; mais à tout péché
miséricorde ; vous êtes des seigneurs et je suis
un pauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.
- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur,
et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes
futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici
et causons. "
L'hôte s'approcha avec inquiétude.
" Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment
où j'allais te payer, j'avais posé ma bourse sur
la table.
- Oui, Monseigneur.
- Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle ?
- Déposée au greffe, Monseigneur : on avait dit
que c'était de la fausse monnaie.
- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.
- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce
qu'il tient. Si c'était de la fausse monnaie, il y aurait
encore de l'espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes
pièces.
- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, où
est-il ?
- A l'écurie.
- Combien vaut-il ?
- Cinquante pistoles tout au plus.
- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.
- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et
sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?
- Je t'en amène un autre, dit d'Artagnan.
- Un autre ?
- Et magnifique ! s'écria l'hôte.
- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le
vieux, et à boire !
- Duquel ? demanda l'hôte tout à fait
rasséréné.
- De celui qui est au fond, près des lattes ; il en reste
encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont
été cassées dans ma chute. Montez-en
six.
- Mais c'est un foudre que cet homme ! dit l'hôte
à part lui ; s'il reste seulement quinze jours ici, et qu'il
paie ce qu'il boira, je rétablirai mes affaires.
- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du
pareil aux deux seigneurs anglais.
- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. "
D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos dans
son lit avec une foulure, et Aramis à une table entre les
deux théologiens. Comme il achevait, l'hôte rentra
avec les bouteilles demandées et un jambon qui, heureusement
pour lui, était resté hors de la cave.
" C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de
d'Artagnan, voilà pour Porthos et pour Aramis ; mais vous,
mon ami, qu'avez-vous et que vous est-il arrivé
personnellement ? Je vous trouve un air sinistre.
- Hélas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus
malheureux de nous tous, moi !
- Toi malheureux, d'Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu
malheureux ? Dis-moi cela.
- Plus tard, dit d'Artagnan.
- Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis
ivre, d'Artagnan ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les
idées plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout
oreilles. "
D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
Athos l'écouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini :
" Misères que tout cela, dit Athos, misères ! "
C'était le mot d'Athos.
" Vous dites toujours misères ! mon
cher Athos, dit d'Artagnan ; cela vous sied bien mal, à vous
qui n'avez jamais aimé. "
L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne fut qu'un
éclair, il redevint terne et vague comme auparavant.
" C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimé,
moi.
- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que vous
avez tort d'être dur pour nous autres coeurs tendres.
- Coeurs tendres, coeurs percés, dit Athos.
- Que dites-vous ?
- Je dis que l'amour est une loterie où celui qui gagne,
gagne la mort ! Vous êtes bien heureux d'avoir perdu,
croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et si j'ai un conseil à
vous donner, c'est de perdre toujours.
- Elle avait l'air de si bien m'aimer !
- Elle en avait l'air.
- Oh ! elle m'aimait.
- Enfant ! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa
maîtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait
été trompé par sa maîtresse.
- Excepté vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
- C'est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n'en
ai jamais eu, moi. Buvons !
- Mais alors, philosophe que vous êtes, dit d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et
d'être consolé.
- Consolé de quoi ?
- De mon malheur.
- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les
épaules ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si
je vous racontais une histoire d'amour.
- Arrivée à vous ?
- Ou à un de mes amis, qu'importe !
- Dites, Athos, dites.
- Buvons, nous ferons mieux.
- Buvez et racontez.
- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre,
les deux choses vont à merveille ensemble.
- J'écoute " , dit d'Artagnan.
Athos se recueillit, et, à mesure qu'il se recueillait,
d'Artagnan le voyait pâlir : ; il en était
à cette période de l'ivresse où les
buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout
haut sans dormir. Ce somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose
d'effrayant.
" Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
- Qu'il soit fait donc comme vous le désirez. Un de mes
amis, un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en
s'interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province,
c'est-à-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un
Montmorency, devint amoureux à vingt-cinq ans d'une jeune
fille de seize, belle comme les amours. A travers la
naïveté de son âge perçait un
esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poète ;
elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg,
près de son frère qui était
curé. Tous deux étaient arrivés dans
le pays : ils venaient on ne savait d'où ; mais en la voyant
si belle et en voyant son frère si pieux, on ne songeait pas
à leur demander d'où ils venaient. Du reste, on
les disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le
seigneur du pays, aurait pu la séduire ou la prendre de
force, à son gré, il était le
maître ; qui serait venu à l'aide de deux
étrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il
était honnête homme, il l'épousa. Le
sot, le niais, l'imbécile !
- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan.
- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son château, et
en fit la première dame de sa province ; et il faut lui
rendre justice, elle tenait parfaitement son rang.
- Eh bien ? demanda d'Artagnan.
- Eh bien, un jour qu'elle était à la chasse
avec son mari, continua Athos à voix basse et en parlant
fort vite, elle tomba de cheval et s'évanouit ; le comte
s'élança à son secours, et comme elle
étouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard
et lui découvrit l'épaule. Devinez ce qu'elle
avait sur l'épaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un grand
éclat de rire.
- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan.
- Une fleur de lys, dit Athos. Elle était
marquée ! "
Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait à la
main.
" Horreur ! s'écria d'Artagnan, que me dites-vous
là ?
- La vérité. Mon cher, l'ange était
un démon. La pauvre fille avait volé.
- Et que fit le comte ?
- Le comte était un grand seigneur, il avait sur ses terres
droit de justice basse et haute : il acheva de déchirer les
habits de la comtesse, il lui lia les mains derrière le dos
et la pendit à un arbre.
- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'écria d'Artagnan.
- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pâle comme la
mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. "
Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait,
l'approcha de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il
eût fait d'un verre ordinaire.
Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains ; d'Artagnan
demeura devant lui, saisi d'épouvante.
" Cela m'a guéri des femmes belles, poétiques et
amoureuses, dit Athos en se relevant et sans songer à
continuer l'apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons !
- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan.
- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon,
drôle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire !
- Et son frère ? ajouta timidement d'Artagnan.
- Son frère ? reprit Athos.
- Oui, le prêtre ?
- Ah ! je m'en informai pour le faire pendre à son tour ;
mais il avait pris les devants, il avait quitté sa cure
depuis la veille.
- A-t-on su au moins ce que c'était que ce
misérable ?
- C'était sans doute le premier amant et le complice de la
belle, un digne homme qui avait fait semblant d'être
curé peut-être pour marier sa maîtresse
et lui assurer un sort. Il aura été
écartelé, je l'espère.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d'Artagnan, tout étourdi
de cette horrible aventure.
- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en
coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme. Quel
malheur qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme
celui-là dans la cave ! j'aurais bu cinquante bouteilles de
plus. "
D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui
l'eût rendu fou ; il laissa tomber sa tête sur ses
deux mains et fit semblant de s'endormir.
" Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en
pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs...
"
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Chapitre XXVIII.
RETOUR.
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D'Artagnan était resté étourdi de la
terrible confidence d'Athos ; cependant bien des choses lui
paraissaient encore obscures dans cette
demi-révélation ; d'abord elle avait
été faite par un homme tout à fait
ivre à un homme qui l'était à
moitié et cependant, malgré ce vague que fait
monter au cerveau la fumée de deux ou trois bouteilles de
bourgogne, d'Artagnan, en se réveillant le lendemain matin,
avait chaque parole d'Athos aussi présente à son
esprit que si, à mesure qu'elles étaient
tombées de sa bouche, elles s'étaient
imprimées dans son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu'un
plus vif désir d'arriver à une certitude, et il
passa chez son ami avec l'intention bien arrêtée
de renouer sa conversation de la veille ; mais il trouva Athos de sens
tout à fait rassis, c'est-à-dire le plus fin et
le plus impénétrable des hommes.
Au reste, le mousquetaire, après avoir
échangé avec lui une poignée de main,
alla le premier au-devant de sa pensée.
" J'étais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai
senti cela ce matin à ma langue, qui était encore
fort épaisse, et à mon pouls qui était
encore fort agité, je parie que j'ai dit mille
extravagances. "
Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixité
qui l'embarrassa.
" Mais non pas, répliqua d'Artagnan, et, si je me le
rappelle bien, vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
- Ah ! vous m'étonnez ! Je croyais vous avoir
raconté une histoire des plus lamentables. "
Et il regardait le jeune homme comme s'il eût voulu lire au
plus profond de son coeur.
" Ma foi ! dit d'Artagnan, il paraît que j'étais
encore plus ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien. "
Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :
" Vous n'êtes pas sans avoir remarqué, mon cher
ami, que chacun a son genre d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai
l'ivresse triste, et, quand une fois je suis gris, ma
manière est de raconter toutes les histoires lugubres que ma
sotte nourrice m'a inculquées dans le cerveau. C'est mon
défaut ; défaut capital, j'en conviens ; mais,
à cela près, je suis bon buveur. "
Athos disait cela d'une façon si naturelle, que d'Artagnan
fut ébranlé dans sa conviction.
" Oh ! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de
ressaisir la vérité, c'est donc cela que je me
souviens, comme, au reste, on se souvient d'un rêve, que nous
avons parlé de pendus.
- Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant et cependant
en essayant de rire, j'en étais sûr, les pendus
sont mon cauchemar, à moi.
- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilà la
mémoire qui me revient ; oui, il s'agissait... attendez
donc... il s'agissait d'une femme.
- Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c'est
ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte
celle-là, c'est que je suis ivre mort.
- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
- Oui, et pendue.
- Par son mari, qui était un seigneur de votre
connaissance, continua d'Artagnan en regardant fixement Athos.
- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on
ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les
épaules, comme s'il se fût pris lui-même
en pitié. Décidément, je ne veux plus
me griser, d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. "
D'Artagnan garda le silence.
Puis Athos, changeant tout à coup de conversation :
" A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez
amené.
- Est-il de votre goût ? demanda d'Artagnan.
- Oui, mais ce n'était pas un cheval de fatigue.
- Vous vous trompez ; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eût
fait le tour de la place Saint-Sulpice.
- Ah çà, vous allez me donner des regrets.
- Des regrets ?
- Oui, je m'en suis défait.
- Comment cela ?
- Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé
à six heures, vous dormiez comme un sourd, et je ne savais
que faire ; j'étais encore tout
hébété de notre débauche
d'hier ; je descendis dans la grande salle, et j'avisai un de nos
Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon, le sien
étant mort hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et
comme je vis qu'il offrait cent pistoles d'un alezan
brûlé : " Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme,
moi aussi j'ai un cheval à vendre.
" - Et très beau même, dit-il, je l'ai vu hier,
le valet de votre ami le tenait en main.
" - Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ?
" - Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là ?
" - Non, mais je vous le joue.
" - Vous me le jouez ?
" - Oui.
" - A quoi ?
" - Aux dés. "
" Ce qui fut dit fut fait ; et j'ai perdu le cheval. Ah mais ! par
exemple, continua Athos, j'ai regagné le
caparaçon. "
D'Artagnan fit une mine assez maussade.
" Cela vous contrarie ? dit Athos.
- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan ; ce cheval devait
servir à nous faire reconnaître un jour de
bataille ; c'était un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu
tort.
- Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le
mousquetaire ; je m'ennuyais à périr, moi, et
puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux anglais. Voyons, s'il ne
s'agit que d'être reconnu par quelqu'un, Eh bien, la selle
suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons
quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est
mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. "
D'Artagnan ne se déridait pas.
" Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir
à ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
- Qu'avez-vous donc fait encore ?
- Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le
coup, l'idée me vint de jouer le vôtre.
- Oui, mais vous vous en tîntes, j'espère,
à l'idée ?
- Non pas, je la mis à exécution à
l'instant même.
- Ah ! par exemple ! s'écria d'Artagnan inquiet.
- Je jouai, et je perdis.
- Mon cheval ?
- Votre cheval ; sept contre huit ; faute d'un point... . vous
connaissez le proverbe.
- Athos, vous n'êtes pas dans votre bon sens, je vous jure !
- Mon cher, c'était hier, quand je vous contais mes sottes
histoires, qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le
perdis donc avec tous les équipages et harnais possibles.
- Mais c'est affreux !
- Attendez donc, vous n'y êtes point, je ferais un joueur
excellent, si je ne m'entêtais pas ; mais je
m'entête, c'est comme quand je bois ; je m'entêtai
donc...
- Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?
- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille
à votre doigt, et que j'avais remarqué hier.
- Ce diamant ! s'écria d'Artagnan, en portant vivement la
main à sa bague.
- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimé mille pistoles.
- J'espère, dit sérieusement d'Artagnan
à demi mort de frayeur, que vous n'avez aucunement fait
mention de mon diamant ?
- Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre
seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos
chevaux, et, de plus, l'argent pour faire la route.
- Athos, vous me faites frémir ! s'écria
d'Artagnan.
- Je parlai donc de votre diamant à mon partenaire, lequel
l'avait aussi remarqué. Que diable aussi, mon cher, vous
portez à votre doigt une étoile du ciel, et vous
ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible !
- Achevez, mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec
votre sang-froid, vous me faites mourir !
- Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent
pistoles chacune.
- Ah ! vous voulez rire et m'éprouver ? dit d'Artagnan, que
la colère commençait à prendre aux
cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade .
- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir,
vous ! il y avait quinze jours que je n'avais envisagé face
humaine et que j'étais là à m'abrutir
en m'abouchant avec des bouteilles.
- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela !
répondit d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation
nerveuse.
- Ecoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix
coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups !
Le nombre 13 m'a toujours été fatal,
c'était le 13 du mois de juillet que...
- Ventrebleu ! s'écria d'Artagnan en se levant de table,
l'histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille.
- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais était un
original, je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud
m'avait averti qu'il lui avait fait des propositions pour entrer
à son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud,
divisé en dix portions.
- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan éclatant de rire
malgré lui.
- Grimaud lui-même, entendez-vous cela ! et avec les dix
parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le
diamant. Dites maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
- Ma foi, c'est très drôle ! s'écria
d'Artagnan consolé et se tenant les côtes de rire.
- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis
aussitôt à jouer sur le diamant.
- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
- J'ai regagné vos harnais, puis votre cheval, puis mes
harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapé
votre harnais, puis le mien. Voilà où nous en
sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu là.
"
D'Artagnan respira comme si on lui eût enlevé
l'hôtellerie de dessus la poitrine.
" Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.
- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucéphale
et du mien.
- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?
- J'ai une idée sur eux.
- Athos, vous me faites frémir.
- Ecoutez, vous n'avez pas joué depuis longtemps, vous,
d'Artagnan ?
- Et je n'ai point l'envie de jouer.
- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas joué depuis longtemps,
disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.
- Eh bien, après ?
- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore là. J'ai
remarqué qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous,
vous paraissez tenir à votre cheval. A votre place, je
jouerais vos harnais contre votre cheval.
- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
- Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un
égoïste comme vous, moi.
- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indécis, tant la
confiance d'Athos commençait à le gagner
à son insu.
- Parole d'honneur, en un seul coup.
- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais
énormément à conserver les harnais.
- Jouez votre diamant, alors.
- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais.
- Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ;
mais comme cela a déjà été
fait, l'Anglais ne voudrait peut-être plus.
- Décidément, mon cher Athos, dit d'Artagnan,
j'aime mieux ne rien risquer.
- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de
pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est
bientôt joué.
- Et si je perds ?
- Vous gagnerez.
- Mais si je perds ?
- Eh bien, vous donnerez les harnais.
- Va pour un coup " , dit d'Artagnan.
Athos se mit en quête de l'Anglais et le trouva dans
l'écurie, où il examinait les harnais d'un oeil
de convoitise. L'occasion était bonne. Il fit ses conditions
: les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, à
choisir. L'Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents
pistoles à eux deux ; il topa.
D'Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre
trois ; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire :
" Voilà un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux
tout harnachés, Monsieur. "
L'Anglais, triomphant, ne se donna même la peine de rouler
les dés, il les jeta sur la table sans regarder, tant il
était sûr de la victoire ; d'Artagnan
s'était détourné pour cacher sa
mauvaise humeur.
" Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de
dés est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois
dans ma vie : deux as ! "
L'Anglais regarda et fut saisi d'étonnement, d'Artagnan
regarda et fut saisi de plaisir.
" Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de
Créquy ; une autre fois chez moi, à la campagne,
dans mon château de... quand j'avais un château ;
une troisième fois chez M. de Tréville,
où il nous surprit tous ; enfin une quatrième
fois au cabaret, où il échut à moi et
où je perdis sur lui cent louis et un souper.
- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
- Certes, dit d'Artagnan.
- Alors il n'y a pas de revanche ?
- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?
- C'est vrai ; le cheval va être rendu à votre
valet, Monsieur.
- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande
à dire un mot à mon ami.
- Dites. "
Athos tira d'Artagnan à part.
" Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas ?
- Non, je veux que vous réfléchissiez.
- A quoi ?
- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ?
- Sans doute.
- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous
avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles,
à votre choix.
- Oui.
- Je prendrais les cent pistoles.
- Eh bien, moi, je prends le cheval.
- Et vous avez tort, je vous le répète ; que
ferons-nous d'un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en
croupe, nous aurions l'air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs
frères ; vous ne pouvez pas m'humilier en chevauchant
près de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi,
sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous
avons besoin d'argent pour revenir à Paris.
- Je tiens à ce cheval, Athos.
- Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un écart, un
cheval bute et se couronne, un cheval mange dans un râtelier
où a mangé un cheval morveux : voilà
un cheval ou plutôt cent pistoles perdues ; il faut que le
maître nourrisse son cheval, tandis qu'au contraire cent
pistoles nourrissent leur maître.
- Mais comment reviendrons-nous ?
- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien
à l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis et
Porthos caracoleront sur leurs chevaux !
- Aramis ! Porthos ! s'écria Athos, et il se mit
à rire.
- Quoi ? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien à
l'hilarité de son ami.
- Bien, bien, continuons, dit Athos.
- Ainsi, votre avis... ?
- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan ; avec les cent
pistoles nous allons festiner jusqu'à la fin du mois ; nous
avons essuyé des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de
nous reposer un peu.
- Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitôt à Paris
je me mets à la recherche de cette pauvre femme.
- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour
cela que de bons louis d'or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez
les cent pistoles. "
D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre.
Celle-là lui parut excellente. D'ailleurs, en
résistant plus longtemps, il craignait de paraître
égoïste aux yeux d'Athos ; il acquiesça
donc et choisit les cent pistoles, que l'Anglais lui compta
sur-le-champ.
Puis l'on ne songea plus qu'à partir. La paix
signée avec l'aubergiste, outre le vieux cheval d'Athos,
coûta six pistoles ; d'Artagnan et Athos prirent les chevaux
de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en route
à pied, portant les selles sur leurs têtes.
Si mal montés que fussent les deux amis, ils prirent
bientôt les devants sur leurs valets et arrivèrent
à Crève coeur. De loin ils aperçurent
Aramis mélancoliquement appuyé sur sa
fenêtre et regardant, comme ma soeur Anne ,
poudroyer l'horizon.
" Holà, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc
là ? crièrent les deux amis.
- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ;
je songeais avec quelle rapidité s'en vont les biens de ce
monde, et mon cheval anglais, qui s'éloignait et qui vient
de disparaître au milieu d'un tourbillon de
poussière, m'était une vivante image de la
fragilité des choses de la terre. La vie elle-même
peut se résoudre en trois mots : Erat, est, fuit .
- Cela veut dire au fond ? demanda d'Artagnan, qui
commençait à se douter de la
vérité.
- Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe :
soixante louis, un cheval qui, à la manière dont
il file, peut faire au trot cinq lieues à l'heure. "
D'Artagnan et Athos éclatèrent de rire.
" Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous
prie : nécessité n'a pas de loi ; d'ailleurs je
suis le premier puni, puisque cet infâme maquignon m'a
volé cinquante louis au moins. Ah ! vous êtes bons
ménagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos
laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et
à petites journées. "
Au même instant un fourgon, qui depuis quelques instants
pointait sur la route d'Amiens, s'arrêta, et l'on vit sortir
Grimaud et Planchet leurs selles sur la tête. Le fourgon
retournait à vide vers Paris, et les deux laquais
s'étaient engagés, moyennant leur transport,
à désaltérer le voiturier tout le long
de la route.
" Qu'est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien
que les selles ?
- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservé le
harnais, par instinct. Holà, Bazin ! portez mon harnais neuf
auprès de celui de ces Messieurs.
- Et qu'avez-vous fait de vos curés ? demanda d'Artagnan.
- Mon cher, je les ai invités à dîner
le lendemain, dit Aramis : il y a ici du vin exquis, cela soit dit en
passant ; je les ai grisés de mon mieux ; alors le
curé m'a défendu de quitter la casaque, et le
jésuite m'a prié de le faire recevoir
mousquetaire.
- Sans thèse ! cria d'Artagnan, sans thèse ! je
demande la suppression de la thèse, moi !
- Depuis lors, continua Aramis, je vis agréablement. J'ai
commencé un poème en vers d'une syllabe ; c'est
assez difficile, mais le mérite en toutes choses est dans la
difficulté. La matière est galante, je vous lirai
le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.
- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui détestait
presque autant les vers que le latin, ajoutez au mérite de
la difficulté celui de la brièveté, et
vous êtes sûr au moins que votre poème
aura deux mérites.
- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnêtes,
vous verrez. Ah çà !, mes amis, nous retournons
donc à Paris ? Bravo, je suis prêt ; nous allons
donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez pas qu'il me
manquait, ce grand niais-là ? Ce n'est pas lui qui aurait
vendu son cheval, fût-ce contre un royaume. Je voudrais
déjà le voir sur sa bête et sur sa
selle. Il aura, j'en suis sûr, l'air du Grand Mogol. "
On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis
solda son compte, plaça Bazin dans le fourgon avec ses
camarades, et l'on se mit en route pour aller retrouver Porthos.
On le trouva debout, moins pâle que ne l'avait vu d'Artagnan
à sa première visite, et assis à une
table où, quoiqu'il fût seul, figurait un
dîner de quatre personnes ; ce dîner se composait
de viandes galamment troussées, de vins choisis et de fruits
superbes.
" Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez à
merveille, Messieurs, j'en étais justement au potage, et
vous allez dîner avec moi.
- Oh ! oh ! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilà un fricandeau
piqué et un filet de boeuf...
- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme ces
diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?
- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre
échauffourée de la rue Férou je
reçus un coup d'épée qui, au bout de
quinze ou dix-huit jours, m'avait produit exactement le même
effet.
- Mais ce dîner n'était pas pour vous seul, mon
cher Porthos ? dit Aramis.
- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes du voisinage
qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change. Holà !
Mousqueton, des sièges, et que l'on double les bouteilles !
- Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout de dix
minutes.
- Pardieu ! répondit d'Artagnan, moi je mange du veau
piqué aux cardons et à la moelle.
- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
- Vous vous trompez tous, Messieurs, répondit Athos, vous
mangez du cheval.
- Allons donc ! dit d'Artagnan.
- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de
dégoût.
Porthos seul ne répondit pas.
" Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ?
Peut-être même les caparaçons avec !
- Non, Messieurs, j'ai gardé le harnais, dit Porthos.
- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que nous nous
sommes donné le mot.
- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte à
mes visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier !
- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas ? reprit
d'Artagnan.
- Toujours, répondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de
la province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui
à dîner, m'a paru le désirer si fort
que je le lui ai donné.
- Donné ! s'écria d'Artagnan.
- Oh ! mon Dieu ! oui, donné ! c'est le mot, dit Porthos ;
car il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu
me le payer que quatre-vingts.
- Sans la selle ? dit Aramis.
- Oui, sans la selle.
- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui
a fait le meilleur marché de nous tous. "
Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ;
mais on lui expliqua bientôt la raison de cette
hilarité, qu'il partagea bruyamment selon sa coutume.
" De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan.
- Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j'ai trouvé le vin
d'Espagne d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de
bouteilles dans le fourgon des laquais : ce qui m'a fort
désargenté.
- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donné
jusqu'à mon dernier sou à l'église de
Montdidier et aux jésuites d'Amiens ; que j'avais pris en
outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des messes
commandées pour moi et pour vous, Messieurs, que l'on dira,
Messieurs, et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions
à merveille.
- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a rien
coûté ? sans compter la blessure de Mousqueton,
pour laquelle j'ai été obligé de faire
venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m'a fait payer ses
visites double, sous prétexte que cet imbécile de
Mousqueton avait été se faire donner une balle
dans un endroit qu'on ne montre ordinairement qu'aux apothicaires ;
aussi je lui ai bien recommandé de ne plus se faire blesser
là.
- Allons, allons, dit Athos, en échangeant un sourire avec
d'Artagnan et Aramis, je vois que vous vous êtes conduit
grandement à l'égard du pauvre garçon
: c'est d'un bon maître.
- Bref, continua Porthos, ma dépense payée, il
me restera bien une trentaine d'écus.
- Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
- Allons, allons, dit Athos, il paraît que nous sommes les
Crésus de la société. Combien vous
reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ?
- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donné
cinquante.
- Vous croyez ?
- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle.
- Puis, j'en ai payé six à l'hôte.
- Quel animal que cet hôte ! pourquoi lui avez-vous
donné six pistoles ?
- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?
- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche,
moi...
- Vous, rien.
- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter
à la masse.
- Maintenant, calculons combien nous possédons en tout :
Porthos ?
- Trente écus.
- Aramis ?
- Dix pistoles.
- Et vous, d'Artagnan ?
- Vingt-cinq.
- Cela fait en tout ? dit Athos.
- Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d'Artagnan, qui comptait
comme Archimède.
- Arrivés à Paris, nous en aurons bien encore
quatre cents, dit Porthos, plus les harnais.
- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis.
- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de
maître que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents
livres, on en fera un demi pour un des démontés,
puis nous donnerons les grattures de nos poches à
d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le premier
tripot venu, voilà.
- Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit. "
Les quatre amis, plus tranquilles désormais sur leur avenir,
firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnés
à MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud.
En arrivant à Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de
Tréville qui le prévenait que, sur sa demande, le
roi venait de lui accorder la faveur d'entrer dans les mousquetaires.
Comme c'était tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde,
à part bien entendu le désir de retrouver Mme
Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu'il venait de
quitter il y avait une demi- heure, et qu'il trouva fort tristes et
fort préoccupés. Ils étaient
réunis en conseil chez Athos : ce qui indiquait toujours des
circonstances d'une certaine gravité.
M. de Tréville venait de les faire prévenir que
l'intention bien arrêtée de Sa Majesté
étant d'ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent
à préparer incontinent leurs
équipages.
Les quatre philosophes se regardèrent tout ébahis
: M. de Tréville ne plaisantait pas sous le rapport de la
discipline.
" Et à combien estimez-vous ces équipages ? dit
d'Artagnan.
- Oh ! il n'y a pas à dire, reprit Aramis, nous venons de
faire nos comptes avec une lésinerie de Spartiates, et il
nous faut à chacun quinze cents livres.
- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.
- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun, il
est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... "
Ce mot de procureur réveilla Porthos.
" Tiens, j'ai une idée ! dit-il.
- C'est déjà quelque chose : moi, je n'en ai pas
même l'ombre, fit froidement Athos, mais quant à
d'Artagnan, Messieurs, le bonheur d'être désormais
des nôtres l'a rendu fou ; mille livres ! je
déclare que pour moi seul il m'en faut deux mille.
- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille
livres qu'il nous faut pour nos équipages, sur lesquels
équipages, il est vrai, nous avons
déjà les selles.
- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M.
de Tréville eût fermé la porte, plus ce
beau diamant qui brille au doigt de notre ami. Que diable ! d'Artagnan
est trop bon camarade pour laisser des frères dans
l'embarras, quand il porte à son médius la
rançon d'un roi. "
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Chapitre XXIX.
LA CHASSE A L'EQUIPEMENT.
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Le plus préoccupé des quatre amis
était bien certainement d'Artagnan, quoique d'Artagnan, en
sa qualité de garde, fût bien plus facile
à équiper que Messieurs les mousquetaires, qui
étaient des seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne
était, comme on a pu le voir, d'un caractère
prévoyant et presque avare, et avec cela (expliquez les
contraires) glorieux presque à rendre des points
à Porthos. A cette préoccupation de sa
vanité, d'Artagnan joignait en ce moment une
inquiétude moins égoïste. Quelques
informations qu'il eût pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne
lui en était venu aucune nouvelle. M. de Tréville
en avait parlé à la reine ; la reine ignorait
où était la jeune mercière et avait
promis de la faire chercher.
Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait
guère d'Artagnan.
Athos ne sortait pas de sa chambre ; il était
résolu à ne pas risquer une enjambée
pour s'équiper.
" Il nous reste quinze jours, disait-il à ses amis ; eh
bien, si au bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvé, ou
plutôt si rien n'est venu me trouver, comme je suis trop bon
catholique pour me casser la tête d'un coup de pistolet, je
chercherai une bonne querelle à quatre gardes de Son
Eminence ou à huit Anglais, et je me battrai
jusqu'à ce qu'il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la
quantité, ne peut manquer de m'arriver. On dira alors que je
suis mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service sans avoir
eu besoin de m'équiper. "
Porthos continuait à se promener, les mains
derrière le dos, en hochant la tête de haut en bas
et disant :
" Je poursuivrai mon idée. "
Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.
On peut voir par ces détails désastreux que la
désolation régnait dans la communauté.
Les laquais, de leur côté, comme les coursiers
d'Hippolyte, partageaient la triste peine de leurs maîtres.
Mousqueton faisait des provisions de croûtes ; Bazin, qui
avait toujours donné dans la dévotion, ne
quittait plus les églises ; Planchet regardait voler les
mouches ; et Grimaud, que la détresse
générale ne pouvait déterminer
à rompre le silence imposé par son
maître, poussait des soupirs à attendrir des
pierres.
Les trois amis - car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait
juré de ne pas faire un pas pour s'équiper - les
trois amis sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils
erraient par les rues, regardant sur chaque pavé pour savoir
si les personnes qui y étaient passées avant eux
n'y avaient pas laissé quelque bourse. On eût dit
qu'ils suivaient des pistes, tant ils étaient attentifs
partout où ils allaient. Quand ils se rencontraient, ils
avaient des regards désolés qui voulaient dire :
As-tu trouvé quelque chose ?
Cependant, comme Porthos avait trouvé le premier son
idée, et comme il l'avait poursuivie avec persistance, il
fut le premier à agir. C'était un homme
d'exécution que ce digne Porthos. D'Artagnan
l'aperçut un jour qu'il s'acheminait vers
l'église Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il entra
au lieu saint après avoir relevé sa moustache et
allongé sa royale, ce qui annonçait toujours de
sa part les intentions les plus conquérantes. Comme
d'Artagnan prenait quelques précautions pour se dissimuler,
Porthos crut n'avoir pas été vu. D'Artagnan entra
derrière lui. Porthos alla s'adosser au
côté d'un pilier ; d'Artagnan, toujours
inaperçu, s'appuya de l'autre.
Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'église
était fort peuplée. Porthos profita de la
circonstance pour lorgner les femmes : grâce aux bons soins
de Mousqueton, l'extérieur était loin d'annoncer
la détresse de l'intérieur ; son feutre
était bien un peu râpé, sa plume
était bien un peu déteinte, ses broderies
étaient bien un peu ternies, ses dentelles
étaient bien éraillées ; mais dans la
demi-teinte toutes ces bagatelles disparaissaient, et Porthos
était toujours le beau Porthos.
D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproché du pilier
où Porthos et lui étaient adossés, une
espèce de beauté mûre, un peu jaune, un
peu sèche, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires.
Les yeux de Porthos s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis
papillonnaient au loin dans la nef.
De son côté, la dame, qui de temps en temps
rougissait, lançait avec la rapidité de
l'éclair un coup d'oeil sur le volage Porthos, et
aussitôt les yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il
était clair que c'était un manège qui
piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les
lèvres jusqu'au sang, se grattait le bout du nez, et se
démenait désespérément sur
son siège.
Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une
seconde fois sa royale, et se mit à faire des signaux
à une belle dame qui était près du
choeur, et qui non seulement était une belle dame, mais
encore une grande dame sans doute, car elle avait derrière
elle un négrillon qui avait apporté le coussin
sur lequel elle était agenouillée, et une
suivante qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait
le livre où elle lisait sa messe.
La dame aux coiffes noires suivit à travers tous ses
détours le regard de Porthos, et reconnut qu'il
s'arrêtait sur la dame au coussin de velours, au
négrillon et à la suivante.
Pendant ce temps, Porthos jouait serré :
c'étaient des clignements d'yeux, des doigts
posés sur les lèvres, de petits sourires
assassins qui réellement assassinaient la belle
dédaignée.
Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et en
se frappant la poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le
monde, même la dame au coussin rouge, se retourna de son
côté ; Porthos tint bon : pourtant il avait bien
compris, mais il fit le sourd.
La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle était
fort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale
véritablement à craindre ; un grand effet sur
Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un
grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et
de Douvres, que son persécuteur, l'homme à la
cicatrice, avait saluée du nom de Milady.
D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de
suivre le manège de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut
deviner que la dame aux coiffes noires était la procureuse
de la rue aux Ours, d'autant mieux que l'église Saint-Leu
n'était pas très éloignée
de ladite rue.
Il devina alors par induction que Porthos cherchait à
prendre sa revanche de sa défaite de Chantilly, alors que la
procureuse s'était montrée si
récalcitrante à l'endroit de la bourse.
Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas une
figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce
n'étaient que chimères et illusions ; mais pour
un amour réel, pour une jalousie véritable, y
a-t-il d'autre réalité que les illusions et les
chimères ?
Le sermon finit : la procureuse s'avança vers le
bénitier ; Porthos l'y devança, et, au lieu d'un
doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit, croyant que
c'était pour elle que Porthos se mettait en frais : mais
elle fut promptement et cruellement détrompée :
lorsqu'elle ne fut plus qu'à trois pas de lui, il
détourna la tête, fixant invariablement les yeux
sur la dame au coussin rouge, qui s'était levée
et qui s'approchait suivie de son négrillon et de sa fille
de chambre.
Lorsque la dame au coussin rouge fut près de Porthos,
Porthos tira sa main toute ruisselante du bénitier ; la
belle dévote toucha de sa main effilée la grosse
main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et sortit de
l'église.
C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et
Porthos fussent en galanterie. Si elle eût
été une grande dame, elle se serait
évanouie ; mais comme elle n'était qu'une
procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire avec une fureur
concentrée :
" Eh ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas à moi,
d'eau bénite ? "
Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme
qui se réveillerait après un somme de cent ans.
" Ma... Madame ! s'écria-t-il, est-ce bien vous ? Comment se
porte votre mari, ce cher Monsieur Coquenard ? Est-il toujours aussi
ladre qu'il était ? Où avais-je donc les yeux,
que je ne vous ai pas même aperçue pendant les
deux heures qu'a duré ce sermon ?
- J'étais à deux pas de vous, Monsieur,
répondit la procureuse ; mais vous ne m'avez pas
aperçue parce que vous n'aviez d'yeux que pour la belle dame
à qui vous venez de donner de l'eau bénite. "
Porthos feignit d'être embarrassé.
" Ah ! dit-il, vous avez remarqué...
- Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.
- Oui, dit négligemment Porthos, c'est une duchesse de mes
amies avec laquelle j'ai grand-peine à me rencontrer
à cause de la jalousie de son mari, et qui m'avait fait
prévenir qu'elle viendrait aujourd'hui, rien que pour me
voir, dans cette chétive église, au fond de ce
quartier perdu.
- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bonté
de m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec
vous !
- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil
à lui- même comme un joueur qui rit de la dupe
qu'il va faire.
Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady ; il jeta un
regard de côté sur Porthos, et vit ce coup d'oeil
triomphant.
" Eh ! eh ! se dit-il à lui-même en raisonnant
dans le sens de la morale étrangement facile de cette
époque galante, en voici un qui pourrait bien être
équipé pour le terme voulu. "
Porthos, cédant à la pression du bras de sa
procure use comme une barque cède au gouvernail, arriva au
cloître Saint-Magloire, passage peu
fréquenté, enfermé d'un tourniquet
à ses deux bouts. On n'y voyait, le jour, que mendiants qui
mangeaient ou enfants qui jouaient.
" Ah ! Monsieur Porthos ! s'écria la procureuse, quand elle
se fut assurée qu'aucune personne
étrangère à la population habituelle
de la localité ne pouvait les voir ni les entendre ; ah !
Monsieur Porthos ! vous êtes un grand vainqueur, à
ce qu'il paraît !
- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ?
- Et les signes de tantôt, et l'eau bénite ? Mais
c'est une princesse pour le moins, que cette dame avec son
négrillon et sa fille de chambre !
- Vous vous trompez ; mon Dieu ! non, répondit Porthos,
c'est tout bonnement une duchesse.
- Et ce coureur qui attendait à la porte, et ce carrosse
avec un cocher à grande livrée qui attendait sur
son siège ? "
Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de son regard
de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au
coussin rouge princesse.
" Ah ! vous êtes l'enfant chéri des belles,
Monsieur Porthos ! reprit en soupirant la procureuse.
- Mais, répondit Porthos, vous comprenez qu'avec un
physique comme celui dont la nature m'a doué, je ne manque
pas de bonnes fortunes.
- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'écria la
procureuse en levant les yeux au ciel.
- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, répondit
Porthos ; car enfin, moi, Madame, je puis dire que j'ai
été votre victime, lorsque blessé,
mourant, je me suis vu abandonné des chirurgiens ; moi, le
rejeton d'une famille illustre, qui m'étais fié
à votre amitié, j'ai manqué mourir de
mes blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et cela sans que vous ayez daigné
répondre une seule fois aux lettres brûlantes que
je vous ai écrites.
- Mais, Monsieur Porthos... , murmura la procureuse, qui sentait
qu'à en juger par la conduite des plus grandes dames de ce
temps-là, elle était dans son tort.
- Moi qui avais sacrifié pour vous la comtesse de
Penaflor...
- Je le sais bien.
- La baronne de...
- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
- La duchesse de...
- Monsieur Porthos, soyez généreux !
- Vous avez raison, Madame, et je n'achèverai pas.
- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de
prêter.
- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la première
lettre que vous m'avez écrite et que je conserve
gravée dans ma mémoire. "
La procureuse poussa un gémissement.
" Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez
à emprunter était un peu bien forte.
- Madame Coquenard, je vous donnais la
préférence. Je n'ai eu qu'à
écrire à la duchesse de... Je ne veux pas dire
son nom, car je ne sais pas ce que c'est que de compromettre une femme
; mais ce que je sais, c'est que je n'ai eu qu'à lui
écrire pour qu'elle m'en envoyât quinze cents. "
La procureuse versa une larme.
" Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez grandement
punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille passe,
vous n'auriez qu'à vous adresser à moi.
- Fi donc, Madame ! dit Porthos comme révolté,
ne parlons pas argent, s'il vous plaît, c'est humiliant.
- Ainsi, vous ne m'aimez plus ! " dit lentement et tristement la
procureuse.
Porthos garda un majestueux silence.
" C'est ainsi que vous me répondez ? Hélas ! je
comprends.
- Songez à l'offense que vous m'avez faite, Madame : elle
est restée là, dit Porthos, en posant la main
à son coeur et en l'y appuyant avec force.
- Je la réparerai ; voyons, mon cher Porthos !
- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec un
mouvement d'épaules plein de bonhomie ; un prêt,
pas autre chose. Après tout, je ne suis pas un homme
déraisonnable. Je sais que vous n'êtes pas riche,
Madame Coquenard, et que votre mari est obligé de sangsurer
les pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres écus.
Oh ! si vous étiez comtesse, marquise ou duchesse, ce serait
autre chose, et vous seriez impardonnable. "
La procureuse fut piquée.
" Apprenez, Monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-être mieux
garni que celui de toutes vos mijaurées ruinées.
- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en
dégageant le bras de la procureuse de dessous le sien ; car
si vous êtes riche, Madame Coquenard, alors votre refus n'a
plus d'excuse.
- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle
s'était laissé entraîner trop loin, il
ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre. Je ne suis pas
précisément riche, je suis à mon aise.
- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en
prie. Vous m'avez méconnu ; toute sympathie est
éteinte entre nous.
- Ingrat que vous êtes !
- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.
- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus.
- Eh ! elle n'est déjà point si
décharnée, que je crois !
- Voyons, Monsieur Porthos, encore une fois, c'est la
dernière : m'aimez-vous encore ?
- Hélas Madame, dit Porthos du ton le plus
mélancolique qu'il put prendre, quand nous allons entrer en
campagne, dans une campagne où mes pressentiments me disent
que je serai tué...
- Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s'écria la
procureuse en éclatant en sanglots.
- Quelque chose me le dit, continua Porthos en
mélancolisant de plus en plus.
- Dites plutôt que vous avez un nouvel amour.
- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche, et
même je sens là, au fond de mon coeur, quelque
chose qui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le savez
ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne s'ouvre ; je vais
être affreusement préoccupé de mon
équipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au
fond de la Bretagne, pour réaliser la somme
nécessaire à mon départ. "
Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
" Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir
à l'église a ses terres près des
miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les voyages, vous le savez,
paraissent beaucoup moins longs quand on les fait à deux.
- Vous n'avez donc point d'amis à Paris, Monsieur Porthos ?
dit la procureuse.
- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air
mélancolique, mais j'ai bien vu que je me trompais.
- Vous en avez, Monsieur Porthos, vous en avez, reprit la procureuse
dans un transport qui la surprit elle-même ; revenez demain
à la maison. Vous êtes le fils de ma tante, mon
cousin par conséquent ; vous venez de Noyon en Picardie,
vous avez plusieurs procès à Paris, et pas de
procureur. Retiendrez-vous bien tout cela ?
- Parfaitement, Madame.
- Venez à l'heure du dîner.
- Fort bien.
- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgré
ses soixante- seize ans.
- Soixante-seize ans ! peste ! le bel âge ! reprit Porthos.
- Le grand âge, vous voulez dire, Monsieur Porthos. Aussi le
pauvre cher homme peut me laisser veuve d'un moment à
l'autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif
à Porthos. Heureusement que, par contrat de mariage, nous
nous sommes tout passé au dernier vivant.
- Tout ? dit Porthos.
- Tout.
- Vous êtes femme de précaution, je le vois, ma
chère Madame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la
main de la procureuse.
- Nous sommes donc réconciliés, cher Monsieur
Porthos ? dit-elle en minaudant.
- Pour la vie, répliqua Porthos sur le même air.
- Au revoir donc, mon traître.
- Au revoir, mon oublieuse.
- A demain, mon ange !
- A demain, flamme de ma vie ! "
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Chapitre XXX.
MILADY.
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D'Artagnan avait suivi Milady sans être aperçu par
elle : il la vit monter dans son carrosse, et il l'entendit donner
à son cocher l'ordre d'aller à Saint-Germain.
Il était inutile d'essayer de suivre à pied une
voiture emportée au trot de deux vigoureux chevaux.
D'Artagnan revint donc rue Férou.
Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui était
arrêté devant la boutique d'un
pâtissier, et qui semblait en extase devant une brioche de la
forme la plus appétissante.
Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les
écuries de M. de Tréville, un pour lui
d'Artagnan, l'autre pour lui Planchet, et de venir le joindre chez
Athos, - M. de Tréville, une fois pour toutes, ayant mis ses
écuries au service de d'Artagnan.
Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue
Férou. Athos était chez lui, vidant tristement
une des bouteilles de ce fameux vin d'Espagne qu'il avait
rapporté de son voyage en Picardie. Il fit signe
à Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud
obéit comme d'habitude.
D'Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui
s'était passé à l'église
entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade
était probablement, à cette heure, en voie de
s'équiper.
" Quant à moi, répondit Athos à tout
ce récit, je suis bien tranquille, ce ne seront pas les
femmes qui feront les frais de mon harnais.
- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous
l'êtes, mon cher Athos, il n'y aurait ni princesses, ni
reines à l'abri de vos traits amoureux.
- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les
épaules.
Et il fit signe à Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
En ce moment, Planchet passa modestement la tête par la porte
entrebâillée, et annonça à
son maître que les deux chevaux étaient
là.
" Quels chevaux ? demanda Athos.
- Deux que M. de Tréville me prête pour la
promenade, et avec lesquels je vais aller faire un tour à
Saint-Germain.
- Et qu'allez-vous faire à Saint-Germain ? " demanda encore
Athos.
Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans
l'église, et comment il avait retrouvé cette
femme qui, avec le seigneur au manteau noir et à la
cicatrice près de la tempe, était sa
préoccupation éternelle.
" C'est-à-dire que vous êtes amoureux de
celle-là, comme vous l'étiez de Mme Bonacieux,
dit Athos en haussant dédaigneusement les
épaules, comme s'il eût pris en pitié
la faiblesse humaine.
- Moi, point du tout ! s'écria d'Artagnan. Je suis
seulement curieux d'éclaircir le mystère auquel
elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me figure que cette femme,
tout inconnue qu'elle m'est et tout inconnu que je lui suis, a une
action sur ma vie.
- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une femme
qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue. Mme
Bonacieux est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve !
- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan ; j'aime ma
pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu où
elle est, fût- elle au bout du monde, je partirais pour la
tirer des mains de ses ennemis ; mais je l'ignore, toutes mes
recherches ont été inutiles. Que voulez-vous, il
faut bien se distraire.
- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan ; je le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
- Ecoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir
enfermé ici comme si vous étiez aux
arrêts, montez à cheval et venez vous promener
avec moi à Saint-Germain.
- Mon cher, répliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en
ai, sinon je vais à pied.
- Eh bien, moi, répondit d'Artagnan en souriant de la
misanthropie d'Athos, qui dans un autre l'eût certainement
blessé, moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je
trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
- Au revoir " , dit le mousquetaire en faisant signe à
Grimaud de déboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de
Saint- Germain.
Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme de Mme
Bonacieux lui revenait à l'esprit. Quoique d'Artagnan ne
fût pas d'un caractère fort sentimental, la jolie
mercière avait fait une impression réelle sur son
coeur : comme il le disait, il était prêt
à aller au bout du monde pour la chercher. Mais le monde a
bien des bouts, par cela même qu'il est rond ; de sorte qu'il
ne savait de quel côté se tourner.
En attendant, il allait tâcher de savoir ce que
c'était que Milady. Milady avait parlé
à l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or,
dans l'esprit de d'Artagnan, c'était l'homme au manteau noir
qui avait enlevé Mme Bonacieux une seconde fois, comme il
l'avait enlevée une première. D'Artagnan ne
mentait donc qu'à moitié, ce qui est bien peu
mentir, quand il disait qu'en se mettant à la recherche de
Milady, il se mettait en même temps à la recherche
de Constance.
Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup
d'éperon à son cheval, d'Artagnan avait fait la
route et était arrivé à Saint-Germain.
Il venait de longer le pavillon où, dix ans plus tard,
devait naître Louis XIV. Il traversait une rue fort
déserte, regardant à droite et à
gauche s'il ne reconnaîtrait pas quelque vestige de sa belle
Anglaise, lorsque au rez-de-chaussée d'une jolie maison qui,
selon l'usage du temps, n'avait aucune fenêtre sur la rue, il
vit apparaître une figure de connaissance. Cette figure se
promenait sur une sorte de terrasse garnie de fleurs. Planchet la
reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant à
d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles
?
- Non, dit d'Artagnan ; et cependant je suis certain que ce n'est
point la première fois que je le vois, ce visage.
- Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin, le
laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien
accommodé il y a un mois, à Calais, sur la route
de la maison de campagne du gouverneur.
- Ah ! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais à cette
heure. Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ?
- Ma foi, Monsieur, il était si fort troublé que
je doute qu'il ait gardé de moi une mémoire bien
nette.
- Eh bien, va donc causer avec ce garçon, dit d'Artagnan,
et informe- toi dans la conversation si son maître est mort.
"
Planchet descendit de cheval, marcha droit à Lubin, qui en
effet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent à
causer dans la meilleure intelligence du monde, tandis que d'Artagnan
poussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour d'une
maison, s'en revenait assister à la conférence
derrière une haie de coudriers.
Au bout d'un instant d'observation derrière la haie, il
entendit le bruit d'une voiture, et il vit s'arrêter en face
de lui le carrosse de Milady. Il n'y avait pas à s'y
tromper. Milady était dedans. D'Artagnan se coucha sur le
cou de son cheval, afin de tout voir sans être vu.
Milady sortit sa charmante tête blonde par la
portière, et donna des ordres à sa femme de
chambre.
Cette dernière, jolie fille de vingt à vingt-deux
ans, alerte et vive, véritable soubrette de grande dame,
sauta en bas du marchepied, sur lequel elle était assise
selon l'usage du temps, et se dirigea vers la terrasse où
d'Artagnan avait aperçu Lubin.
D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la
terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'intérieur avait
appelé Lubin, de sorte que Planchet était
resté seul, regardant de tous côtés par
quel chemin avait disparu d'Artagnan.
La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et
lui tendant un petit billet :
" Pour votre maître, dit-elle.
- Pour mon maître ? reprit Planchet
étonné.
- Oui, et très pressé. Prenez donc vite. "
Là-dessus elle s'enfuit vers le carrosse,
retourné à l'avance du côté
par lequel il était venu ; elle
s'élança sur le marchepied, et le carrosse
repartit.
Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumé
à l'obéissance passive, il sauta à bas
de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au bout de vingt pas
d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui.
" Pour vous, Monsieur, dit Planchet, présentant le billet au
jeune homme.
- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sûr ?
- Pardieu ! si j'en suis sûr ; la soubrette a dit : " Pour
ton maître. " Je n'ai d'autre maître que vous ;
ainsi... Un joli brin de fille, ma foi, que cette soubrette ! "
D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :
" Une personne qui s'intéresse à vous plus
qu'elle ne peut le dire voudrait savoir quel jour vous serez en
état de vous promener dans la forêt. Demain,
à l'hôtel du Champ du Drap d'Or ,
un laquais noir et rouge attendra votre réponse. "
" Oh ! oh ! se dit d'Artagnan, voilà qui est un peu vif. Il
paraît que Milady et moi nous sommes en peine de la
santé de la même personne. Eh bien, Planchet,
comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ?
- Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre coups
d'épée dans le corps, car vous lui en avez, sans
reproche, allongé quatre, à ce cher gentilhomme,
et il est encore bien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme
je l'avais dit à Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a
raconté d'un bout à l'autre notre aventure.
- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, remonte
à cheval et rattrapons le carrosse. "
Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aperçut le
carrosse arrêté sur le revers de la route, un
cavalier richement vêtu se tenait à la
portière.
La conversation entre Milady et le cavalier était tellement
animée, que d'Artagnan s'arrêta de l'autre
côté du carrosse sans que personne autre que la
jolie soubrette s'aperçût de sa
présence.
La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne
comprenait pas ; mais, à l'accent, le jeune homme crut
deviner que la belle Anglaise était fort en
colère ; elle termina par un geste qui ne lui laissa point
de doute sur la nature de cette conversation : c'était un
coup d'éventail appliqué de telle force, que le
petit meuble féminin vola en mille morceaux.
Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut
exaspérer Milady.
D'Artagnan pensa que c'était le moment d'intervenir ; il
s'approcha de l'autre portière, et se découvrant
respectueusement :
" Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me
semble que ce cavalier vous a mise en colère. Dites un mot,
Madame, et je me charge de le punir de son manque de courtoisie. "
Aux premières paroles, Milady s'était
retournée, regardant le jeune homme avec
étonnement, et lorsqu'il eut fini :
" Monsieur, dit-elle en très bon français, ce
serait de grand coeur que je me mettrais sous votre protection si la
personne qui me querelle n'était point mon frère.
- Ah ! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que
j'ignorais cela, Madame.
- De quoi donc se mêle cet étourneau,
s'écria en s'abaissant à la hauteur de la
portière le cavalier que Milady avait
désigné comme son parent, et pourquoi ne
passe-t-il pas son chemin ?
- Etourneau vous-même, dit d'Artagnan en se baissant
à son tour sur le cou de son cheval, et en
répondant de son côté par la
portière ; je ne passe pas mon chemin parce qu'il me
plaît de m'arrêter ici. "
Le cavalier adressa quelques mots en anglais à sa soeur.
" Je vous parle français, moi, dit d'Artagnan ; faites-moi
donc, je vous prie, le plaisir de me répondre dans la
même langue. Vous êtes le frère de
Madame, soit, mais vous n'êtes pas le mien, heureusement. "
On eût pu croire que Milady, craintive comme l'est
ordinairement une femme, allait s'interposer dans ce commencement de
provocation, afin d'empêcher que la querelle
n'allât plus loin ; mais, tout au contraire, elle se rejeta
au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher :
" Touche à l'hôtel ! "
La jolie soubrette jeta un regard d'inquiétude sur
d'Artagnan, dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur
elle.
Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de l'autre,
aucun obstacle matériel ne les séparant plus.
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan,
dont la colère déjà bouillante
s'était encore augmentée en reconnaissant en lui
l'Anglais qui, à Amiens, lui avait gagné son
cheval et avait failli gagner à Athos son diamant, sauta
à la bride et l'arrêta.
" Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus
étourneau que moi, car vous me faites l'effet d'oublier
qu'il y a entre nous une petite querelle engagée.
- Ah ! ah ! dit l'Anglais, c'est vous, mon maître. Il faut
donc toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?
- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche à prendre.
Nous verrons, mon cher Monsieur, si vous maniez aussi adroitement la
rapière que le cornet.
- Vous voyez bien que je n'ai pas d'épée, dit
l'Anglais ; voulez-vous faire le brave contre un homme sans armes ?
- J'espère bien que vous en avez chez vous,
répondit d'Artagnan. En tout cas, j'en ai deux, et si vous
le voulez, je vous en jouerai une.
- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes
d'ustensiles.
- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan, choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
- Où cela, s'il vous plaît ?
- Derrière le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour
les promenades dans le genre de celle que je vous propose.
- C'est bien, on y sera.
- Votre heure ?
- Six heures.
- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?
- Mais j'en ai trois qui seront fort honorés de jouer la
même partie que moi.
- Trois ? à merveille ! comme cela se rencontre ! dit
d'Artagnan, c'est juste mon compte.
- Maintenant, qui êtes-vous ? demanda l'Anglais.
- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous ?
- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan,
quoique vous ayez des noms bien difficiles à retenir. "
Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de
Paris.
Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion, d'Artagnan
descendit droit chez Athos.
Il trouva Athos couché sur un grand canapé,
où il attendait, comme il l'avait dit, que son
équipement le vînt trouver.
Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer, moins la
lettre de M. de Wardes.
Athos fut enchanté lorsqu'il sut qu'il allait se battre
contre un Anglais. Nous avons dit que c'était son
rêve.
On envoya chercher à l'instant même Porthos et
Aramis par les laquais, et on les mit au courant de la situation.
Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit
à espadonner contre le mur en se reculant de temps en temps
et en faisant des pliés comme un danseur. Aramis, qui
travaillait toujours à son poème, s'enferma dans
le cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dérangeât
plus qu'au moment de dégainer.
Athos demanda par signe à Grimaud une bouteille.
Quant à d'Artagnan, il arrangea en lui-même un
petit plan dont nous verrons plus tard l'exécution, et qui
lui promettait quelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux
sourires qui, de temps en temps, passaient sur son visage dont ils
éclairaient la rêverie.
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Chapitre XXXI.
ANGLAIS ET FRANCAIS.
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L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais,
derrière le Luxembourg, dans un enclos abandonné
aux chèvres. Athos donna une pièce de monnaie au
chevrier pour qu'il s'écartât. Les laquais furent
chargés de faire sentinelle.
Bientôt une troupe silencieuse s'approcha du même
enclos, y pénétra et joignit les mousquetaires ;
puis, selon les habitudes d'outre-mer, les présentations
eurent lieu.
Les Anglais étaient tous gens de la plus haute
qualité, les noms bizarres de leurs adversaires furent donc
pour eux un sujet non seulement de surprise, mais encore
d'inquiétude.
" Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent
été nommés, nous ne savons pas qui
vous êtes, et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils
; ce sont des noms de bergers, cela.
- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux noms,
dit Athos.
- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand désir de
connaître les noms véritables, répondit
l'Anglais.
- Vous avez bien joué contre nous sans les
connaître, dit Athos, à telles enseignes que vous
nous avez gagné nos deux chevaux ?
- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette fois
nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on ne se bat
qu'avec ses égaux.
- C'est juste " , dit Athos. Et il prit à
l'écart celui des quatre Anglais avec lequel il devait se
battre, et lui dit son nom tout bas.
Porthos et Aramis en firent autant de leur côté.
" Cela vous suffit-il, dit Athos à son adversaire, et me
trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la grâce de
croiser l'épée avec moi ?
- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit
froidement Athos.
- Laquelle ? demanda l'Anglais.
- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me
fisse connaître.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour
désirer qu'on ne sache pas que je vis, et que je vais
être obligé de vous tuer, pour que mon secret ne
coure pas les champs. "
L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos
ne plaisantait pas le moins du monde.
" Messieurs, dit-il en s'adressant à la fois à
ses compagnons et à leurs adversaires, y sommes-nous ?
- Oui, répondirent tout d'une voix Anglais et
Français.
- Alors, en garde " , dit Athos.
Et aussitôt huit épées
brillèrent aux rayons du soleil couchant, et le combat
commença avec un acharnement bien naturel entre gens deux
fois ennemis.
Athos s'escrimait avec autant de calme et de méthode que
s'il eût été dans une salle d'armes.
Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande confiance par
son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de
prudence.
Aramis, qui avait le troisième chant de son poème
à finir, se dépêchait en homme
très pressé.
Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait
porté qu'un coup, mais, comme il l'en avait
prévenu, le coup avait été mortel.
L'épée lui traversa le coeur.
Porthos, le second, étendit le sien sur l'herbe : il lui
avait percé la cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire
plus longue résistance, lui avait rendu son
épée, Porthos le prit dans ses bras et le porta
dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'après avoir
rompu une cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite
à toutes jambes et disparut aux huées des
laquais.
Quant à d'Artagnan, il avait joué purement et
simplement un jeu défensif ; puis, lorsqu'il avait vu son
adversaire bien fatigué, il lui avait, d'une vigoureuse
flanconade, fait sauter son épée. Le baron, se
voyant désarmé, fit deux ou trois pas en
arrière ; mais, dans ce mouvement, son pied glissa, et il
tomba à la renverse.
D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant
l'épée à la gorge :
" Je pourrais vous tuer, Monsieur, dit-il à l'Anglais, et
vous êtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie
pour l'amour de votre soeur. "
D'Artagnan était au comble de la joie ; il venait de
réaliser le plan qu'il avait arrêté
d'avance, et dont le développement avait fait
éclore sur son visage les sourires dont nous avons
parlé.
L'Anglais, enchanté d'avoir affaire à un
gentilhomme d'aussi bonne composition, serra d'Artagnan entre ses bras,
fit mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l'adversaire de
Porthos était déjà installé
dans la voiture et que celui d'Aramis avait pris la poudre
d'escampette, on ne songea plus qu'au défunt.
Comme Porthos et Aramis le déshabillaient dans
l'espérance que sa blessure n'était pas mortelle,
une grosse bourse s'échappa de sa ceinture. D'Artagnan la
ramassa et la tendit à Lord de Winter.
" Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais.
- Vous la rendrez à sa famille, dit d'Artagnan.
- Sa famille se soucie bien de cette misère : elle
hérite de quinze mille louis de rente : gardez cette bourse
pour vos laquais. "
D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
" Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je
l'espère, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter,
dès ce soir, si vous le voulez bien, je vous
présenterai à ma soeur, Lady Clarick ; car je
veux qu'elle vous prenne à son tour dans ses bonnes
grâces, et, comme elle n'est point tout à fait mal
en cour, peut-être dans l'avenir un mot dit par elle ne vous
serait-il point inutile. "
D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
Pendant ce temps, Athos s'était approché de
d'Artagnan.
" Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas
à l'oreille.
- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
- A moi ? et pourquoi cela ?
- Dame, vous l'avez tué : ce sont les dépouilles
opimes.
- Moi, héritier d'un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me
prenez-vous ?
- C'est l'habitude à la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi
ne serait-ce pas l'habitude dans un duel ?
- Même sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais
fait cela. "
Porthos leva les épaules. Aramis, d'un mouvement de
lèvres, approuva Athos.
" Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord de
Winter nous a dit de le faire.
- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non à nos laquais,
mais aux laquais anglais. "
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :
" Pour vous et vos camarades. "
Cette grandeur de manières dans un homme
entièrement dénué frappa Porthos
lui-même, et cette
générosité française,
redite par Lord de Winter et son ami, eut partout un grand
succès, excepté auprès de MM. Grimaud,
Mousqueton, Planchet et Bazin.
Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur
; elle demeurait place Royale, qui était alors le quartier
à la mode, au numéro 6. D'ailleurs, il
s'engageait à le venir prendre pour le présenter.
D'Artagnan lui donna rendez-vous à huit heures, chez Athos.
Cette présentation à Milady occupait fort la
tête de notre Gascon. Il se rappelait de quelle
façon étrange cette femme avait
été mêlée
jusque-là dans sa destinée. Selon sa conviction,
c'était quelque créature du cardinal, et
cependant il se sentait invinciblement entraîné
vers elle, par un de ces sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa
seule crainte était que Milady ne reconnût en lui
l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il
était des amis de M. de Tréville, et par
conséquent qu'il appartenait corps et âme au roi,
ce qui, dès lors, lui ferait perdre une partie de ses
avantages, puisque, connu de Milady comme il la connaissait, il
jouerait avec elle à jeu égal. Quant à
ce commencement d'intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre
présomptueux ne s'en préoccupait que
médiocrement, bien que le marquis fût jeune, beau,
riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n'est pas pour rien
que l'on a vingt ans, et surtout que l'on est né
à Tarbes.
D'Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette
flamboyante ; puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son habitude,
lui raconta tout. Athos écouta ses projets ; puis il secoua
la tête, et lui recommanda la prudence avec une sorte
d'amertume.
" Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilà que vous courez
déjà après une autre ! "
D'Artagnan sentit la vérité de ce reproche.
" J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady avec
la tête, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, je
cherche surtout à m'éclairer sur le
rôle qu'elle joue à la cour.
- Le rôle qu'elle joue, pardieu ! il n'est pas difficile
à deviner d'après tout ce que vous m'avez dit.
C'est quelque émissaire du cardinal : une femme qui vous
attirera dans un piège, où vous laisserez votre
tête tout bonnement.
- Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me
semble.
- Mon cher, je me défie des femmes ; que voulez-vous ! je
suis payé pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady
est blonde, m'avez- vous dit ?
- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
- Ecoutez, je veux m'éclairer ; puis, quand je saurai ce
que je désire savoir, je m'éloignerai.
- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos.
Lord de Winter arriva à l'heure dite, mais Athos,
prévenu à temps, passa dans la seconde
pièce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il
était près de huit heures, il emmena le jeune
homme.
Un élégant carrosse attendait en bas, et comme il
était attelé de deux excellents chevaux, en un
instant on fut place Royale.
Milady Clarick reçut gracieusement d'Artagnan. Son
hôtel était d'une somptuosité
remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais, chassés
par la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la
quitter, Milady venait de faire faire chez elle de nouvelles
dépenses : ce qui prouvait que la mesure
générale qui renvoyait les Anglais ne la
regardait pas.
" Vous voyez, dit Lord de Winter en présentant d'Artagnan
à sa soeur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses
mains, et qui n'a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous
fussions deux fois ennemis, puisque c'est moi qui l'ai
insulté, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, Madame,
si vous avez quelque amitié pour moi. "
Milady fronça légèrement le sourcil ;
un nuage à peine visible passa sur son front, et un sourire
tellement étrange apparut sur ses lèvres, que le
jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
Le frère ne vit rien ; il s'était
retourné pour jouer avec le singe favori de Milady, qui
l'avait tiré par son pourpoint.
" Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur
singulière contrastait avec les symptômes de
mauvaise humeur que venait de remarquer d'Artagnan, vous avez acquis
aujourd'hui des droits éternels à ma
reconnaissance. "
L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un
détail. Milady l'écouta avec la plus grande
attention ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu'elle
fît pour cacher ses impressions, que ce récit ne
lui était point agréable. Le sang lui montait
à la tête, et son petit pied s'agitait
impatiemment sous sa robe.
Lord de Winter ne s'aperçut de rien. Puis, lorsqu'il eut
fini, il s'approcha d'une table où étaient servis
sur un plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit
deux verres et d'un signe invita d'Artagnan à boire.
D'Artagnan savait que c'était fort désobliger un
Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la
table, et prit le second verre. Cependant il n'avait point perdu de vue
Milady, et dans la glace il s'aperçut du changement qui
venait de s'opérer sur son visage. Maintenant qu'elle
croyait n'être plus regardée, un sentiment qui
ressemblait à de la férocité animait
sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à belles dents.
Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait
déjà remarquée, entra alors ; elle dit
en anglais quelques mots à Lord de Winter, qui demanda
aussitôt à d'Artagnan la permission de se retirer,
s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa
soeur d'obtenir son pardon.
D'Artagnan échangea une poignée de main avec Lord
de Winter et revint près de Milady. Le visage de cette
femme, avec une mobilité surprenante, avait repris son
expression gracieuse, seulement quelques petites taches rouges
disséminées sur son mouchoir indiquaient qu'elle
s'était mordu les lèvres jusqu'au sang.
Ses lèvres étaient magnifiques, on eût
dit du corail.
La conversation prit une tournure enjouée. Milady paraissait
s'être entièrement remise. Elle raconta que Lord
de Winter n'était que son beau-frère et non son
frère : elle avait épousé un cadet de
famille qui l'avait laissée veuve avec un enfant. Cet enfant
était le seul héritier de Lord de Winter, si Lord
de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait voir à
d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne
distinguait pas encore sous ce voile.
Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan
était convaincu que Milady était sa compatriote :
elle parlait le français avec une pureté et une
élégance qui ne laissaient aucun doute
à cet égard.
D'Artagnan se répandit en propos galants et en protestations
de dévouement. A toutes les fadaises qui
échappèrent à notre Gascon, Milady
sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan
prit congé de Milady et sortit du salon le plus heureux des
hommes.
Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le
frôla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux
yeux, lui demanda pardon de l'avoir touché, d'une voix si
douce, que le pardon lui fut accordé à l'instant
même.
D'Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux que
la veille. Lord de Winter n'y était point, et ce fut Milady
qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle
parut prendre un grand intérêt à lui,
lui demanda d'où il était, quels
étaient ses amis, et s'il n'avait pas pensé
quelquefois à s'attacher au service de M. le cardinal.
D'Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour
un garçon de vingt ans, se souvint alors de ses
soupçons sur Milady ; il lui fit un grand éloge
de Son Eminence, lui dit qu'il n'eût point manqué
d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes
du roi, s'il eût connu par exemple M. de Cavois au lieu de
connaître M. de Tréville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda
à d'Artagnan de la façon la plus
négligée du monde s'il n'avait jamais
été en Angleterre.
D'Artagnan répondit qu'il y avait été
envoyé par M. de Tréville pour traiter d'une
remonte de chevaux, et qu'il en avait même ramené
quatre comme échantillon.
Milady, dans le cours de la conversation, se pinça deux ou
trois fois les lèvres : elle avait affaire à un
Gascon qui jouait serré.
A la même heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le
corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c'était le nom
de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de
mystérieuse bienveillance à laquelle il n'y avait
point à se tromper. Mais d'Artagnan était si
préoccupé de la maîtresse, qu'il ne
remarquait absolument que ce qui venait d'elle.
D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit
sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention
à cette persistance de la pauvre Ketty.
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Chapitre XXXII.
UN DINER DE PROCUREUR.
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Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un
rôle si brillant ne lui avait pas fait oublier le
dîner auquel l'avait invité la femme du procureur.
Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un
homme qui est en double bonne fortune.
Son coeur battait, mais ce n'était pas, comme celui de
d'Artagnan, d'un jeune et impatient amour. Non, un
intérêt plus matériel lui fouettait le
sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystérieux, gravir
cet escalier inconnu qu'avaient monté un à un,
les vieux écus de maître Coquenard.
Il allait voir en réalité certain bahut dont
vingt fois il avait vu l'image dans ses rêves ; bahut de
forme longue et profonde, cadenassé, verrouillé,
scellé au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu
parler, et que les mains un peu sèches, il est vrai, mais
non pas sans élégance de la procureuse, allaient
ouvrir à ses regards admirateurs.
Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme
sans famille, le soldat habitué aux auberges, aux cabarets,
aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour la plupart
du temps de s'en tenir aux lippées de rencontre, il allait
tâter des repas de ménage, savourer un
intérieur confortable, et se laisser faire à ces
petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les
vieux soudards.
Venir en qualité de cousin s'asseoir tous les jours
à une bonne table, dérider le front jaune et
plissé du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes
clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet
dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par
manière d'honoraires, pour la leçon qu'il leur
donnerait en une heure, leurs économies d'un mois, tout cela
souriait énormément à Porthos.
Le mousquetaire se retraçait bien, de-ci, de-là,
les mauvais propos qui couraient dès ce temps-là
sur les procureurs et qui leur ont survécu : la
lésine, la rognure, les jours de jeûne, mais
comme, après tout, sauf quelques accès
d'économie que Porthos avait toujours trouvés
fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libérale,
pour une procureuse, bien entendu, il espéra rencontrer une
maison montée sur un pied flatteur.
Cependant, à la porte, le mousquetaire eut quelques doutes,
l'abord n'était point fait pour engager les gens :
allée puante et noire, escalier mal
éclairé par des barreaux au travers desquels
filtrait le jour gris d'une cour voisine ; au premier une porte basse
et ferrée d'énormes clous comme la porte
principale du Grand Châtelet.
Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pâle et enfoui sous
une forêt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air
d'un homme forcé de respecter à la fois dans un
autre la haute taille qui indique la force, l'habit militaire qui
indique l'état, et la mine vermeille qui indique l'habitude
de bien vivre.
Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plus
grand derrière le second, saute-ruisseau de douze ans
derrière le troisième.
En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps,
annonçait une étude des plus
achalandées.
Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu'à une
heure, depuis midi la procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur
le coeur et peut-être aussi sur l'estomac de son adorateur
pour lui faire devancer l'heure.
Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en
même temps que son convive arrivait par la porte de
l'escalier, et l'apparition de la digne dame le tira d'un grand
embarras. Les clercs avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop
que dire à cette gamme ascendante et descendante, demeurait
la langue muette.
" C'est mon cousin, s'écria la procureuse ; entrez donc,
entrez donc, Monsieur Porthos. "
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent
à rire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages
rentrèrent dans leur gravité.
On arriva dans le cabinet du procureur après avoir
traversé l'antichambre où étaient les
clercs, et l'étude où ils auraient dû
être : cette dernière chambre était une
sorte de salle noire et meublée de paperasses. En sortant de
l'étude on laissa la cuisine à droite, et l'on
entra dans la salle de réception.
Toutes ces pièces qui se commandaient
n'inspirèrent point à Porthos de bonnes
idées. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes
ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jeté un
regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s'avouait
à lui-même, à la honte de la procureuse
et à son grand regret, à lui, qu'il n'y avait pas
vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d'un bon repas,
règnent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute été
prévenu de cette visite, car il ne témoigna
aucune surprise à la vue de Porthos, qui s'avança
jusqu'à lui d'un air assez dégagé et
le salua courtoisement.
" Nous sommes cousins, à ce qu'il paraît, Monsieur
Porthos ? " dit le procureur en se soulevant à la force des
bras sur son fauteuil de canne.
Le vieillard, enveloppé dans un grand pourpoint noir
où se perdait son corps fluet, était vert et sec
; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et
semblaient, avec sa bouche grimaçante, la seule partie de
son visage où la vie fût demeurée.
Malheureusement les jambes commençaient à refuser
le service à toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou
six mois que cet affaiblissement s'était fait sentir, le
digne procureur était à peu près
devenu l'esclave de sa femme.
Le cousin fut accepté avec résignation,
voilà tout. Maître Coquenard ingambe eût
décliné toute parenté avec M. Porthos.
" Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se
déconcerter Porthos, qui, d'ailleurs, n'avait jamais
compté être reçu par le mari avec
enthousiasme.
- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une
naïveté dont il rit dans sa grosse moustache. Mme
Coquenard, qui savait que le procureur naïf était
une variété fort rare dans l'espèce,
sourit un peu et rougit beaucoup.
Maître Coquenard avait, dès l'arrivée
de Porthos, jeté les yeux avec inquiétude sur une
grande armoire placée en face de son bureau de
chêne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne
répondît point par la forme à celle
qu'il avait vue dans ses songes, devait être le bienheureux
bahut, et il s'applaudit de ce que la réalité
avait six pieds de plus en hauteur que le rêve.
Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations
généalogiques, mais en ramenant son regard
inquiet de l'armoire sur Porthos, il se contenta de dire :
" Monsieur notre cousin, avant son départ pour la campagne,
nous fera bien la grâce de dîner une fois avec
nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard ! "
Cette fois, Porthos reçut le coup en plein estomac et le
sentit ; il paraît que de son côté Mme
Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car elle ajouta :
" Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps à passer
à Paris, et par conséquent à nous
voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants
dont il peut disposer jusqu'à son départ.
- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! où
êtes-vous ? " murmura Coquenard. Et il essaya de sourire.
Ce secours qui était arrivé à Porthos
au moment où il était attaqué dans ses
espérances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup
de reconnaissance pour sa procureuse.
Bientôt l'heure du dîner arriva. On passa dans la
salle à manger, grande pièce noire qui
était située en face de la cuisine.
Les clercs, qui, à ce qu'il paraît, avaient senti
dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient
d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout
prêts qu'ils étaient à s'asseoir. On
les voyait d'avance remuer les mâchoires avec des
dispositions effrayantes.
" Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois
affamés, car le saute-ruisseau n'était pas, comme
on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu !
à la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils
gourmands. On dirait des naufragés qui n'ont pas
mangé depuis six semaines. "
Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil
à roulettes par Mme Coquenard, à qui Porthos,
à son tour, vint en aide pour rouler son mari
jusqu'à la table.
A peine entré, il remua le nez et les mâchoires
à l'exemple de ses clercs.
" Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! "
" Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit
Porthos à l'aspect d'un bouillon pâle, abondant,
mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes
nageaient rares comme les îles d'un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit
avec empressement.
Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite
Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes
sans bouillon aux clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle à manger s'ouvrit
d'elle-même en criant, et Porthos, à travers les
battants entrebâillés, aperçut le petit
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain
à la double odeur de la cuisine et de la salle à
manger.
Après le potage la servante apporta une poule bouillie ;
magnificence qui fit dilater les paupières des convives, de
telle façon qu'elles semblaient prêtes
à se fendre.
" On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le
procureur avec un sourire presque tragique ; voilà certes
une galanterie que vous faites à votre cousin. "
La pauvre poule était maigre et revêtue d'une de
ces grosses peaux hérissées que les os ne percent
jamais malgré leurs efforts ; il fallait qu'on
l'eût cherchée bien longtemps avant de la trouver
sur le perchoir où elle s'était
retirée pour mourir de vieillesse.
" Diable ! pensa Porthos, voilà qui est fort triste ; je
respecte la vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou
rôtie. "
Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion
était partagée ; mais tout au contraire de lui,
il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient d'avance
cette sublime poule, objet de ses mépris.
Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha
adroitement les deux grandes pattes noires, qu'elle plaça
sur l'assiette de son mari ; trancha le cou, qu'elle mit avec la
tête à part pour elle-même ; leva l'aile
pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de
l'apporter, l'animal qui s'en retourna presque intact, et qui avait
disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d'examiner
les variations que le désappointement amène sur
les visages, selon les caractères et les
tempéraments de ceux qui l'éprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son
entrée, plat énorme, dans lequel quelques os de
mouton, qu'on eût pu, au premier abord, croire
accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines
lugubres devinrent des visages résignés.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la
modération d'une bonne ménagère.
Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa
d'une bouteille de grès fort exiguë le tiers d'un
verre à chacun des jeunes gens, s'en versa à
lui-même dans des proportions à peu
près égales, et la bouteille passa
aussitôt du côté de Porthos et de Mme
Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils
avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore,
et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait à la
fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis
était passée à celle de la topaze
brûlée.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit
lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait
trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort
ménagé, et qu'il reconnut pour cet horrible cru
de Montreuil, la terreur des palais exercés.
Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
" Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos ? "
dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez
pas.
" Du diable si j'en goûte ! " murmura tout bas Porthos...
Puis tout haut :
" Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. "
Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le
procureur répéta plusieurs fois :
" Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre
dîner était un véritable festin ; Dieu
! ai-je mangé ! "
Maître Coquenard avait mangé son potage, les
pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y
eût un peu de viande.
Porthos crut qu'on le mystifiait, et commença à
relever sa moustache et à froncer le sourcil ; mais le genou
de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui étaient
restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire
une signification terrible pour les clercs ; sur un regard du
procureur, accompagné d'un sourire de Mme Coquenard, ils se
levèrent lentement de table, plièrent leurs
serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et
partirent.
" Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit
gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau
de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu'elle
avait fait elle-même avec des amandes et du miel.
Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu'il
voyait trop de mets ; Porthos se pinça les
lèvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi
dîner.
Il regarda si le plat de fèves était encore
là, le plat de fèves avait disparu.
" Festin décidément, s'écria
maître Coquenard en s'agitant sur sa chaise,
véritable festin, epula epularum ;
Lucullus dîne chez Lucullus. "
Porthos regarda la bouteille qui était près de
lui, et il espéra qu'avec du vin, du pain et du fromage il
dînerait ; mais le vin manquait, la bouteille
était vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de
s'en apercevoir.
" C'est bien, se dit Porthos à lui-même, me
voilà prévenu. "
Il passa la langue sur une petite cuillerée de confitures,
et s'englua les dents dans la pâte collante de Mme Coquenard.
" Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommé. Ah ! si
je n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire
de son mari ! "
Maître Coquenard, après les délices
d'un pareil repas, qu'il appelait un excès,
éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos
espérait que la chose aurait lieu séance tenante
et dans la localité même ; mais le procureur
maudit ne voulut entendre à rien : il fallut le conduire
dans sa chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire,
sur le rebord de laquelle, pour plus de précaution encore,
il posa ses pieds.
La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on
commença de poser les bases de la réconciliation.
" Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit Mme
Coquenard.
- Merci, dit Porthos, je n'aime pas à abuser ; d'ailleurs,
il faut que je songe à mon équipement.
- C'est vrai, dit la procureuse en gémissant... c'est ce
malheureux équipement.
- Hélas ! oui, dit Porthos, c'est lui.
- Mais de quoi donc se compose l'équipement de votre corps,
Monsieur Porthos ?
- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous
savez, sont soldats d'élite, et il leur faut beaucoup
d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.
- Mais encore, détaillez-le-moi.
- Mais cela peut aller à... " , dit Porthos, qui aimait
mieux discuter le total que le menu.
La procureuse attendait frémissante.
" A combien ? dit-elle, j'espère bien que cela ne passe
point... "
Elle s'arrêta, la parole lui manquait.
" Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents
livres ; je crois même qu'en y mettant de
l'économie, avec deux mille livres je m'en tirerai.
- Bon Dieu, deux mille livres ! s'écria-t-elle, mais c'est
une fortune. "
Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la
comprit.
" Je demandais le détail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup
de parents et de pratiques dans le commerce, j'étais presque
sûre d'obtenir les choses à cent pour cent
au-dessous du prix où vous les payeriez vous-
même.
- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire !
- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un
cheval ?
- Oui, un cheval.
- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
- Ah ! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui va bien quant
à mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet,
qui se compose d'objets qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne
montera pas, d'ailleurs, à plus de trois cents livres.
- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la
procureuse avec un soupir.
Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de
Buckingham, c'était donc trois cents livres qu'il comptait
mettre sournoisement dans sa poche.
" Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ;
quant aux armes, il est inutile que vous vous en
préoccupiez, je les ai.
- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hésitant la
procureuse ; mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
- Eh ! Madame ! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis
un croquant, par hasard ?
- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois
aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un
joli mulet pour Mousqueton...
- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de
très grands seigneurs espagnols dont toute la suite
était à mulets. Mais alors, vous comprenez,
Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots ?
- Soyez tranquille, dit la procureuse.
- Reste la valise, reprit Porthos.
- Oh ! que cela ne vous inquiète point, s'écria
Mme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la
meilleure ; il y en a une surtout qu'il affectionnait dans ses voyages,
et qui est grande à tenir un monde.
- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naïvement
Porthos.
- Assurément qu'elle est vide, répondit
naïvement de son côté la procureuse.
- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma
chère. "
Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Molière n'avait
pas encore écrit sa scène de l'Avare .
Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
Enfin le reste de l'équipement fut successivement
débattu de la même manière ; et le
résultat de la scène fut que la procureuse
demanderait à son mari un prêt de huit cents
livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient
l'honneur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrêtées, et les
intérêts stipulés ainsi que
l'époque du remboursement, Porthos prit congé de
Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux
doux ; mais Porthos prétexta les exigences du service, et il
fallut que la procureuse cédât le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.
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Chapitre XXXIII.
SOUBRETTE ET MAITRESSE.
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Cependant, comme nous l'avons dit, malgré les cris de sa
conscience et les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure
en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les
jours d'aller lui faire une cour à laquelle l'aventureux
Gascon était convaincu qu'elle ne pouvait, tôt ou
tard, manquer de répondre.
Un soir qu'il arrivait le nez au vent, léger comme un homme
qui attend une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte
cochère ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta
point de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main.
" Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargée de quelque message
pour moi de la part de sa maîtresse ; elle va m'assigner
quelque rendez-vous qu'on n'aura pas osé me donner de vive
voix. "
Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put
prendre.
" Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... ,
balbutia la soubrette.
- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'écoute.
- Ici, impossible : ce que j'ai à vous dire est trop long
et surtout trop secret.
- Eh bien, mais comment faire alors ?
- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
- Où tu voudras, ma belle enfant.
- Alors, venez. "
Et Ketty, qui n'avait point lâché la main de
d'Artagnan, l'entraîna par un petit escalier sombre et
tournant, et, après lui avoir fait monter une quinzaine de
marches, ouvrit une porte.
" Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et
nous pourrons causer.
- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda
d'Artagnan.
- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle
de ma maîtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle
ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche
qu'à minuit. "
D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre
était charmante de goût et de propreté
; mais, malgré lui, ses yeux se fixèrent sur
cette porte que Ketty lui avait dit conduire à la chambre de
Milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l'âme du jeune homme et
poussa un soupir.
" Vous aimez donc bien ma maîtresse, Monsieur le chevalier,
dit-elle.
- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! "
Ketty poussa un second soupir.
" Hélas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage !
- Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ?
demanda d'Artagnan.
- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous
aime pas du tout.
- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargée de me le
dire ?
- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par
intérêt pour vous, ai pris la
résolution de vous en prévenir.
- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la
confidence, tu en conviendras, n'est point agréable.
- C'est-à-dire que vous ne croyez point à ce que
je vous ai dit, n'est-ce pas ?
- On a toujours peine à croire de pareilles choses, ma
belle enfant, ne fût-ce que par amour-propre.
- Donc vous ne me croyez pas ?
- J'avoue que jusqu'à ce que tu daignes me donner quelques
preuves de ce que tu avances...
- Que dites-vous de celle-ci ? "
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
" Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
- Non, pour un autre.
- Pour un autre ?
- Oui.
- Son nom, son nom ! s'écria d'Artagnan.
- Voyez l'adresse.
- M. le comte de Wardes. "
Le souvenir de la scène de Saint-Germain se
présenta aussitôt à l'esprit du
présomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la
pensée, il déchira l'enveloppe malgré
le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il allait faire, ou
plutôt ce qu'il faisait.
" Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?
- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut :
" Vous n'avez pas répondu à mon premier billet ;
êtes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous
oublié quels yeux vous me fîtes au bal de Mme de
Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas
échapper. "
D'Artagnan pâlit ; il était blessé dans
son amour-propre, il se crut blessé dans son amour.
" Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan.
- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour,
moi !
- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour
la première fois avec une certaine attention.
- Hélas ! oui.
- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de
m'aider à me venger de ta maîtresse.
- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ?
- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
- Je ne vous aiderai jamais à cela, Monsieur le chevalier !
dit vivement Ketty.
- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan.
- Pour deux raisons.
- Lesquelles ?
- La première, c'est que jamais ma maîtresse ne
vous aimera.
- Qu'en sais-tu ?
- Vous l'avez blessée au coeur.
- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessée, moi qui, depuis
que je la connais, vis à ses pieds comme un esclave ! parle,
je t'en prie.
- Je n'avouerais jamais cela qu'à l'homme... qui lirait
jusqu'au fond de mon âme ! "
D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille
était d'une fraîcheur et d'une beauté
que bien des duchesses eussent achetées de leur couronne.
" Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton âme quand tu
voudras ; qu'à cela ne tienne, ma chère enfant. "
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge
comme une cerise.
" Oh ! non, s'écria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma
maîtresse que vous aimez, vous me l'avez dit tout
à l'heure.
- Et cela t'empêche-t-il de me faire connaître la
seconde raison ?
- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par
le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme,
c'est qu'en amour chacun pour soi. "
Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de
Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le
corridor, ses frôlements de main chaque fois qu'elle le
rencontrait, et ses soupirs étouffés ; mais,
absorbé par le désir de plaire à la
grande dame, il avait dédaigné la soubrette : qui
chasse l'aigle ne s'inquiète pas du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti
qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une
façon si naïve ou si effrontée :
interception des lettres adressées au comte de Wardes,
intelligences dans la place, entrée à toute heure
dans la chambre de Ketty, contiguë à celle de sa
maîtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait
déjà en idée la pauvre fille pour
obtenir Milady de gré ou de force.
" Eh bien, dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma
chère Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu
doutes ?
- De quel amour ? demanda la jeune fille.
- De celui que je suis tout prêt à ressentir pour
toi.
- Et quelle est cette preuve ?
- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe
ordinairement avec ta maîtresse ?
- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
- Eh bien, ma chère enfant, dit d'Artagnan en
s'établissant dans un fauteuil, viens
çà que je te dise que tu es la plus jolie
soubrette que j'aie jamais vue ! "
Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne
demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand
étonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se
défendait avec une certaine résolution.
Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en
défenses.
Minuit sonna, et l'on entendit presque en même temps retentir
la sonnette dans la chambre de Milady.
" Grand Dieu ! s'écria Ketty, voici ma maîtresse
qui m'appelle ! Partez, partez vite ! "
D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention
d'obéir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande
armoire au lieu d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au
milieu des robes et des peignoirs de Milady.
" Que faites-vous donc ? " s'écria Ketty.
D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire
sans répondre.
" Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne
venez pas quand je sonne ? "
Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de
communication.
" Me voici, Milady, me voici " , s'écria Ketty en
s'élançant à la rencontre de sa
maîtresse.
Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher,
et comme la porte de communication resta ouverte, d'Artagnan put
entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin
elle s'apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty
accommodait sa maîtresse.
" Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage
avant d'être heureux ?
- Oh non ! il faut qu'il ait été
empêché par M. de Tréville ou par M.
des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens,
celui-là.
- Qu'en fera Madame ?
- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet
homme et moi une chose qu'il ignore... il a manqué me faire
perdre mon crédit près de Son Eminence... Oh ! je
me vengerai !
- Je croyais que Madame l'aimait ?
- Moi, l'aimer ! je le déteste ! Un niais, qui tient la vie
de Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait
perdre trois cent mille livres de rente !
- C'est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul
héritier de son oncle, et jusqu'à sa
majorité vous auriez eu la jouissance de sa fortune. "
D'Artagnan frissonna jusqu'à la moelle des os en entendant
cette suave créature lui reprocher, avec cette voix
stridente qu'elle avait tant de peine à cacher dans la
conversation, de n'avoir pas tué un homme qu'il l'avait vue
combler d'amitié.
" Aussi, continua Milady, je me serais déjà
vengée sur lui-même, si, je ne sais pourquoi, le
cardinal ne m'avait recommandé de le ménager.
- Oh ! oui, mais Madame n'a point ménagé cette
petite femme qu'il aimait.
- Oh ! la mercière de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il
n'a pas déjà oublié qu'elle existait ?
La belle vengeance, ma foi ! "
Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan :
c'était donc un monstre que cette femme.
Il se remit à écouter, mais malheureusement la
toilette était finie.
" C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tâchez
enfin d'avoir une réponse à cette lettre que je
vous ai donnée.
- Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
- Sans doute, pour M. de Wardes.
- En voilà un, dit Ketty, qui m'a bien l'air
d'être tout le contraire de ce pauvre M. d'Artagnan.
- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. "
D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux
verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son
côté, mais le plus doucement qu'elle put, Ketty
donna à la serrure un tour de clef ; d'Artagnan alors poussa
la porte de l'armoire.
" O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous
êtes pâle !
- L'abominable créature ! murmura d'Artagnan.
- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison
entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se
dit dans l'autre !
- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan.
- Comment ? fit Ketty en rougissant.
- Ou du moins que je sortirai... plus tard. "
Et il attira Ketty à lui ; il n'y avait plus moyen de
résister, la résistance fait tant de bruit !
aussi Ketty céda.
C'était un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan
trouva qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des
dieux. Aussi, avec un peu de coeur, se serait-il contenté de
cette nouvelle conquête ; mais d'Artagnan n'avait que de
l'ambition et de l'orgueil.
Cependant, il faut le dire à sa louange, le premier emploi
qu'il avait fait de son influence sur Ketty avait
été d'essayer de savoir d'elle ce
qu'était devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura
sur le crucifix à d'Artagnan qu'elle l'ignorait
complètement, sa maîtresse ne laissant jamais
pénétrer que la moitié de ses secrets
; seulement, elle croyait pouvoir répondre qu'elle
n'était pas morte.
Quant à la cause qui avait manqué faire perdre
à Milady son crédit près du cardinal,
Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan
était plus avancé qu'elle : comme il avait
aperçu Milady sur un bâtiment consigné
au moment où lui-même quittait l'Angleterre, il se
douta qu'il était question cette fois des ferrets de
diamants.
Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine
véritable, la haine profonde, la haine
invétérée de Milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tué son beau-frère.
D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle était de
fort méchante humeur, d'Artagnan se douta que
c'était le défaut de réponse de M. de
Wardes qui l'agaçait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la
reçut fort durement. Un coup d'oeil qu'elle lança
à d'Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre
pour vous.
Cependant vers la fin de la soirée, la belle lionne
s'adoucit, elle écouta en souriant les doux propos de
d'Artagnan, elle lui donna même sa main à baiser.
D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme
c'était un garçon à qui on ne faisait
pas facilement perdre la tête, tout en faisant sa cour
à Milady il avait bâti dans son esprit un petit
plan.
Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez
elle pour avoir des nouvelles. Ketty avait été
fort grondée, on l'avait accusée de
négligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de
Wardes, et elle lui avait ordonné d'entrer chez elle
à neuf heures du matin pour y prendre une
troisième lettre.
D'Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez lui
cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que
voulut son amant : elle était folle.
Les choses se passèrent comme la veille : d'Artagnan
s'enferma dans son armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya
Ketty et referma sa porte. Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez
lui qu'à cinq heures du matin.
A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait à la main
un nouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n'essaya pas
même de le disputer à d'Artagnan ; elle le laissa
faire ; elle appartenait corps et âme à son beau
soldat.
D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :
" Voilà la troisième fois que je vous
écris pour vous dire que je vous aime. Prenez garde que je
ne vous écrive une quatrième pour vous dire que
je vous déteste.
" Si vous vous repentez de la façon dont vous avez agi avec
moi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle
manière un galant homme peut obtenir son pardon. "
D'Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce
billet.
" Oh ! vous l'aimez toujours ! dit Ketty, qui n'avait pas
détourné un instant les yeux du visage du jeune
homme.
- Non, Ketty, tu te trompes, je ne l'aime plus ; mais je veux me
venger de ses mépris.
- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite.
- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime.
- Comment peut-on savoir cela ?
- Par le mépris que je ferai d'elle. "
Ketty soupira.
D'Artagnan prit une plume et écrivit :
" Madame, jusqu'ici j'avais douté que ce fût bien
à moi que vos deux premiers billets eussent
été adressés, tant je me croyais
indigne d'un pareil honneur ; d'ailleurs j'étais si
souffrant, que j'eusse en tout cas hésité
à y répondre.
" Mais aujourd'hui il faut bien que je croie à
l'excès de vos bontés, puisque non seulement
votre lettre, mais encore votre suivante, m'affirme que j'ai le bonheur
d'être aimé de vous.
" Elle n'a pas besoin de me dire de quelle manière un galant
homme peut obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce
soir à onze heures. Tarder d'un jour serait à mes
yeux, maintenant, vous faire une nouvelle offense.
" Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
" Comte DE WARDES. "
Ce billet était d'abord un faux, c'était ensuite
une indélicatesse ; c'était même, au
point de vue de nos moeurs actuelles, quelque chose comme une infamie ;
mais on se ménageait moins à cette
époque qu'on ne le fait aujourd'hui. D'ailleurs d'Artagnan,
par ses propres aveux, savait Milady coupable de trahison à
des chefs plus importants, et il n'avait pour elle qu'une estime fort
mince. Et cependant malgré ce peu d'estime, il sentait
qu'une passion insensée le brûlait pour cette
femme. Passion ivre de mépris, mais passion ou soif, comme
on voudra.
L'intention de d'Artagnan était bien simple : par la chambre
de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse ; il
profitait du premier moment de surprise, de honte, de terreur pour
triompher d'elle ; peut-être aussi échouerait-il,
mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la
campagne s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait pas le
temps de filer le parfait amour.
" Tiens, dit le jeune homme en remettant à Ketty le billet
tout cacheté, donne cette lettre à Milady ; c'est
la réponse de M. de Wardes. "
La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait de
ce que contenait le billet.
" Ecoute, ma chère enfant, lui dit d'Artagnan, tu comprends
qu'il faut que tout cela finisse d'une façon ou de l'autre ;
Milady peut découvrir que tu as remis le premier billet
à mon valet, au lieu de le remettre au valet du comte ; que
c'est moi qui ai décacheté les autres qui
devaient être décachetés par M. de
Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce n'est pas une
femme à borner là sa vengeance.
- Hélas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée
à tout cela ?
- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi
je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
- Mais enfin, que contient votre billet ?
- Milady te le dira.
- Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'écria Ketty, et je suis bien
malheureuse ! "
A ce reproche il y a une réponse à laquelle les
femmes se trompent toujours ; d'Artagnan répondit de
manière que Ketty demeurât dans la plus grande
erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider
à remettre cette lettre à Milady, mais enfin elle
se décida, c'est tout ce que voulait d'Artagnan.
D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de
chez sa maîtresse, et qu'en sortant de chez sa
maîtresse il monterait chez elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.
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Chapitre XXXIV.
OU IL EST TRAITE DE L'EQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE PORTHOS.
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Depuis que les quatre amis étaient chacun à la
chasse de son équipement, il n'y avait plus entre eux de
réunion arrêtée. On dînait
les uns sans les autres, où l'on se trouvait, ou
plutôt où l'on pouvait. Le service, de son
côté, prenait aussi sa part de ce temps
précieux, qui s'écoulait si vite. Seulement on
était convenu de se trouver une fois la semaine, vers une
heure, au logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu'il
avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C'était le jour même où Ketty
était venue trouver d'Artagnan chez lui, jour de
réunion.
A peine Ketty fut-elle sortie, que d'Artagnan se dirigea vers la rue
Férou.
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques
velléités de revenir à la soutane.
Athos, selon ses habitudes, ne le dissuadait ni ne l'encourageait.
Athos était pour qu'on laissât à chacun
son libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu'on ne les lui
demandât. Encore fallait-il les lui demander deux fois.
" En général, on ne demande de conseils,
disait-il, que pour ne les pas suivre ; ou, si on les a suivis, que
pour avoir quelqu'un à qui l'on puisse faire le reproche de
les avoir donnés. "
Porthos arriva un instant après d'Artagnan. Les quatre amis
se trouvaient donc réunis.
Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents
: celui de Porthos la tranquillité, celui de d'Artagnan
l'espoir, celui d'Aramis l'inquiétude, celui d'Athos
l'insouciance.
Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa
entrevoir qu'une personne haut placée avait bien voulu se
charger de le tirer d'embarras, Mousqueton entra.
Il venait prier Porthos de passer à son logis,
où, disait-il d'un air fort piteux, sa présence
était urgente.
" Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos.
- Oui et non, répondit Mousqueton.
- Mais enfin que veux-tu dire ?...
- Venez, Monsieur. "
Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.
" Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette douceur de
langage que l'on remarquait en lui chaque fois que ses idées
le ramenaient vers l'Eglise...
- Un homme attend Monsieur à la maison, répond
Bazin.
- Un homme ! quel homme ?
- Un mendiant.
- Faites-lui l'aumône, Bazin, et dites-lui de prier pour un
pauvre pécheur.
- Ce mendiant veut à toute force vous parler, et
prétend que vous serez bien aise de le voir.
- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hésite à
me venir trouver, vous lui annoncerez que j'arrive de Tours. "
- De Tours ? s'écria Aramis ; Messieurs, mille pardons,
mais sans doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. "
Et, se levant aussitôt, il s'éloigna rapidement.
Restèrent Athos et d'Artagnan.
" Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur
affaire. Qu'en pensez- vous, d'Artagnan ? dit Athos.
- Je sais que Porthos était en bon train, dit d'Artagnan ;
et quant à Aramis, à vrai dire, je n'en ai jamais
été sérieusement inquiet : mais vous,
mon cher Athos, vous qui avez si généreusement
distribué les pistoles de l'Anglais qui étaient
votre bien légitime, qu'allez-vous faire ?
- Je suis fort content d'avoir tué ce drôle, mon
enfant, vu que c'est pain bénit que de tuer un Anglais :
mais si j'avais empoché ses pistoles, elles me
pèseraient comme un remords.
- Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des
idées inconcevables.
- Passons, passons ! Que me disait donc M. de Tréville, qui
me fit l'honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais
suspects que protège le cardinal ?
- C'est-à-dire que je rends visite à une
Anglaise, celle dont je vous ai parlé.
- Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai
donné des conseils que naturellement vous vous
êtes bien gardé de suivre.
- Je vous ai donné mes raisons.
- Oui ; vous voyez là votre équipement, je
crois, à ce que vous m'avez dit.
- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette femme
était pour quelque chose dans l'enlèvement de Mme
Bonacieux.
- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour
à une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus
amusant. "
D'Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos ; mais
un point l'arrêta : Athos était un gentilhomme
sévère sur le point d'honneur, et il y avait,
dans tout ce petit plan que notre amoureux avait
arrêté à l'endroit de Milady, certaines
choses qui, d'avance, il en était sûr,
n'obtiendraient pas l'assentiment du puritain ; il
préféra donc garder le silence, et comme Athos
était l'homme le moins curieux de la terre, les confidences
de d'Artagnan en étaient restées là.
Nous quitterons donc les deux amis, qui n'avaient rien de bien
important à se dire, pour suivre Aramis.
A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours,
nous avons vu avec quelle rapidité le jeune homme avait
suivi ou plutôt devancé Bazin ; il ne fit donc
qu'un saut de la rue Férou à la rue de Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille,
aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
" C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.
- C'est-à-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui
vous appelez ainsi ?
- Moi-même : vous avez quelque chose à me
remettre ?
- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.
- Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en
ouvrant un petit coffret de bois d'ébène
incrusté de nacre, le voici, tenez.
- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. "
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait
à son maître, avait réglé
son pas sur le sien, et était arrivé presque en
même temps que lui ; mais cette
célérité ne lui servit pas
à grand-chose ; sur l'invitation du mendiant, son
maître lui fit signe de se retirer, et force lui fut
d'obéir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin
d'être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni
l'entendre, et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par
une ceinture de cuir, il se mit à découdre le
haut de son pourpoint, d'où il tira une lettre.
Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet, baisa
l'écriture, et avec un respect presque religieux, il ouvrit
l'épître qui contenait ce qui suit :
" Ami, le sort veut que nous soyons séparés
quelque temps encore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas
perdus sans retour. Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autre
part. Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la campagne en
beau et bon gentilhomme, et pensez à moi, qui baise
tendrement vos yeux noirs.
" Adieu, ou plutôt au revoir ! "
Le mendiant décousait toujours ; il tira une à
une de ses sales habits cent cinquante doubles pistoles d'Espagne,
qu'il aligna sur la table ; puis, il ouvrit la porte, salua et partit
avant que le jeune homme, stupéfait, eût
osé lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s'aperçut que cette lettre
avait un post- scriptum .
" - P.-S. - Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne. "
" Rêves dorés ! s'écria Aramis. Oh ! la
belle vie ! oui, nous sommes jeunes ! Oui, nous aurons encore des jours
heureux ! Oh ! à toi, mon amour, mon sang, ma vie ! tout,
tout, tout, ma belle maîtresse ! "
Et il baisait la lettre avec passion, sans même regarder l'or
qui étincelait sur la table.
Bazin gratta à la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour
le tenir à distance ; il lui permit d'entrer.
Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et
oublia qu'il venait annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que
c'était que le mendiant, venait chez Aramis en sortant de
chez Athos.
Or, comme d'Artagnan ne se gênait pas avec Aramis, voyant que
Bazin oubliait de l'annoncer, il s'annonça
lui-même.
" Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, si ce sont
là les pruneaux qu'on nous envoie de Tours, vous en ferez
mon compliment au jardinier qui les récolte.
- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon
libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poème en vers
d'une syllabe que j'avais commencé là-bas.
- Ah ! vraiment ! dit d'Artagnan ; Eh bien, votre libraire est
généreux, mon cher Aramis, voilà tout
ce que je puis vous dire.
- Comment, Monsieur ! s'écria Bazin, un poème se
vend si cher ! c'est incroyable ! Oh ! Monsieur ! vous faites tout ce
que vous voulez, vous pouvez devenir l'égal de M. de Voiture
et de M. de Benserade. J'aime encore cela, moi. Un poète,
c'est presque un abbé. Ah ! Monsieur Aramis, mettez-vous
donc poète, je vous en prie.
- Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mêlez
à la conversation. "
Bazin comprit qu'il était dans son tort ; il baissa la
tête, et sortit.
" Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au
poids de l'or : vous êtes bien heureux, mon ami ; mais prenez
garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui
est sans doute aussi de votre libraire. "
Aramis rougit jusqu'au blanc des yeux, renfonça sa lettre,
et reboutonna son pourpoint.
" Mon cher d'Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien,
aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous recommencerons
aujourd'hui à dîner ensemble en attendant que vous
soyez riches à votre tour.
- Ma foi ! dit d'Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que
nous n'avons fait un dîner convenable ; et comme j'ai pour
mon compte une expédition quelque peu hasardeuse
à faire ce soir, je ne serais pas
fâché, je l'avoue, de me monter un peu la
tête avec quelques bouteilles de vieux bourgogne.
- Va pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste pas non
plus " , dit Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevé
comme avec la main ses idées de retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour
répondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans
le coffre d'ébène incrusté de nacre,
où était déjà le fameux
mouchoir qui lui avait servi de talisman.
Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidèle
au serment qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire
apporter à dîner chez lui : comme il entendait
à merveille les détails gastronomiques,
d'Artagnan et Aramis ne firent aucune difficulté de lui
abandonner ce soin important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils
rencontrèrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait
devant lui un mulet et un cheval.
D'Artagnan poussa un cri de surprise, qui n'était pas exempt
d'un mélange de joie.
" Ah ! mon cheval jaune ! s'écria-t-il. Aramis, regardez ce
cheval !
- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis.
- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan, c'est le cheval sur lequel je
suis venu à Paris.
- Comment, Monsieur connaît ce cheval ? dit Mousqueton.
- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie
jamais vu de ce poil-là.
- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois
écus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la
carcasse ne vaut certes pas dix- huit livres. Mais comment ce cheval se
trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton ?
- Ah ! dit le valet, ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un affreux
tour du mari de notre duchesse !
- Comment cela, Mousqueton ?
- Oui, nous sommes vus d'un très bon oeil par une femme de
qualité, la duchesse de... ; mais pardon ! mon
maître m'a recommandé d'être discret :
elle nous avait forcés d'accepter un petit souvenir, un
magnifique genet d'Espagne et un mulet andalou, que c'était
merveilleux à voir ; le mari a appris la chose, il a
confisqué au passage les deux magnifiques bêtes
qu'on nous envoyait, et il leur a substitué ces horribles
animaux !
- Que tu lui ramènes ? dit d'Artagnan.
- Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous ne pouvons
point accepter de pareilles montures en échange de celles
que l'on nous avait promises.
- Non, pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon Bouton-
d'Or ; cela m'aurait donné une idée de ce que
j'étais moi-même, quand je suis arrivé
à Paris. Mais que nous ne t'arrêtions pas,
Mousqueton ; va faire la commission de ton maître, va. Est-il
chez lui ?
- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! "
Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que
les deux amis allaient sonner à la porte de
l'infortuné Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la
cour, et il n'avait garde d'ouvrir. Ils sonnèrent donc
inutilement.
Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il atteignit la
rue aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les
ordres de son maître, cheval et mulet au marteau de la porte
du procureur ; puis, sans s'inquiéter de leur sort futur, il
s'en revint trouver Porthos et lui annonça que sa commission
était faite.
Au bout d'un certain temps, les deux malheureuses bêtes, qui
n'avaient pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en
soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le
procureur ordonna à son saute-ruisseau d'aller s'informer
dans le voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet.
Mme Coquenard reconnut son présent, et ne comprit rien
d'abord à cette restitution ; mais bientôt la
visite de Porthos l'éclaira. Le courroux qui brillait dans
les yeux du mousquetaire, malgré la contrainte qu'il
s'imposait, épouvanta la sensible amante. En effet,
Mousqueton n'avait point caché à son
maître qu'il avait rencontré d'Artagnan et Aramis,
et que d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet
béarnais sur lequel il était venu à
Paris, et qu'il avait vendu trois écus.
Porthos sortit après avoir donné rendez-vous
à la procureuse dans le cloître Saint-Magloire. Le
procureur, voyant que Porthos partait, l'invita à
dîner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air
plein de majesté.
Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloître
Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l'y attendaient ;
mais elle était fascinée par les grandes
façons de Porthos.
Tout ce qu'un homme blessé dans son amour-propre peut
laisser tomber d'imprécations et de reproches sur la
tête d'une femme, Porthos le laissa tomber sur la
tête courbée de la procureuse.
" Hélas ! dit-elle, j'ai fait pour le mieux. Un de nos
clients est marchand de chevaux, il devait de l'argent à
l'étude, et s'est montré récalcitrant.
J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il m'avait
promis deux montures royales.
- Eh bien ! Madame, dit Porthos, s'il vous devait plus de cinq
écus, votre maquignon est un voleur.
- Il n'est pas défendu de chercher le bon
marché, Monsieur Porthos, dit la procureuse cherchant
à s'excuser.
- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marché
doivent permettre aux autres de chercher des amis plus
généreux. "
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
" Monsieur Porthos ! Monsieur Porthos ! s'écria la
procureuse, j'ai tort, je le reconnais, je n'aurais pas dû
marchander quand il s'agissait d'équiper un cavalier comme
vous ! "
Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout
entouré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des
sacs d'or sous les pieds.
" Arrêtez, au nom du Ciel ! Monsieur Porthos,
s'écria-t-elle, arrêtez et causons.
- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
- Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
- Rien, car cela revient au même que si je vous demandais
quelque chose. "
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l'élan
de sa douleur, elle s'écria :
" Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je ce
que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ?
- Il fallait vous en rapporter à moi, qui m'y connais,
Madame ; mais vous avez voulu ménager, et, par
conséquent, prêter à usure.
- C'est un tort, Monsieur Porthos, et je le réparerai sur
ma parole d'honneur.
- Et comment cela ? demanda le mousquetaire.
- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a
mandé. C'est pour une consultation qui durera deux heures au
moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
- A la bonne heure ! voilà qui est parler, ma
chère !
- Vous me pardonnez ?
- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se séparèrent en se disant : " A ce
soir. "
" Diable ! pensa Porthos en s'éloignant, il me semble que je
me rapproche enfin du bahut de maître Coquenard. "
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Chapitre XXXV.
LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS.
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Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva
enfin.
D'Artagnan, comme d'habitude, se présenta vers les neuf
heures chez Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle
ne l'avait si bien reçu. Notre Gascon vit du premier coup
d'oeil que son billet avait été remis, et ce
billet faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maîtresse lui fit
une mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ; mais,
hélas, la pauvre fille était si triste, qu'elle
ne s'aperçut même pas de la bienveillance de
Milady.
D'Artagnan regardait l'une après l'autre ces deux femmes, et
il était forcé de s'avouer que la nature
s'était trompée en les formant ; à la
grande dame elle avait donné une âme
vénale et vile, à la soubrette elle avait
donné le coeur d'une duchesse.
A dix heures Milady commença à paraître
inquiète, d'Artagnan comprit ce que cela voulait dire ; elle
regardait la pendule, se levait, se rasseyait, souriait à
d'Artagnan d'un air qui voulait dire : Vous êtes fort aimable
sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !
D'Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa main
à baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et
comprit que c'était par un sentiment non pas de coquetterie,
mais de reconnaissance à cause de son départ.
" Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit.
Cette fois Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni
dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan
trouvât tout seul l'escalier et la petite chambre.
Ketty était assise la tête cachée dans
ses mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la
tête ; le jeune homme alla à elle et lui prit les
mains, alors elle éclata en sanglots.
Comme l'avait présumé d'Artagnan, Milady, en
recevant la lettre, avait, dans le délire de sa joie, tout
dit à sa suivante ; puis, en récompense de la
manière dont cette fois elle avait fait la commission, elle
lui avait donné une bourse. Ketty, en rentrant chez elle,
avait jeté la bourse dans un coin, où elle
était restée tout ouverte, dégorgeant
trois ou quatre pièces d'or sur le tapis.
La pauvre fille, à la voix de d'Artagnan, releva la
tête. D'Artagnan lui- même fut effrayé
du bouleversement de son visage ; elle joignit les mains d'un air
suppliant, mais sans oser dire une parole.
Si peu sensible que fût le coeur de d'Artagnan, il se sentit
attendri par cette douleur muette ; mais il tenait trop à
ses projets et surtout à celui- ci, pour rien changer au
programme qu'il avait fait d'avance. Il ne laissa donc à
Ketty aucun espoir de le fléchir, seulement il lui
présenta son action comme une simple vengeance.
Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que Milady,
sans doute pour cacher sa rougeur à son amant, avait
recommandé à Ketty d'éteindre toutes
les lumières dans l'appartement, et même dans sa
chambre, à elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir,
toujours dans l'obscurité.
Au bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa chambre.
D'Artagnan s'élança aussitôt dans son
armoire. A peine y était-il blotti que la sonnette se fit
entendre.
Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte
ouverte ; mais la cloison était si mince, que l'on entendait
à peu près tout ce qui se disait entre les deux
femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait
répéter par Ketty les moindres détails
de la prétendue entrevue de la soubrette avec de Wardes,
comment il avait reçu sa lettre, comment il avait
répondu, quelle était l'expression de son visage,
s'il paraissait bien amoureux ; et à toutes ces questions la
pauvre Ketty, forcée de faire bonne contenance,
répondait d'une voix étouffée dont sa
maîtresse ne remarquait même pas l'accent
douloureux, tant le bonheur est égoïste.
Enfin, comme l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady
fit en effet tout éteindre chez elle, et ordonna
à Ketty de rentrer dans sa chambre, et d'introduire de
Wardes aussitôt qu'il se présenterait.
L'attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par
le trou de la serrure de son armoire que tout l'appartement
était dans l'obscurité, qu'il
s'élança de sa cachette au moment même
où Ketty refermait la porte de communication.
" Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
- C'est moi, dit d'Artagnan à demi-voix ; moi, le comte de
Wardes.
- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas même
pu attendre l'heure qu'il avait fixée lui-même !
- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas
? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! "
A cet appel, d'Artagnan éloigna doucement Ketty et
s'élança dans la chambre de Milady.
Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c'est
celle de l'amant qui reçoit sous un nom qui n'est pas le
sien des protestations d'amour qui s'adressent à son heureux
rival.
D'Artagnan était dans une situation douloureuse qu'il
n'avait pas prévue, la jalousie le mordait au coeur, et il
souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce
même moment dans la chambre voisine.
" Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant
tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour
que vos regards et vos paroles m'ont exprimé chaque fois que
nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je vous aime. Oh !
demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous
pensez à moi, et comme vous pourriez m'oublier, tenez. "
Et elle passa une bague de son doigt à celui de d'Artagnan.
D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de
Milady : c'était un magnifique saphir entouré de
brillants.
Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady
ajouta :
" Non, non ; gardez cette bague pour l'amour de moi. Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix émue,
un service bien plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. "
" Cette femme est pleine de mystères " , murmura en
lui-même d'Artagnan.
En ce moment il se sentit prêt à tout
révéler. Il ouvrit la bouche pour dire
à Milady qui il était, et dans quel but de
vengeance il était venu, mais elle ajouta :
" Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! "
Le monstre, c'était lui.
" Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore
souffrir ?
- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que
répondre.
- Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et
cruellement ! "
" Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore
venu. "
Il fallut quelque temps à d'Artagnan pour se remettre de ce
petit dialogue : mais toutes les idées de vengeance qu'il
avait apportées s'étaient complètement
évanouies. Cette femme exerçait sur lui une
incroyable puissance, il la haïssait et l'adorait à
la fois, il n'avait jamais cru que deux sentiments si contraires
pussent habiter dans le même coeur, et en se
réunissant, former un amour étrange et en quelque
sorte diabolique.
Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer
; d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif
regret de s'éloigner, et, dans l'adieu passionné
qu'ils s'adressèrent réciproquement, une nouvelle
entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty
espérait pouvoir adresser quelques mots à
d'Artagnan lorsqu'il passerait dans sa chambre ; mais Milady le
reconduisit elle-même dans l'obscurité et ne le
quitta que sur l'escalier.
Le lendemain au matin, d'Artagnan courut chez Athos. Il
était engagé dans une si singulière
aventure qu'il voulait lui demander conseil. Il lui raconta tout :
Athos fronça plusieurs fois le sourcil.
" Votre Milady, lui dit-il, me paraît une créature
infâme, mais vous n'en avez pas moins eu tort de la tromper :
vous voilà d'une façon ou d'une autre une ennemie
terrible sur les bras. "
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir
entouré de diamants qui avait pris au doigt de d'Artagnan la
place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un
écrin.
" Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux
d'étaler aux regards de ses amis un si riche
présent.
- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan.
- Magnifique ! répondit Athos ; je ne croyais pas qu'il
existât deux saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc
troquée contre votre diamant ?
- Non, dit d'Artagnan ; c'est un cadeau de ma belle Anglaise, ou
plutôt de ma belle Française : car, quoique je ne
le lui aie point demandé, je suis convaincu qu'elle est
née en France.
- Cette bague vous vient de Milady ? s'écria Athos avec une
voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande
émotion.
- D'elle-même ; elle me l'a donnée cette nuit.
- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
- La voici " , répondit d'Artagnan en la tirant de son
doigt.
Athos l'examina et devint très pâle, puis il
l'essaya à l'annulaire de sa main gauche ; elle allait
à ce doigt comme si elle eût
été faite pour lui. Un nuage de colère
et de vengeance passa sur le front ordinairement calme du gentilhomme.
" Il est impossible que ce soit la même, dit-il ; comment
cette bague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Et
cependant il est bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une
pareille ressemblance.
- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan.
- J'avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que
je me trompais. "
Et il la rendit à d'Artagnan, sans cesser cependant de la
regarder.
" Tenez, dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan, ôtez cette
bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elle me
rappelle de si cruels souvenirs, que je n'aurais pas ma tête
pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne
me disiez-vous point que vous étiez embarrassé
sur ce que vous deviez faire ?... Mais attendez... rendez-moi ce saphir
: celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces
éraillée par suite d'un accident. "
D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit
à Athos.
Athos tressaillit :
" Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas étrange ? "
Et il montrait à d'Artagnan cette égratignure
qu'il se rappelait devoir exister.
" Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
- De ma mère, qui le tenait de sa mère
à elle. Comme je vous le dis, c'est un vieux bijou... qui ne
devait jamais sortir de la famille.
- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hésitation
d'Artagnan.
- Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l'ai
donné pendant une nuit d'amour, comme il vous a
été donné à vous. "
D'Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir
dans l'âme de Milady des abîmes dont les
profondeurs étaient sombres et inconnues.
Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.
" Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas plus que
vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne la
connais pas, mais une espèce d'intuition me dit que c'est
une créature perdue, et qu'il y a quelque chose de fatal en
elle.
- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en
sépare ; je vous avoue que cette femme m'effraie
moi-même.
- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
- Je l'aurai, répondit d'Artagnan, et à
l'instant même.
- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en
serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que
Dieu veuille que cette femme, qui est à peine
entrée dans votre vie, n'y laisse pas une trace funeste ! "
Et Athos salua d'Artagnan de la tête, en homme qui veut faire
comprendre qu'il n'est pas fâché de rester seul
avec ses pensées.
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un mois
de fièvre n'eût pas plus changé la
pauvre enfant qu'elle ne l'était pour cette nuit d'insomnie
et de douleur.
Elle était envoyée par sa maîtresse au
faux de Wardes. Sa maîtresse était folle d'amour,
ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une
seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la
réponse de d'Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de
son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient
déterminé, maintenant que son orgueil
était sauvé et sa vengeance satisfaite,
à ne plus revoir Milady. Pour toute réponse il
prit donc une plume et écrivit la lettre suivante :
" Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il m'a fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de
vous en faire part.
" Je vous baise les mains.
" Comte DE WARDES. "
Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre
Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme
une dernière ressource pour l'équipement ?
On aurait tort au reste de juger les actions d'une époque au
point de vue d'une autre époque. Ce qui aujourd'hui serait
regardé comme une honte pour un galant homme
était dans ce temps une chose toute simple et toute
naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en
général entretenir par leurs
maîtresses.
D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut
d'abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la
relisant une seconde fois.
Ketty ne pouvait croire à ce bonheur : d'Artagnan fut
forcé de lui renouveler de vive voix les assurances que la
lettre lui donnait par écrit ; et quel que fût,
avec le caractère emporté de Milady, le danger
que courût la pauvre enfant à remettre ce billet
à sa maîtresse, elle n'en revint pas moins place
Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d'une
rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal
à celui que Ketty avait mis à l'apporter, mais au
premier mot qu'elle lut, elle devint livide ; puis elle froissa le
papier ; puis elle se retourna avec un éclair dans les yeux
du côté de Ketty.
" Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
- Mais c'est la réponse à celle de Madame,
répondit Ketty toute tremblante.
- Impossible ! s'écria Milady ; impossible qu'un
gentilhomme ait écrit à une femme une pareille
lettre ! "
Puis tout à coup tressaillant :
" Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrêta.
Ses dents grinçaient, elle était couleur de
cendre : elle voulut faire un pas vers la fenêtre pour aller
chercher de l'air ; mais elle ne put qu'étendre les bras,
les jambes lui manquèrent, et elle tomba sur un fauteuil.
Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se précipita pour
ouvrir son corsage. Mais Milady se releva vivement :
" Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur
moi ?
- J'ai pensé que Madame se trouvait mal et j'ai voulu lui
porter secours, répondit la suivante tout
épouvantée de l'expression terrible qu'avait
prise la figure de sa maîtresse.
- Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez-
vous ! "
Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.
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Chapitre XXXVI.
REVE DE VENGEANCE.
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Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan
aussitôt qu'il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint
pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta
tout ce qui s'était passé la veille : d'Artagnan
sourit ; cette jalouse colère de Milady, c'était
sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit
inutilement.
Le lendemain Ketty se présenta chez d'Artagnan, non plus
joyeuse et alerte comme les deux jours
précédents, mais au contraire triste à
mourir.
D'Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais
celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et
la lui remit.
Cette lettre était de l'écriture de Milady :
seulement cette fois elle était bien à l'adresse
de d'Artagnan et non à celle de M. de Wardes.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
" Cher Monsieur d'Artagnan, c'est mal de négliger ainsi ses
amis, surtout au moment où l'on va les quitter pour si
longtemps. Mon beau- frère et moi nous avons attendu hier et
avant-hier inutilement. En sera- t-il de même ce soir ?
" Votre bien reconnaissante,
" LADY CLARICK. "
" C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais à
cette lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de
Wardes.
- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
- Ecoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait
à s'excuser à ses propres yeux de manquer
à la promesse qu'il avait faite à Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre à une
invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne
comprendrait rien à l'interruption de mes visites, elle
pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire
jusqu'où irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
- Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez présenter les
choses de façon que vous avez toujours raison. Mais vous
allez encore lui faire la cour ; et si cette fois vous alliez lui
plaire sous votre véritable nom et votre vrai visage, ce
serait bien pis que la première fois ! "
L'instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de
ce qui allait arriver.
D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester
insensible aux séductions de Milady.
Il lui fit répondre qu'il était on ne peut plus
reconnaissant de ses bontés et qu'il se rendrait
à ses ordres ; mais il n'osa lui écrire de peur
de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux
de Milady, déguiser suffisamment son écriture.
A neuf heures sonnant, d'Artagnan était place Royale. Il
était évident que les domestiques qui attendaient
dans l'antichambre étaient prévenus, car
aussitôt que d'Artagnan parut, avant même qu'il
eût demandé si Milady était visible, un
d'eux courut l'annoncer.
" Faites entrer " , dit Milady d'une voix brève, mais si
perçante que d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
On l'introduisit.
" Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
Le laquais sortit.
D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle était
pâle et avait les yeux fatigués, soit par les
larmes, soit par l'insomnie. On avait avec intention diminué
le nombre habituel des lumières, et cependant la jeune femme
ne pouvait arriver à cacher les traces de la
fièvre qui l'avait dévorée depuis deux
jours.
D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit
alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais
physionomie plus bouleversée ne démentit sourire
plus aimable.
Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santé :
" Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.
- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
" Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais été
si charmante, défions- nous. "
Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'éclat possible à sa conversation. En
même temps cette fièvre qui l'avait
abandonnée un instant revenait rendre l'éclat
à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin
à ses lèvres. D'Artagnan retrouva la
Circé qui l'avait déjà
enveloppé de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait
éteint et qui n'était qu'assoupi, se
réveilla dans son coeur. Milady souriait et d'Artagnan
sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un
remords de ce qu'il avait fait contre elle.
Peu à peu Milady devint plus communicative. Elle demanda
à d'Artagnan s'il avait une maîtresse.
" Hélas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il
put prendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une
pareille question, à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne
respire et ne soupire que par vous et pour vous ! "
Milady sourit d'un étrange sourire.
" Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en êtes-vous
point aperçue ?
- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles à prendre.
- Oh ! les difficultés ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ;
il n'y a que les impossibilités qui
m'épouvantent.
- Rien n'est impossible, dit Milady, à un
véritable amour.
- Rien, Madame ?
- Rien " , reprit Milady.
" Diable ! reprit d'Artagnan à part lui, la note est
changée. Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la
capricieuse, et serait-elle disposée à me donner
à moi-même quelque autre saphir pareil
à celui qu'elle m'a donné me prenant pour de
Wardes ? "
D'Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de Milady.
" Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis
prêt.
- A tout ?
- A tout ! s'écria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il
n'avait pas grand- chose à risquer en s'engageant ainsi.
- Eh bien, causons un peu, dit à son tour Milady en
rapprochant son fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
- Je vous écoute, Madame " , dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indécise ; puis
paraissant prendre une résolution :
" J'ai un ennemi, dit-elle.
- Vous, Madame ! s'écria d'Artagnan jouant la surprise,
est-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'êtes
!
- Un ennemi mortel.
- En vérité ?
- Un ennemi qui m'a insultée si cruellement que c'est entre
lui et moi une guerre à mort. Puis-je compter sur vous comme
auxiliaire ? "
D'Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative
créature en voulait venir.
" Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous
appartiennent comme mon amour.
- Alors, dit Milady, puisque vous êtes aussi
généreux qu'amoureux... "
Elle s'arrêta.
" Eh bien ? demanda d'Artagnan.
- Eh bien, reprit Milady après un moment de silence, cessez
dès aujourd'hui de parler d'impossibilités.
- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'écria d'Artagnan
en se précipitant à genoux et en couvrant de
baisers les mains qu'on lui abandonnait.
" Venge-moi de cet infâme de Wardes, murmura Milady entre ses
dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite,
double sot, lame d'épée vivante ! "
" Tombe volontairement entre mes bras après m'avoir
raillé si effrontément, hypocrite et dangereuse
femme, pensait d'Artagnan de son côté, et ensuite
je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
D'Artagnan releva la tête.
" Je suis prêt, dit-il.
- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
- Je devinerais un de vos regards.
- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est
déjà acquis tant de renommée ?
- A l'instant même.
- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
- Vous savez la seule réponse que je désire, dit
d'Artagnan, la seule qui soit digne de vous et de moi ! "
Et il l'attira doucement vers lui.
Elle résista à peine.
" Intéressé ! dit-elle en souriant.
- Ah ! s'écria d'Artagnan véritablement
emporté par la passion que cette femme avait le don
d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon bonheur me
paraît invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir
s'envoler comme un rêve, j'ai hâte d'en faire une
réalité.
- Eh bien, méritez donc ce prétendu bonheur.
- Je suis à vos ordres, dit d'Artagnan.
- Bien sûr ? fit Milady avec un dernier doute.
- Nommez-moi l'infâme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
- Qui vous dit que j'ai pleuré ? dit-elle.
- Il me semblait...
- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
- Songez que son nom c'est tout mon secret.
- Il faut cependant que je sache son nom.
- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
- Vous le connaissez.
- Vraiment ?
- Oui.
- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant
l'hésitation pour faire croire à son ignorance.
- Si c'était un de vos amis, vous hésiteriez
donc ? " s'écria Milady. Et un éclair de menace
passa dans ses yeux.
" Non, fût-ce mon frère ! " s'écria
d'Artagnan comme emporté par l'enthousiasme.
Notre Gascon s'avançait sans risque ; car il savait
où il allait.
" J'aime votre dévouement, dit Milady.
- Hélas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le
toucher, cette fièvre qui brûlait Milady le
gagnait lui-même.
" Vous m'aimez, vous ! s'écria-t-il. Oh ! si cela
était, ce serait à en perdre la raison. "
Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point
d'écarter ses lèvres de son baiser, seulement
elle ne le lui rendit pas.
Ses lèvres étaient froides : il sembla
à d'Artagnan qu'il venait d'embrasser une statue.
Il n'en était pas moins ivre de joie,
électrisé d'amour ; il croyait presque
à la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de
Wardes. Si de Wardes eût été en ce
moment sous sa main, il l'eût tué.
Milady saisit l'occasion.
" Il s'appelle... , dit-elle à son tour.
- De Wardes, je le sais, s'écria d'Artagnan.
- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son
âme.
D'Artagnan sentit qu'il s'était laissé emporter,
et qu'il avait fait une faute.
" Dites, dites, mais dites donc ! répétait
Milady, comment le savez- vous ?
- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
- Oui.
- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon où
j'étais, a montré une bague qu'il a dit tenir de
vous.
- Le misérable ! " s'écria Milady.
L'épithète, comme on le comprend bien, retentit
jusqu'au fond du coeur de d'Artagnan.
" Eh bien ? continua-t-elle.
- Eh bien, je vous vengerai de ce misérable, reprit
d'Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d'Arménie.
- Merci, mon brave ami ! s'écria Milady ; et quand serai-je
vengée ?
- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
Milady allait s'écrier : " Tout de suite " ; mais elle
réfléchit qu'une pareille
précipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
D'ailleurs, elle avait mille précautions à
prendre, mille conseils à donner à son
défenseur, pour qu'il évitât les
explications devant témoins avec le comte. Tout cela se
trouva prévu par un mot de d'Artagnan.
" Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai mort.
- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un lâche.
- Avec les femmes peut-être, mais pas avec les hommes. J'en
sais quelque chose, moi.
- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu
à vous plaindre de la fortune.
- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir
demain.
- Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant.
- Non, je n'hésite pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il
juste de me laisser aller à une mort possible sans m'avoir
donné au moins un peu plus que de l'espoir ? "
Milady répondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
" N'est-ce que cela ? parlez donc. "
Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
" C'est trop juste, dit-elle tendrement.
- Oh ! vous êtes un ange, dit le jeune homme.
- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
- Sauf ce que je vous demande, chère âme !
- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma
tendresse ?
- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
- Silence ; j'entends mon frère : il est inutile qu'il vous
trouve ici. "
Elle sonna ; Ketty parut.
" Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte
dérobée, et revenez à onze heures ;
nous achèverons cet entretien : Ketty vous introduira chez
moi. "
La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant ces
paroles.
" Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle, à demeurer
là, immobile comme une statue ? Allons, reconduisez le
chevalier ; et ce soir, à onze heures, vous avez entendu ! "
" Il paraît que ses rendez-vous sont à onze
heures, pensa d'Artagnan : c'est une habitude prise. "
Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
" Voyons, dit-il en se retirant et en répondant à
peine aux reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ;
décidément cette femme est une grande
scélérate : prenons garde. "
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Chapitre XXXVII.
LE SECRET DE MILADY.
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D'Artagnan était sorti de l'hôtel au lieu de
monter tout de suite chez Ketty, malgré les instances que
lui avait faites la jeune fille, et cela pour deux raisons : la
première, parce que de cette façon il
évitait les reproches, les récriminations, les
prières ; la seconde, parce qu'il n'était pas
fâché de lire un peu dans sa pensée,
et, s'il était possible, dans celle de cette femme.
Tout ce qu'il y avait de plus clair là-dedans, c'est que
d'Artagnan aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le
moins du monde. Un instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de
mieux à faire serait de rentrer chez lui et
d'écrire à Milady une longue lettre dans laquelle
il lui avouerait que lui et de Wardes étaient
jusqu'à présent absolument le même, que
par conséquent il ne pouvait s'engager, sous peine de
suicide, à tuer de Wardes. Mais lui aussi était
éperonné d'un féroce désir
de vengeance ; il voulait posséder à son tour
cette femme sous son propre nom ; et comme cette vengeance lui
paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de
dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l'appartement
de Milady, qu'on apercevait à travers les jalousies ; il
était évident que cette fois la jeune femme
était moins pressée que la première de
rentrer dans sa chambre.
Enfin la lumière disparut.
Avec cette lueur s'éteignit la dernière
irrésolution dans le coeur de d'Artagnan ; il se rappela les
détails de la première nuit, et, le coeur
bondissant, la tête en feu, il rentra dans l'hôtel
et se précipita dans la chambre de Ketty.
La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant de tous ses
membres, voulut arrêter son amant ; mais Milady, l'oreille au
guet, avait entendu le bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la
porte.
" Venez " , dit-elle.
Tout cela était d'une si incroyable imprudence, d'une si
monstrueuse effronterie, qu'à peine si d'Artagnan pouvait
croire à ce qu'il voyait et à ce qu'il entendait.
Il croyait être entraîné dans quelqu'une
de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rêve.
Il ne s'élança pas moins vers Milady,
cédant à cette attraction que l'aimant exerce sur
le fer. La porte se referma derrière eux.
Ketty s'élança à son tour contre la
porte.
La jalousie, la fureur, l'orgueil offensé, toutes les
passions enfin qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la
poussaient à une révélation ; mais
elle était perdue si elle avouait avoir donné les
mains à une pareille machination ; et, par-dessus tout,
d'Artagnan était perdu pour elle. Cette dernière
pensée d'amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.
D'Artagnan, de son côté, était
arrivé au comble de tous ses voeux : ce n'était
plus un rival qu'on aimait en lui, c'était
lui-même qu'on avait l'air d'aimer. Une voix
secrète lui disait bien au fond du coeur qu'il
n'était qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en
attendant qu'il donnât la mort, mais l'orgueil, mais
l'amour-propre, mais la folie faisaient taire cette voix,
étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait à de Wardes
et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui
aussi, pour lui-même.
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant
épouvanté, ce fut une maîtresse ardente
et passionnée s'abandonnant tout entière
à un amour qu'elle semblait éprouver elle-
même. Deux heures à peu près
s'écoulèrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmèrent ;
Milady, qui n'avait point les mêmes motifs que d'Artagnan
pour oublier, revint la première à la
réalité et demanda au jeune homme si les mesures
qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre
étaient bien arrêtées d'avance dans son
esprit.
Mais d'Artagnan, dont les idées avaient pris un tout autre
cours, s'oublia comme un sot et répondit galamment qu'il
était bien tard pour s'occuper de duels à coups
d'épée.
Cette froideur pour les seuls intérêts qui
l'occupassent effraya Milady, dont les questions devinrent plus
pressantes.
Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sérieusement
pensé à ce duel impossible, voulut
détourner la conversation, mais il n'était plus
de force.
Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracées
d'avance avec son esprit irrésistible et sa
volonté de fer.
D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à Milady de
renoncer, en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux
qu'elle avait formés.
Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et
s'éloigna.
" Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix
aiguë et railleuse qui résonna
étrangement dans l'obscurité.
- Vous ne le pensez pas, chère âme !
répondit d'Artagnan ; mais enfin, si ce pauvre comte de
Wardes était moins coupable que vous ne le pensez ?
- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompée, et du
moment où il m'a trompée il a
mérité la mort.
- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un
ton si ferme, qu'il parut à Milady l'expression d'un
dévouement à toute épreuve.
Aussitôt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan croyait être près d'elle depuis deux
heures à peine lorsque le jour parut aux fentes des
jalousies et bientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
" Je suis tout prêt, dit d'Artagnan, mais auparavant je
voudrais être certain d'une chose.
- De laquelle ? demanda Milady.
- C'est que vous m'aimez.
- Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.
- Oui, aussi je suis à vous corps et âme.
- Merci, mon brave amant ! mais de même que je vous ai
prouvé mon amour, vous me prouverez le vôtre
à votre tour, n'est-ce pas ?
- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
- Que puis-je craindre ?
- Mais enfin, que je sois blessé dangereusement,
tué même.
- Impossible, dit Milady, vous êtes un homme si vaillant et
une si fine épée.
- Vous ne préféreriez donc point, reprit
d'Artagnan, un moyen qui vous vengerait de même tout en
rendant inutile le combat. "
Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait à ses yeux clairs une expression
étrangement funeste.
" Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous
hésitez maintenant.
- Non, je n'hésite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de
Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me
semble qu'un homme doit être si cruellement puni par la perte
seule de votre amour, qu'il n'a pas besoin d'autre châtiment
:
- Qui vous dit que je l'aie aimé ? demanda Milady.
- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité
que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et
je vous le répète, je m'intéresse au
comte.
- Vous ? demanda Milady.
- Oui moi.
- Et pourquoi vous ?
- Parce que seul je sais...
- Quoi ?
- Qu'il est loin d'être ou plutôt d'avoir
été aussi coupable envers vous qu'il le
paraît.
- En vérité ! dit Milady d'un air inquiet ;
expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire. "
Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassée, avec
des yeux qui semblaient s'enflammer peu à peu.
" Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan
décidé à en finir ; et depuis que
votre amour est à moi, que je suis bien sûr de le
posséder, car je le possède, n'est-ce pas ?...
- Tout entier, continuez.
- Eh bien, je me sens comme transporté, un aveu me
pèse.
- Un aveu ?
- Si j'eusse douté de votre amour je ne l'eusse pas fait ;
mais vous m'aimez, ma belle maîtresse ? n'est-ce pas, vous
m'aimez ?
- Sans doute.
- Alors si par excès d'amour je me suis rendu coupable
envers vous, vous me pardonnerez ?
- Peut-être ! "
D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pût
prendre, de rapprocher ses lèvres des lèvres de
Milady, mais celle-ci l'écarta.
" Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu ?
- Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes,
jeudi dernier, dans cette même chambre, n'est-ce pas ?
- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et
d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eût pas eu une
certitude si parfaite, il eût douté.
- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
- Oh ! rassurez-vous, vous n'êtes point coupable envers moi,
et je vous ai déjà pardonné !
- Après, après ?
- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-même que cette bague...
- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la même personne. "
L'imprudent s'attendait à une surprise
mêlée de pudeur, à un petit orage qui
se résoudrait en larmes ; mais il se trompait
étrangement, et son erreur ne fut pas longue.
Pâle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant
d'Artagnan d'un violent coup dans la poitrine, elle
s'élança hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour
implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et
résolu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se
déchira en laissant à nu les épaules,
et sur l'une de ces belles épaules rondes et blanches,
d'Artagnan, avec un saisissement inexprimable, reconnut la fleur de
lys, cette marque indélébile qu'imprime la main
infamante du bourreau.
" Grand Dieu ! " s'écria d'Artagnan en lâchant le
peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacé sur le lit.
Mais Milady se sentait dénoncée par l'effroi
même de d'Artagnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune
homme maintenant savait son secret, secret terrible, que tout le monde
ignorait, excepté lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthère blessée.
" Ah ! misérable, dit-elle, tu m'as lâchement
trahie, et de plus tu as mon secret ! Tu mourras ! "
Et elle courut à un coffret de marqueterie posé
sur la toilette, l'ouvrit d'une main fiévreuse et
tremblante, en tira un petit poignard à manche d'or,
à la lame aiguë et mince, et revint d'un bond sur
d'Artagnan à demi nu.
Quoique le jeune homme fût brave, on le sait, il fut
épouvanté de cette figure bouleversée,
de ces pupilles dilatées horriblement, de ces joues
pâles et de ces lèvres sanglantes ; il recula
jusqu'à la ruelle, comme il eût fait à
l'approche d'un serpent qui eût rampé vers lui, et
son épée se rencontrant sous sa main
souillée de sueur, il la tira du fourreau.
Mais sans s'inquiéter de l'épée,
Milady essaya de remonter sur le lit pour le frapper, et elle ne
s'arrêta que lorsqu'elle sentit la pointe aiguë sur
sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette épée avec les
mains mais d'Artagnan l'écarta toujours de ses
étreintes, et, la lui présentant tantôt
aux yeux, tantôt à la poitrine, il se laissa
glisser à bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte
qui conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une façon formidable.
Cependant cela ressemblait à un duel, aussi d'Artagnan se
remettait petit à petit.
" Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre
épaule.
- Infâme ! infâme ! " hurlait Milady.
Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la
défensive.
Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller
à lui, lui s'abritant derrière les meubles pour
se garantir d'elle, Ketty ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans
cesse manoeuvré pour se rapprocher de cette porte, n'en
était plus qu'à trois pas. D'un seul
élan il s'élança de la chambre de
Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme l'éclair,
il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa
chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis,
lorsqu'elle sentit que c'était chose impossible, elle cribla
la porte de coups de poignard, dont quelques-uns
traversèrent l'épaisseur du bois.
Chaque coup était accompagné d'une
imprécation terrible.
" Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan à demi-voix lorsque les
verrous furent mis, fais-moi sortir de l'hôtel, ou si nous
lui laissons le temps de se retourner, elle me fera tuer par les
laquais.
- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous êtes
tout nu.
- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperçut alors seulement
du costume dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme
tu pourras, mais hâtons-nous ; comprends-tu, il y va de la
vie et de la mort ! "
Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une
robe à fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle
lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis
elle l'entraîna par les degrés. Il
était temps, Milady avait déjà
sonné et réveillé tout
l'hôtel. Le portier tira le cordon à la voix de
Ketty au moment même où Milady, à demi
nue de son côté, criait par la fenêtre :
" N'ouvrez pas ! "
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Chapitre XXXVIII.
COMMENT, SANS SE DERANGER, ATHOS TROUVA SON EQUIPEMENT.
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Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaçait encore
d'un geste impuissant. Au moment où elle le perdit de vue,
Milady tomba évanouie dans sa chambre.
D'Artagnan était tellement bouleversé, que, sans
s'inquiéter de ce que deviendrait Ketty, il traversa la
moitié de Paris tout en courant, et ne s'arrêta
que devant la porte d'Athos. L'égarement de son esprit, la
terreur qui l'éperonnait, les cris de quelques patrouilles
qui se mirent à sa poursuite, et les huées de
quelques passants qui, malgré l'heure peu
avancée, se rendaient à leurs affaires, ne firent
que précipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux étages d'Athos et frappa
à la porte à tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan
s'élança avec tant de force dans l'antichambre,
qu'il faillit le culbuter en entrant.
Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon,
cette fois la parole lui revint.
" Hé, là, là !
s'écria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drôlesse ? "
D'Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de
dessous son mantelet ; à la vue de ses moustaches et de son
épée nue, le pauvre diable s'aperçut
qu'il avait affaire à un homme.
Il crut alors que c'était quelque assassin.
" Au secours ! à l'aide ! au secours !
s'écria-t-il.
- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? Où est ton maître ?
- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'écria Grimaud
épouvanté. Impossible.
- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
- Ah ! Monsieur ! c'est que...
- Silence. "
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan à son
maître.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il
était, il partit d'un éclat de rire que motivait
bien la mascarade étrange qu'il avait sous les yeux :
coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ; manches
retroussées et moustaches raides d'émotion.
" Ne riez pas, mon ami, s'écria d'Artagnan ; de par le Ciel
ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n'y a point
de quoi rire. "
Et il prononça ces mots d'un air si solennel et avec une
épouvante si vraie qu'Athos lui prit aussitôt les
mains en s'écriant :
" Seriez-vous blessé, mon ami ? vous êtes bien
pâle !
- Non, mais il vient de m'arriver un terrible
événement. Etes-vous seul, Athos ?
- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette
heure ?
- Bien, bien. "
Et d'Artagnan se précipita dans la chambre d'Athos.
" Hé, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en
poussant les verrous pour n'être pas
dérangés. Le roi est-il mort ? Avez-vous
tué M. le cardinal ? Vous êtes tout
renversé ; voyons, voyons, dites, car je meurs
véritablement d'inquiétude.
- Athos, dit d'Artagnan se débarrassant de ses
vêtements de femme et apparaissant en chemise,
préparez-vous à entendre une histoire incroyable,
inouïe.
- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire
à son ami.
D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre
tant il était encore ému.
" Eh bien ? dit Athos.
- Eh bien, répondit d'Artagnan en se courbant vers
l'oreille d'Athos et en baissant la voix, Milady est marquée
d'une fleur de lys à l'épaule.
- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eût reçu
une balle dans le coeur.
- Voyons, dit d'Artagnan, êtes-vous sûr que
l'autre soit bien morte ?
- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde,
qu'à peine si d'Artagnan l'entendit.
- Oui, celle dont vous m'avez parlé un jour à
Amiens. "
Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa
tête dans ses mains.
" Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six
à vingt- huit ans.
- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Des yeux bleu clair, d'une clarté étrange,
avec des cils et sourcils noirs ?
- Oui.
- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent près de
l'oeillère gauche.
- Oui.
- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme
effacée par les couches de pâte qu'on y applique.
- Oui.
- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
- On l'appelle Milady, mais elle peut être
Française. Malgré cela, Lord de Winter n'est que
son beau-frère.
- Je veux la voir, d'Artagnan.
- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle
est femme à vous rendre la pareille et à ne pas
vous manquer.
- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dénoncer
elle-même.
- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
- Non, dit Athos.
- Une tigresse, une panthère ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai
bien peur d'avoir attiré sur nous deux une vengeance
terrible ! "
D'Artagnan raconta tout alors : la colère
insensée de Milady et ses menaces de mort.
" Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie pour
un cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est après-demain que
nous quittons Paris ; nous allons, selon toute probabilité,
à La Rochelle, et une fois partis...
- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous
reconnaît ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens à la vie ?
- Il y a quelque horrible mystère sous tout cela. , Athos !
cette femme est l'espion du cardinal, j'en suis sûr !
- En ce cas, prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a
pas dans une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en
grande haine ; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous
reprocher ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse,
surtout quand c'est une haine de cardinal, prenez garde à
vous ! Si vous sortez, ne sortez pas seul ; si vous mangez, prenez vos
précautions : méfiez-vous de tout enfin,
même de votre ombre.
- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller
jusqu'à après-demain soir sans encombre, car une
fois à l'armée nous n'aurons plus, je
l'espère, que des hommes à craindre.
- En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de
réclusion, et je vais partout avec vous : il faut que vous
retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.
- Mais si près que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne
puis y retourner comme cela.
- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des
habits.
Grimaud répondit par un autre signe qu'il comprenait
parfaitement et partit.
" Ah çà ! mais voilà qui ne nous
avance pas pour l'équipement, cher ami, dit Athos ; car, si
je ne m'abuse, vous avez laissé toute votre
défroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention
de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
- Le saphir est à vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas
dit que c'était une bague de famille ?
- Oui, mon père l'acheta deux mille écus,
à ce qu'il me dit autrefois ; il faisait partie des cadeaux
de noce qu'il fit à ma mère ; et il est
magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou que
j'étais, plutôt que de garder cette bague comme
une relique sainte, je la donnai à mon tour à
cette misérable.
- Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je
comprends que vous devez tenir.
- Moi, reprendre cette bague, après qu'elle a
passé par les mains de l'infâme ! jamais : cette
bague est souillée, d'Artagnan.
- Vendez-la donc.
- Vendre un diamant qui vient de ma mère ! je vous avoue
que je regarderais cela comme une profanation.
- Alors engagez-la, on vous prêtera bien dessus un millier
d'écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos
affaires, puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la
dégagerez, et vous la reprendrez lavée de ses
anciennes taches, car elle aura passé par les mains des
usuriers. "
Athos sourit.
" Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher
d'Artagnan ; vous relevez par votre éternelle
gaieté les pauvres esprits dans l'affliction. Eh bien, oui,
engageons cette bague, mais à une condition !
- Laquelle ?
- C'est qu'il y aura cinq cents écus pour vous et cinq
cents écus pour moi.
- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme,
moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la
procurerai. Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voilà
tout. Puis vous oubliez que j'ai une bague aussi.
- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens,
moi, à la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
- Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous
tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque
grand danger ; c'est non seulement un diamant précieux, mais
c'est encore un talisman enchanté.
- Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous me
dites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt
à la vôtre ; vous toucherez la moitié
de la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine,
et je doute que, comme à Polycrate, quelque poisson soit
assez complaisant pour nous la rapporter.
- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet ;
celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui
lui était arrivé, avait profité de la
circonstance et apportait les habits lui-même.
D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prêts à sortir, ce dernier fit à
Grimaud le signe d'un homme qui met en joue ; celui-ci
décrocha aussitôt son mousqueton et
s'apprêta à accompagner son maître.
Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivèrent sans
incident à la rue des Fossoyeurs. Bonacieux était
sur la porte, il regarda d'Artagnan d'un air goguenard.
" Eh, mon cher locataire ! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez
une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le
savez, n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
- C'est Ketty ! " s'écria d'Artagnan.
Et il s'élança dans l'allée.
Effectivement, sur le carré conduisant à sa
chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute
tremblante. Dès qu'elle l'aperçut :
" Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver
de sa colère, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui
m'avez perdue !
- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais
qu'est-il arrivé après mon départ ?
- Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussés les
laquais sont accourus, elle était folle de colère
; tout ce qu'il existe d'imprécations elle les a vomies
contre vous. Alors j'ai pensé qu'elle se rappellerait que
c'était par ma chambre que vous aviez
pénétré dans la sienne, et qu'alors
elle songerait que j'étais votre complice ; j'ai pris le peu
d'argent que j'avais, mes hardes les plus précieuses, et je
me suis sauvée.
- Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars
après-demain. - - Tout ce que vous voudrez, Monsieur le
chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siège de
La Rochelle, dit d'Artagnan.
- Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de
votre connaissance : dans votre pays, par exemple.
- Ah ! ma chère amie ! dans mon pays les dames n'ont point
de femmes de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me
chercher Aramis : qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose
de très important à lui dire.
- Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il me semble
que sa marquise...
- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari,
dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue
aux Ours, n'est-ce pas, Ketty ?
- Je demeurerai où l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je
sois bien cachée et que l'on ne sache pas où je
suis.
- Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et par
conséquent que tu n'es plus jalouse de moi...
- Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je
vous aimerai toujours. "
" Où diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura
Athos.
" Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois
tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant j'attache
une grande importance à la question que je te fais :
n'aurais-tu jamais entendu parler d'une jeune dame qu'on aurait
enlevée pendant une nuit.
- Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, est-ce que
vous aimez encore cette femme ?
- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que
voilà.
- Moi ! s'écria Athos avec un accent pareil à
celui d'un homme qui s'aperçoit qu'il va marcher sur une
couleuvre.
- Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos. Vous
savez bien l'intérêt que nous prenons tous
à cette pauvre petite Mme Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne
dira rien : n'est-ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua
d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas
de la porte en entrant ici.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria Ketty, vous me rappelez ma peur ;
pourvu qu'il ne m'ait pas reconnue !
- Comment, reconnue ! tu as donc déjà vu cet
homme ?
- Il est venu deux fois chez Milady.
- C'est cela. Vers quelle époque ?
- Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu
près.
- Justement.
- Et hier soir il est revenu.
- Hier soir.
- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.
- Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un
réseau d'espions ! Et tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ?
- J'ai baissé ma coiffe en l'apercevant, mais
peut-être était-il trop tard.
- Descendez, Athos, vous dont il se méfie moins que de moi,
et voyez s'il est toujours sur sa porte. "
Athos descendit et remonta bientôt.
" Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.
- Il est allé faire son rapport, et dire que tous les
pigeons sont en ce moment au colombier.
- Eh bien, mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyé chercher !
- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. "
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il était
urgent que parmi toutes ses hautes connaissances il trouvât
une place à Ketty.
Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant
:
" Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d'Artagnan
?
- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandé, pour une de ses
amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre
sûre ; et si vous pouvez, mon cher d'Artagnan, me
répondre de Mademoiselle...
- Oh ! Monsieur, s'écria Ketty, je serai toute
dévouée, soyez-en certain, à la
personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. "
Il se mit à une table et écrivit un petit mot
qu'il cacheta avec une bague, et donna le billet à Ketty.
" Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas
meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous.
Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.
- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu
que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je
vous aime aujourd'hui. "
" Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
Un instant après, les trois jeunes gens se
séparèrent en prenant rendez- vous à
quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan
s'inquiétèrent du placement du saphir.
Comme l'avait prévu notre Gascon, on trouva facilement trois
cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que si
on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique
pour des boucles d'oreilles, il en donnerait jusqu'à cinq
cents pistoles.
Athos et d'Artagnan, avec l'activité de deux soldats et la
science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine
à acheter tout l'équipement du mousquetaire.
D'ailleurs Athos était de bonne composition et grand
seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui
convenait, il payait le prix demandé sans essayer
même d'en rabattre. D'Artagnan voulait bien
là-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la
main sur l'épaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que
c'était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de
marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d'un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais,
aux narines de feu, aux jambes fines et
élégantes, qui prenait six ans. Il l'examina et
le trouva sans défaut. On le lui fit mille livres. Peut-
être l'eût-il eu pour moins ; mais tandis que
d'Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les
cent pistoles sur la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois
cents livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud
achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante
pistoles d'Athos. D'Artagnan offrit à son ami de mordre une
bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à
lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait emprunté.
Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les
épaules.
" Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute
propriété ? demanda Athos.
- Cinq cents pistoles.
- C'est-à-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles
pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c'est une véritable
fortune, cela, mon ami, retournez chez le juif.
- Comment, vous voulez...
- Cette bague, décidément, me rappellerait de
trop tristes souvenirs ; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles
à lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres
à ce marché. Allez lui dire que la bague est
à lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
- Réfléchissez, Athos.
- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir
faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous
accompagnera avec son mousqueton. "
Une demi-heure après, d'Artagnan revint avec les deux mille
livres et sans qu'il lui fût arrivé aucun
accident.
Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son ménage des ressources
auxquelles il ne s'attendait pas.
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Chapitre XXXIX.
UNE VISION.
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A quatre heures, les quatre amis étaient donc
réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur
l'équipement avaient tout à fait disparu, et
chaque visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et
secrètes inquiétudes ; car derrière
tout bonheur présent est cachée une crainte
à venir.
Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres
à l'adresse de d'Artagnan.
L'une était un petit billet gentiment plié en
long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était
empreinte une colombe rapportant un rameau vert.
L'autre était une grande épître
carrée et resplendissante des armes terribles de Son
Eminence le cardinal-duc.
A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il
avait cru reconnaître l'écriture ; et quoiqu'il
n'eût vu cette écriture qu'une fois, la
mémoire en était restée au plus
profond de son coeur.
Il prit donc la petite épître et la
décacheta vivement.
" Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures
à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez
avec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez
à votre vie et à celle des gens qui vous aiment,
ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire
que vous avez reconnu celle qui s'expose à tout pour vous
apercevoir un instant. "
Pas de signature.
" C'est un piège, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaître
l'écriture.
- Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos ;
à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot
est tout à fait déserte : autant que vous alliez
vous promener dans la forêt de Bondy.
- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne
nous dévorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ;
plus, les chevaux ; plus les armes.
- Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit
Porthos.
- Mais si c'est une femme qui écrit, dit Aramis, et que
cette femme désire ne pas être vue, songez que
vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui est mal de la part d'un
gentilhomme.
- Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul
s'avancera.
- Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré
d'un carrosse qui marche au galop.
- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le
carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera
toujours autant d'ennemis de moins.
- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes
d'ailleurs.
- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et
nonchalant.
- Comme vous voudrez, dit Athos.
- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous
avons le temps à peine d'être à six
heures sur la route de Chaillot.
- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait
pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter,
Messieurs.
- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble
que le cachet indique cependant qu'elle mérite bien
d'être ouverte : quant à moi, je vous
déclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus
que du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur
votre coeur. "
D'Artagnan rougit.
" Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son
Eminence. "
Et d'Artagnan décacheta la lettre et lut :
" M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au
Palais-Cardinal ce soir à huit heures.
" LA HOUDINIERE,
" Capitaine des gardes. "
" Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement
inquiétant que l'autre.
- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est
pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout.
- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut
manquer à un rendez-vous donné par une dame ;
mais un gentilhomme prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son
Eminence, surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que ce n'est pas
pour y recevoir des compliments.
- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
- Messieurs, répondit d'Artagnan, j'ai
déjà reçu par M. de Cavois pareille
invitation de Son Eminence, je l'ai négligée, et
le lendemain il m'est arrivé un grand malheur ! Constance a
disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j'irai.
- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
- Mais la Bastille ? dit Aramis.
- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et
comme si c'était la chose la plus simple, sans doute nous
vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons partir
après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette
Bastille.
- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la
soirée, attendons- le chacun à une porte du
palais avec trois mousquetaires derrière nous ; si nous
voyons sortir quelque voiture à portière
fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus.
Il y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec
les gardes de M. le cardinal, et M. de Tréville doit nous
croire morts.
- Décidément, Athos, dit Aramis, vous
étiez fait pour être général
d'armée ; que dites-vous du plan, Messieurs ?
- Admirable ! répétèrent en choeur
les jeunes gens.
- Eh bien, dit Porthos, je cours à l'hôtel, je
préviens nos camarades de se tenir prêts pour huit
heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal ; vous,
pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais.
- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en
faire prendre un chez M. de Tréville.
- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan.
- Trois, répondit en souriant Aramis.
- Mon cher ! dit Athos, vous êtes certainement le
poète le mieux monté de France et de Navarre.
- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux,
n'est-ce pas ? je ne comprends pas même que vous ayez
acheté trois chevaux.
- Aussi, je n'en ai acheté que deux, dit Aramis.
- Le troisième vous est donc tombé du ciel ?
- Non, le troisième m'a été
amené ce matin même par un domestique sans
livrée qui n'a pas voulu me dire à qui il
appartenait et qui m'a affirmé avoir reçu l'ordre
de son maître...
- Ou de sa maîtresse, interrompit d'Artagnan.
- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a
affirmé, dis-je, avoir reçu l'ordre de sa
maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans
me dire de quelle part il venait.
- Il n'y a qu'aux poètes que ces choses-là
arrivent, reprit gravement Athos.
- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux
chevaux monterez-vous : celui que vous avez acheté, ou celui
qu'on vous a donné ?
- Celui que l'on m'a donné sans contredit ; vous comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
- Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.
- Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile ?
- A peu près.
- Et vous l'avez choisi vous-même ?
- Et avec le plus grand soin ; la sûreté du
cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son
cheval !
- Eh bien, cédez-le-moi pour le prix qu'il vous a
coûté !
- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le
temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette
bagatelle.
- Et combien vous coûte-t-il ?
- Huit cents livres.
- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en
tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec
laquelle on vous paie vos poèmes.
- Vous êtes donc en fonds ? dit Aramis.
- Riche, richissime, mon cher ! "
Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
" Envoyez votre selle à l'Hôtel des Mousquetaires,
et l'on vous amènera votre cheval ici avec les
nôtres.
- Très bien ; mais il est bientôt cinq heures,
hâtons-nous. "
Un quart d'heure après, Porthos apparut à un bout
de la rue Férou sur un genet magnifique ; Mousqueton le
suivait sur un cheval d'Auvergne, petit, mais solide. Porthos
resplendissait de joie et d'orgueil.
En même temps Aramis apparut à l'autre bout de la
rue monté sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait
sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois :
c'était la monture de d'Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la
porte : Athos et d'Artagnan les regardaient par la fenêtre.
" Diable ! dit Aramis, vous avez là un superbe cheval, mon
cher Porthos.
- Oui, répondit Porthos ; c'est celui qu'on devait
m'envoyer tout d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a
substitué l'autre ; mais le mari a été
puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. "
Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en
main les montures de leurs maîtres ; d'Artagnan et Athos
descendirent, se mirent en selle près de leurs compagnons,
et tous quatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu'il devait
à sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait à
sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu'il devait à
sa procureuse, et d'Artagnan sur le cheval qu'il devait à sa
bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l'avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et
si Mme Coquenard s'était trouvée sur le chemin de
Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau
genet d'Espagne, elle n'aurait pas regretté la
saignée qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari.
Près du Louvre les quatre amis rencontrèrent M.
de Tréville qui revenait de Saint-Germain ; il les
arrêta pour leur faire compliment sur leur
équipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques
centaines de badauds.
D'Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de
Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes
ducales ; il est bien entendu que de l'autre il n'en souffla point mot.
M. de Tréville approuva la résolution qu'il avait
prise, et l'assura que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il
saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.
En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre
amis s'excusèrent sur un rendez-vous, et prirent
congé de M. de Tréville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour
commençait à baisser, les voitures passaient et
repassaient ; d'Artagnan, gardé à quelques pas
par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y
apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, après, un quart d'heure d'attente et comme le
crépuscule tombait tout à fait, une voiture
apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres ; un
pressentiment dit d'avance à d'Artagnan que cette voiture
renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous : le
jeune homme fut tout étonné lui-même de
sentir son coeur battre si violemment. Presque aussitôt une
tête de femme sortit par la portière, deux doigts
sur la bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer
un baiser ; d'Artagnan poussa un léger cri de joie, cette
femme, ou plutôt cette apparition, car la voiture
était passée avec la rapidité d'une
vision, était Mme Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation
faite, d'Artagnan lança son cheval au galop et en quelques
bonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la portière
était hermétiquement fermée : la
vision avait disparu.
D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez
à votre vie et à celle des personnes qui vous
aiment, demeurez immobile et comme si vous n'aviez rien vu. "
Il s'arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre
femme qui évidemment s'était exposée
à un grand péril en lui donnant ce rendez- vous.
La voiture continua sa route toujours marchant à fond de
train, s'enfonça dans Paris et disparut.
D'Artagnan était resté interdit à la
même place et ne sachant que penser. Si c'était
Mme Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d'un coup
d'oeil, pourquoi ce baiser perdu ? Si d'un autre
côté ce n'était pas elle, ce qui
était encore bien possible, car le peu de jour qui restait
rendait une erreur facile, si ce n'était pas elle, ne
serait-ce pas le commencement d'un coup de main monté contre
lui avec l'appât de cette femme pour laquelle on connaissait
son amour ?
Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois
avaient parfaitement vu une tête de femme
apparaître à la portière, mais aucun
d'eux, excepté Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis
d'Athos, au reste, fut que c'était bien elle ; mais moins
préoccupé que d'Artagnan de ce joli visage, il
avait cru voir une seconde tête, une tête d'homme
au fond de la voiture.
" S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette
pauvre créature, et comment la rejoindrai-je jamais ?
- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls
qu'on ne soit pas exposé à rencontrer sur la
terre. Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si
votre maîtresse n'est pas morte, si c'est elle que nous
venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l'autre. Et
peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent
misanthropique qui lui était propre, peut-être
plus tôt que vous ne voudrez. "
Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était
en retard d'une vingtaine de minutes sur le rendez-vous
donné. Les amis de d'Artagnan lui rappelèrent
qu'il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer
qu'il était encore temps de s'en dédire.
Mais d'Artagnan était à la fois
entêté et curieux. Il avait mis dans sa
tête qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que
voulait lui dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de
résolution.
On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on
trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient
en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua
ce dont il était question.
D'Artagnan était fort connu dans l'honorable corps des
mousquetaires du roi, où l'on savait qu'il prendrait un jour
sa place ; on le regardait donc d'avance comme un camarade. Il
résulta de ces antécédents que chacun
accepta de grand coeur la mission pour laquelle il était
convié ; d'ailleurs il s'agissait, selon toute
probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le
cardinal et à ses gens, et pour de pareilles
expéditions, ces dignes gentilshommes étaient
toujours prêts.
Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un,
donna le second à Aramis et le troisième
à Porthos, puis chaque groupe alla s'embusquer en face d'une
sortie.
D'Artagnan, de son côté, entra bravement par la
porte principale.
Quoiqu'il se sentît vigoureusement appuyé, le
jeune homme n'était pas sans inquiétude en
montant pas à pas le grand escalier. Sa conduite avec Milady
ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait
des relations politiques qui existaient entre cette femme et le
cardinal ; de plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommodé,
était des fidèles de Son Eminence, et d'Artagnan
savait que si Son Eminence était terrible à ses
ennemis, elle était fort attachée à
ses amis.
" Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, ce
qui n'est pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je
dois me regarder à peu près comme un homme
condamné, disait d'Artagnan en secouant la tête.
Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple,
Milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite
douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime
aura fait déborder le vase.
" Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me
laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la
compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas
faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des
forces de toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir
et le roi sans volonté. D'Artagnan, mon ami, tu es brave, tu
as d'excellentes qualités, mais les femmes te perdront ! "
Il en était à cette triste conclusion lorsqu'il
entra dans l'antichambre. Il remit sa lettre à l'huissier de
service qui le fit passer dans la salle d'attente et
s'enfonça dans l'intérieur du palais.
Dans cette salle d'attente étaient cinq ou six gardes de M.
le cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que
c'était lui qui avait blessé Jussac, le
regardèrent en souriant d'un singulier sourire.
Ce sourire parut à d'Artagnan d'un mauvais augure ;
seulement, comme notre Gascon n'était pas facile
à intimider, ou que plutôt, grâce
à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne
laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme,
quand ce qui s'y passait ressemblait à de la crainte, il se
campa fièrement devant MM. les gardes et attendit la main
sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de
majesté.
L'huissier rentra et fit signe à d'Artagnan de le suivre. Il
sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant
s'éloigner, chuchotaient entre eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une
bibliothèque, et se trouva en face d'un homme assis devant
un bureau et qui écrivait.
L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan
crut d'abord qu'il avait affaire à quelque juge examinant
son dossier, mais il s'aperçut que l'homme de bureau
écrivait ou plutôt corrigeait des lignes
d'inégales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ;
il vit qu'il était en face d'un poète. Au bout
d'un instant, le poète ferma son manuscrit sur la couverture
duquel était écrit : MIRAME, tragédie
en cinq actes , et leva la tête.
D'Artagnan reconnut le cardinal.
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Chapitre XL.
LE CARDINAL.
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Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et
regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus
profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et
d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une
fièvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la
main, et attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil,
mais aussi sans trop d'humilité.
" Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d'Artagnan du
Béarn ?
- Oui, Monseigneur, répondit le jeune homme.
- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan à Tarbes et dans
les environs, dit le cardinal, à laquelle appartenez-vous ?
- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le
grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.
- C'est bien cela. C'est vous qui êtes parti, il y a sept
à huit mois à peu près, de votre pays,
pour venir chercher fortune dans la capitale ?
- Oui, Monseigneur.
- Vous êtes venu par Meung, où il vous est
arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin
quelque chose.
- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivé...
- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait
qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui
raconter ; vous étiez recommandé à M.
de Tréville, n'est-ce pas ?
- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de
Meung...
- La lettre avait été perdue, reprit l'Eminence
; oui, je sais cela ; mais M. de Tréville est un habile
physionomiste qui connaît les hommes à la
première vue, et il vous a placé dans la
compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous
laissant espérer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans
les mousquetaires.
- Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d'Artagnan.
- Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien
des choses : vous vous êtes promené
derrière les Chartreux, un jour qu'il eût mieux
valu que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un
voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrêtés en
route ; mais vous, vous avez continué votre chemin. C'est
tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais...
- A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde
personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout
savoir. A votre retour, vous avez été
reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que
vous avez conservé le souvenir qu'elle vous a
donné. "
- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en
tourna vivement le chaton en dedans ; mais il était trop
tard.
" Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de
Cavois, reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ;
cette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgrâce de
Votre Eminence.
- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos
supérieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne
l'eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand
vous méritiez des éloges ! Ce sont les gens qui
n'obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme
vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous
la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir,
et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé
le soir même. "
C'était le soir même qu'avait eu lieu
l'enlèvement de Mme Bonacieux. D'Artagnan frissonna ; et il
se rappela qu'une demi-heure auparavant la pauvre femme
était passée près de lui, sans doute
encore emportée par la même puissance qui l'avait
fait disparaître.
" Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous
depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez.
D'ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement - : vous avez
remarqué vous-même combien vous avez
été ménagé dans toutes les
circonstances. "
D'Artagnan s'inclina avec respect.
" Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment
d'équité naturelle, mais encore d'un plan que je
m'étais tracé à votre
égard. "
D'Artagnan était de plus en plus
étonné.
" Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous
reçûtes ma première invitation ; mais
vous n'êtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour ce
retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous
là, devant moi, Monsieur d'Artagnan : vous êtes
assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout. "
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui
était si étonné de ce qui se passait,
que, pour obéir, il attendit un second signe de son
interlocuteur.
" Vous êtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ;
vous êtes prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de
tête et de coeur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il en
souriant, par les hommes de coeur, j'entends les hommes de courage ;
mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant
dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez
garde, ils vous perdront !
- Hélas ! Monseigneur, répondit le jeune homme,
ils le feront bien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien
appuyés, tandis que moi je suis seul !
- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous êtes, vous avez
déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je
n'en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin
d'être guidé dans l'aventureuse
carrière que vous avez entreprise ; car, si je ne me trompe,
vous êtes venu à Paris avec l'ambitieuse
idée de faire fortune.
- Je suis dans l'âge des folles espérances,
Monseigneur, dit d'Artagnan.
- Il n'y a de folles espérances que pour les sots,
Monsieur, et vous êtes homme d'esprit. Voyons, que
diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes, et d'une compagnie
après la campagne ?
- Ah ! Monseigneur !
- Vous acceptez, n'est-ce pas ?
- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassé.
- Comment, vous refusez ? s'écria le cardinal avec
étonnement.
- Je suis dans les gardes de Sa Majesté, Monseigneur, et je
n'ai point de raisons d'être mécontent.
- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, à moi,
sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu'on
serve dans un corps français, on sert le roi.
- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles.
- Vous voulez un prétexte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh
bien, ce prétexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne
qui s'ouvre, l'occasion que je vous offre, voilà pour le
monde ; pour vous, le besoin de protections sûres ; car il
est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reçu
des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement
vos jours et vos nuits au service du roi. "
D'Artagnan rougit.
" Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de
papiers, j'ai là tout un dossier qui vous concerne ; mais
avant de le lire, j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de
résolution, et vos services bien dirigés, au lieu
de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup.
Allons, réfléchissez, et décidez-vous.
- Votre bonté me confond, Monseigneur, répondit
d'Artagnan, et je reconnais dans Votre Eminence une grandeur
d'âme qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin,
puisque Monseigneur me permet de lui parler franchement... "
D'Artagnan s'arrêta.
" Oui, parlez.
- Eh bien, je dirai à Votre Eminence que tous mes amis sont
aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une
fatalité inconcevable, sont à Votre Eminence ; je
serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas,
si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur.
- Auriez-vous déjà cette orgueilleuse
idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, Monsieur ?
dit le cardinal avec un sourire de dédain.
- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au
contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour être
digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va
s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre Eminence, et
si j'ai le bonheur de me conduire à ce siège de
telle façon que je mérite d'attirer ses regards,
Eh bien, après j'aurai au moins derrière moi
quelque action d'éclat pour justifier la protection dont
elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire à son
temps, Monseigneur ; peut-être plus tard aurai-je le droit de
me donner, à cette heure j'aurais l'air de me vendre.
- C'est-à-dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit
le cardinal avec un ton de dépit dans lequel
perçait cependant une sorte d'estime ; demeurez donc libre
et gardez vos haines et vos sympathies.
- Monseigneur...
- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous
comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les
récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et
cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous bien, Monsieur
d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retiré ma main de
dessus vous, je n'achèterai pas votre vie pour une obole.
- J'y tâcherai, Monseigneur, répondit le Gascon
avec une noble assurance.
- Songez plus tard, et à un certain moment, s'il vous
arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai
été vous chercher, et que j'ai fait ce que j'ai
pu pour que ce malheur ne vous arrivât pas.
- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa
poitrine et en s'inclinant, une éternelle reconnaissance
à Votre Eminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous
reverrons après la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car
je serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt
à d'Artagnan une magnifique armure qu'il devait endosser, et
à notre retour, Eh bien, nous compterons !
- Ah ! Monseigneur, s'écria d'Artagnan,
épargnez-moi le poids de votre disgrâce ; restez
neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant homme.
- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce
que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. "
Cette dernière parole de Richelieu exprimait un doute
terrible ; elle consterna d'Artagnan plus que n'eût fait une
menace, car c'était un avertissement. Le cardinal cherchait
donc à le préserver de quelque malheur qui le
menaçait. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais
d'un geste hautain, le cardinal le congédia.
D'Artagnan sortit ; mais à la porte le coeur fut
prêt à lui manquer, et peu s'en fallut qu'il ne
rentrât. Cependant la figure grave et
sévère d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le
cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait
plus la main, Athos le renierait.
Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un
caractère vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
D'Artagnan descendit par le même escalier qu'il
était entré, et trouva devant la porte Athos et
les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui
commençaient à s'inquiéter. D'un mot
d'Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir les
autres postes qu'il était inutile de monter une plus longue
garde, attendu que son maître était sorti sain et
sauf du Palais-Cardinal.
Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos
s'informèrent des causes de cet étrange
rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de
Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes
avec le grade d'enseigne, et qu'il avait refusé.
" Et vous avez eu raison " , s'écrièrent d'une
seule voix Porthos et Aramis.
Athos tomba dans une profonde rêverie et ne
répondit rien. Mais lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan :
" Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais
peut-être avez-vous eu tort. "
D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix répondait
à une voix secrète de son âme, qui lui
disait que de grands malheurs l'attendaient.
La journée du lendemain se passa en préparatifs
de départ ; d'Artagnan alla faire ses adieux à M.
de Tréville. A cette heure on croyait encore que la
séparation des gardes et des mousquetaires serait
momentanée, le roi tenant son parlement le jour
même et devant partir le lendemain. M. de Tréville
se contenta donc de demander à d'Artagnan s'il avait besoin
de lui, mais d'Artagnan répondit fièrement qu'il
avait tout ce qu'il lui fallait.
La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des gardes
de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de
Tréville, qui avaient fait amitié ensemble. On se
quittait pour se revoir quand il plairait à Dieu et s'il
plaisait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme
on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre
l'extrême préoccupation que par
l'extrême insouciance.
Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se
quittèrent : les mousquetaires coururent à
l'hôtel de M. de Tréville, les gardes à
celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit
aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi passait
sa revue.
Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui
ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la
fièvre l'avait pris au milieu du parlement et tandis qu'il
tenait son lit de justice. Il n'en était pas moins
décidé à partir le soir même
; et, malgré les observations qu'on lui avait faites, il
avait voulu passer sa revue, espérant, par le premier coup
de vigueur, vaincre la maladie qui commençait à
s'emparer de lui.
La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche, les
mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit
à Porthos d'aller faire, dans son superbe
équipage, un tour dans la rue aux Ours.
La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle
lui fit signe de descendre et de venir auprès d'elle.
Porthos était magnifique ; ses éperons
résonnaient, sa cuirasse brillait, son
épée lui battait fièrement les jambes.
Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait
l'air d'un coupeur d'oreilles.
Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard, dont le
petit oeil gris brilla de colère en voyant son cousin tout
flambant neuf. Cependant une chose le consola intérieurement
; c'est qu'on disait partout que la campagne serait rude : il
espérait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y
serait tué.
Porthos présenta ses compliments à
maître Coquenard et lui fit ses adieux ; maître
Coquenard lui souhaita toutes sortes de
prospérités. Quant à Mme Coquenard,
elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise
conséquence de sa douleur, on la savait fort
attachée à ses parents, pour lesquels elle avait
toujours eu de cruelles disputes avec son mari.
Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de Mme
Coquenard : ils furent déchirants.
Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un
mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à
croire qu'elle voulait se précipiter. Porthos
reçut toutes ces marques de tendresse en homme
habitué à de pareilles démonstrations.
Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et
l'agita en signe d'adieu.
De son côté, Aramis écrivait une longue
lettre. A qui ? Personne n'en savait rien. Dans la chambre voisine,
Ketty, qui devait partir le soir même pour Tours, attendait
cette lettre mystérieuse.
Athos buvait à petits coups la dernière bouteille
de son vin d'Espagne.
Pendant ce temps, d'Artagnan défilait avec sa compagnie.
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder
gaiement la Bastille ; mais, comme c'était la Bastille
seulement qu'il regardait, il ne vit point Milady, qui,
montée sur un cheval isabelle, le désignait du
doigt à deux hommes de mauvaise mine qui
s'approchèrent aussitôt des rangs pour le
reconnaître. Sur une interrogation qu'ils firent du regard,
Milady répondit par un signe que c'était bien
lui. Puis, certaine qu'il ne pouvait plus y avoir de méprise
dans l'exécution de ses ordres, elle piqua son cheval et
disparut.
Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, à la
sortie du faubourg Saint-Antoine, montèrent sur des chevaux
tout préparés qu'un domestique sans
livrée tenait en main en les attendant.
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Chapitre XLI.
LE SIEGE DE LA ROCHELLE.
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Le siège de La Rochelle fut un des grands
événements politiques du règne de
Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal. Il
est donc intéressant, et même
nécessaire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs
détails de ce siège se liant d'ailleurs d'une
manière trop importante à l'histoire que nous
avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence.
Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce
siège, étaient considérables.
Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues
particulières qui n'eurent peut-être pas sur Son
Eminence moins d'influence que les premières.
Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots
comme places de sûreté, il ne restait plus que La
Rochelle. Il s'agissait donc de détruire ce dernier
boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se venaient
incessamment mêler des ferments de révolte civile
ou de guerre étrangère.
Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de
toute nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au premier
appel sous les drapeaux des protestants et s'organisaient comme une
vaste association dont les branches divergeaient à loisir
sur tous les points de l'Europe.
La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des
autres villes calvinistes, était donc le foyer des
dissensions et des ambitions. Il y avait plus, son port
était la dernière porte ouverte aux Anglais dans
le royaume de France ; et en la fermant à l'Angleterre,
notre éternelle ennemie, le cardinal achevait l'oeuvre de
Jeanne d'Arc et du duc de Guise.
Aussi Bassompierre, qui était à la fois
protestant et catholique, protestant de conviction et catholique comme
commandeur du Saint- Esprit ; Bassompierre, qui était
Allemand de naissance et Français de coeur ; Bassompierre,
enfin, qui avait un commandement particulier au siège de La
Rochelle, disait-il, en chargeant à la tête de
plusieurs autres seigneurs protestants comme lui :
" Vous verrez, Messieurs, que nous serons assez bêtes pour
prendre La Rochelle ! "
Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l'île de
Ré lui présageait les dragonnades des
Cévennes ; la prise de La Rochelle était la
préface de la révocation de l'édit de
Nantes.
Mais nous l'avons dit, à côté de ces
vues du ministre niveleur et simplificateur, et qui appartiennent
à l'histoire, le chroniqueur est bien forcé de
reconnaître les petites visées de l'homme amoureux
et du rival jaloux.
Richelieu, comme chacun sait, avait été amoureux
de la reine ; cet amour avait-il chez lui un simple but politique ou
était-ce tout naturellement une de ces profondes passions
comme en inspira Anne d'Autriche à ceux qui l'entouraient,
c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout cas on a vu, par les
développements antérieurs de cette histoire, que
Buckingham l'avait emporté sur lui, et que, dans deux ou
trois circonstances et particulièrement dans celles des
ferrets, il l'avait, grâce au dévouement des trois
mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement
mystifié.
Il s'agissait donc pour Richelieu, non seulement de
débarrasser la France d'un ennemi, mais de se venger d'un
rival ; au reste, la vengeance devait être grande et
éclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans sa
main, pour épée de combat, les forces de tout un
royaume.
Richelieu savait qu'en combattant l'Angleterre il combattait
Buckingham, qu'en triomphant de l'Angleterre il triomphait de
Buckingham, enfin qu'en humiliant l'Angleterre aux yeux de l'Europe il
humiliait Buckingham aux yeux de la reine.
De son côté Buckingham, tout en mettant en avant
l'honneur de l'Angleterre, était mû par des
intérêts absolument semblables à ceux
du cardinal ; Buckingham aussi poursuivait une vengeance
particulière : sous aucun prétexte, Buckingham
n'avait pu rentrer en France comme ambassadeur, il voulait y rentrer
comme conquérant.
Il en résulte que le véritable enjeu de cette
partie, que les deux plus puissants royaumes jouaient pour le bon
plaisir de deux hommes amoureux, était un simple regard
d'Anne d'Autriche.
Le premier avantage avait été au duc de
Buckingham : arrivé inopinément en vue de
l'île de Ré avec quatre-vingt-dix vaisseaux et
vingt mille hommes à peu près, il avait surpris
le comte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l'île ;
il avait, après un combat sanglant,
opéré son débarquement.
Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baron
de Chantal ; le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de
dix-huit mois.
Cette petite fille fut depuis Mme de Sévigné.
Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin avec la
garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort qu'on
appelait le fort de La Prée.
Cet événement avait hâté les
résolutions du cardinal ; et en attendant que le roi et lui
pussent aller prendre le commandement du siège de La
Rochelle, qui était résolu, il avait fait partir
Monsieur pour diriger les premières opérations,
et avait fait filer vers le théâtre de la guerre
toutes les troupes dont il avait pu disposer.
C'était de ce détachement envoyé en
avant-garde que faisait partie notre ami d'Artagnan.
Le roi, comme nous l'avons dit, devait suivre, aussitôt son
lit de justice tenu ; mais en se levant de ce lit de justice, le 28
juin, il s'était senti pris par la fièvre ; il
n'en avait pas moins voulu partir, mais, son état empirant,
il avait été forcé de
s'arrêter à Villeroi.
Or, où s'arrêtait le roi s'arrêtaient
les mousquetaires ; il en résultait que d'Artagnan, qui
était purement et simplement dans les gardes, se trouvait
séparé, momentanément du moins, de ses
bons amis Athos, Porthos et Aramis ; cette séparation, qui
n'était pour lui qu'une contrariété,
fût certes devenue une inquiétude
sérieuse s'il eût pu deviner de quels dangers
inconnus il était entouré.
Il n'en arriva pas moins sans accident au camp établi devant
La Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'année
1627.
Tout était dans le même état : le duc
de Buckingham et ses Anglais, maîtres de l'île de
Ré, continuaient d'assiéger, mais sans
succès, la citadelle de Saint-Martin et le fort de La
Prée, et les hostilités avec La Rochelle
étaient commencées depuis deux ou trois jours
à propos d'un fort que le duc d'Angoulême venait
de faire construire près de la ville.
Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur
logement aux Minimes.
Mais, nous le savons, d'Artagnan, préoccupé de
l'ambition de passer aux mousquetaires, avait rarement fait
amitié avec ses camarades ; il se trouvait donc
isolé et livré à ses propres
réflexions.
Ses réflexions n'étaient pas riantes : depuis un
an qu'il était arrivé à Paris, il
s'était mêlé aux affaires publiques ;
ses affaires privées n'avaient pas fait grand chemin comme
amour et comme fortune.
Comme amour, la seule femme qu'il eût aimée
était Mme Bonacieux, et Mme Bonacieux avait disparu sans
qu'il pût découvrir encore ce qu'elle
était devenue.
Comme fortune, il s'était fait, lui chétif,
ennemi du cardinal, c'est-à-dire d'un homme devant lequel
tremblaient les plus grands du royaume, à commencer par le
roi.
Cet homme pouvait l'écraser, et cependant il ne l'avait pas
fait : pour un esprit aussi perspicace que l'était
d'Artagnan, cette indulgence était un jour par lequel il
voyait dans un meilleur avenir.
Puis, il s'était fait encore un autre ennemi moins
à craindre, pensait-il, mais que cependant il sentait
instinctivement n'être pas à mépriser :
cet ennemi, c'était Milady.
En échange de tout cela il avait acquis la protection et la
bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine
était, par le temps qui courait, une cause de plus de
persécution ; et sa protection, on le sait,
protégeait fort mal : témoins Chalais et Mme
Bonacieux.
Ce qu'il avait donc gagné de plus clair dans tout cela,
c'était le diamant de cinq ou six mille livres qu'il portait
au doigt ; et encore ce diamant, en supposant que d'Artagnan, dans ses
projets d'ambition, voulût le garder pour s'en faire un jour
un signe de reconnaissance près de la reine, n'avait en
attendant, puisqu'il ne pouvait s'en défaire, pas plus de
valeur que les cailloux qu'il foulait à ses pieds.
Nous disons " que les cailloux qu'il foulait à ses pieds " ,
car d'Artagnan faisait ces réflexions en se promenant
solitairement sur un joli petit chemin qui conduisait du camp au
village d'Angoutin ; or ces réflexions l'avaient conduit
plus loin qu'il ne croyait, et le jour commençait
à baisser, lorsqu'au dernier rayon du soleil couchant il lui
sembla voir briller derrière une haie le canon d'un
mousquet.
D'Artagnan avait l'oeil vif et l'esprit prompt, il comprit que le
mousquet n'était pas venu là tout seul et que
celui qui le portait ne s'était pas caché
derrière une haie dans des intentions amicales. Il
résolut donc de gagner au large, lorsque de l'autre
côté de la route, derrière un rocher,
il aperçut l'extrémité d'un second
mousquet.
C'était évidemment une embuscade.
Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit avec
une certaine inquiétude qu'il s'abaissait dans sa direction,
mais aussitôt qu'il vit l'orifice du canon immobile il se
jeta ventre à terre. En même temps le coup partit,
il entendit le sifflement d'une balle qui passait au-dessus de sa
tête.
Il n'y avait pas de temps à perdre, d'Artagnan se redressa
d'un bond, et au même moment la balle de l'autre mousquet fit
voler les cailloux à l'endroit même du chemin
où il s'était jeté la face contre
terre.
D'Artagnan n'était pas un de ces hommes inutilement braves
qui cherchent une mort ridicule pour qu'on dise d'eux qu'ils n'ont pas
reculé d'un pas, d'ailleurs il ne s'agissait plus de courage
ici, d'Artagnan était tombé dans un guet-apens.
" S'il y a un troisième coup, se dit-il, je suis un homme
perdu ! "
Et aussitôt prenant ses jambes à son cou, il
s'enfuit dans la direction du camp, avec la vitesse des gens de son
pays si renommés pour leur agilité ; mais, quelle
que fût la rapidité de sa course, le premier qui
avait tiré, ayant eu le temps de recharger son arme, lui
tira un second coup si bien ajusté, cette fois, que la balle
traversa son feutre et le fit voler à dix pas de lui.
Cependant, comme d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il ramassa le
sien tout en courant, arriva fort essoufflé et fort
pâle, dans son logis, s'assit sans rien dire à
personne et se mit à réfléchir.
Cet événement pouvait avoir trois causes :
La première et la plus naturelle pouvait être une
embuscade des Rochelois, qui n'eussent pas été
fâchés de tuer un des gardes de Sa
Majesté, d'abord parce que c'était un ennemi de
moins, et que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie dans sa
poche.
D'Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et secoua la
tête. La balle n'était pas une balle de mousquet,
c'était une balle d'arquebuse ; la justesse du coup lui
avait déjà donné l'idée
qu'il avait été tiré par une arme
particulière : ce n'était donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n'était pas de calibre.
Ce pouvait être un bon souvenir de M. le cardinal. On se
rappelle qu'au moment même où il avait,
grâce à ce bienheureux rayon de soleil,
aperçu le canon du fusil, il s'étonnait de la
longanimité de Son Eminence à son
égard.
Mais d'Artagnan secoua la tête. Pour les gens vers lesquels
elle n'avait qu'à étendre la main, Son Eminence
recourait rarement à de pareils moyens.
Ce pouvait être une vengeance de Milady.
Ceci, c'était plus probable.
Il chercha inutilement à se rappeler ou les traits ou le
costume des assassins ; il s'était
éloigné d'eux si rapidement, qu'il n'avait eu le
loisir de rien remarquer.
" Ah ! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, où
êtes-vous ? et que vous me faites faute ! "
D'Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il se
réveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de
son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans que
l'obscurité eût amené aucun incident.
Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui était
différé n'était pas perdu.
D'Artagnan resta toute la journée dans son logis ; il se
donna pour excuse, vis-à-vis de lui-même, que le
temps était mauvais.
Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux champs. Le duc
d'Orléans visitait les postes. Les gardes coururent aux
armes, d'Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.
Monsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les officiers
supérieurs s'approchèrent de lui pour lui faire
leur cour, M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.
Au bout d'un instant il parut à d'Artagnan que M. des
Essarts lui faisait signe de s'approcher de lui : il attendit un
nouveau geste de son supérieur, craignant de se tromper,
mais ce geste s'étant renouvelé, il quitta les
rangs et s'avança pour prendre l'ordre.
" Monsieur va demander des hommes de bonne volonté pour une
mission dangereuse, mais qui fera honneur à ceux qui
l'auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous
tinssiez prêt.
- Merci, mon capitaine ! " répondit d'Artagnan, qui ne
demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant
général.
En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuit et
avaient repris un bastion dont l'armée royaliste
s'était emparée deux jours auparavant ; il
s'agissait de pousser une reconnaissance perdue pour voir comment
l'armée gardait ce bastion.
Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva
la voix et dit :
" Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires
conduits par un homme sûr.
- Quant à l'homme sûr, je l'ai sous la main,
Monseigneur, dit M. des Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux
quatre ou cinq volontaires, Monseigneur n'a qu'à faire
connaître ses intentions, et les hommes ne lui manqueront
pas.
- Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer
avec moi ! " dit d'Artagnan en levant son épée.
Deux de ses camarades aux gardes s'élancèrent
aussitôt, et deux soldats s'étant joints
à eux, il se trouva que le nombre demandé
était suffisant ; d'Artagnan refusa donc tous les autres, ne
voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient la
priorité.
On ignorait si, après la prise du bastion, les Rochelois
l'avaient évacué ou s'ils y avaient
laissé garnison ; il fallait donc examiner le lieu
indiqué d'assez près pour vérifier la
chose.
D'Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la
tranchée : les deux gardes marchaient au même rang
que lui et les soldats venaient par-derrière.
Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant de
revêtements, jusqu'à une centaine de pas du
bastion ! Là, d'Artagnan, en se retournant,
s'aperçut que les deux soldats avaient disparu.
Il crut qu'ayant eu peur ils étaient restés en
arrière et continua d'avancer.
Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent
à soixante pas à peu près du bastion.
On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.
Les trois enfants perdus délibéraient s'ils
iraient plus avant, lorsque tout à coup une ceinture de
fumée ceignit le géant de pierre, et une douzaine
de balles vinrent siffler autour de d'Artagnan et de ses deux
compagnons.
Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir : le bastion était
gardé. Une plus longue station dans cet endroit dangereux
eût donc été une imprudence inutile ;
d'Artagnan et les deux gardes tournèrent le dos et
commencèrent une retraite qui ressemblait à une
fuite.
En arrivant à l'angle de la tranchée qui allait
leur servir de rempart, un des gardes tomba : une balle lui avait
traversé la poitrine. L'autre, qui était sain et
sauf, continua sa course vers le camp.
D'Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et s'inclina
vers lui pour le relever et l'aider à rejoindre les lignes ;
mais en ce moment deux coups de fusil partirent : une balle cassa la
tête du garde déjà blessé,
et l'autre vint s'aplatir sur le roc après avoir
passé à deux pouces de d'Artagnan.
Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir
du bastion, qui était masqué par l'angle de la
tranchée. L'idée des deux soldats qui l'avaient
abandonné lui revint à l'esprit et lui rappela
ses assassins de la surveille ; il résolut donc cette fois
de savoir à quoi s'en tenir, et tomba sur le corps de son
camarade comme s'il était mort.
Il vit aussitôt deux têtes qui
s'élevaient au-dessus d'un ouvrage abandonné qui
était à trente pas de là :
c'étaient celles de nos deux soldats. D'Artagnan ne
s'était pas trompé : ces deux hommes ne l'avaient
suivi que pour l'assassiner, espérant que la mort du jeune
homme serait mise sur le compte de l'ennemi.
Seulement, comme il pouvait n'être que blessé et
dénoncer leur crime, ils s'approchèrent pour
l'achever ; heureusement, trompés par la ruse de d'Artagnan,
ils négligèrent de recharger leurs fusils.
Lorsqu'ils furent à dix pas de lui, d'Artagnan, qui en
tombant avait eu grand soin de ne pas lâcher son
épée, se releva tout à coup et d'un
bond se trouva près d'eux.
Les assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient du
côté du camp sans avoir tué leur homme,
ils seraient accusés par lui ; aussi leur
première idée fut-elle de passer à
l'ennemi. L'un d'eux prit son fusil par le canon, et s'en servit comme
d'une massue : il en porta un coup terrible à d'Artagnan,
qui l'évita en se jetant de côté, mais
par ce mouvement il livra passage au bandit, qui
s'élança aussitôt vers le bastion.
Comme les Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention
cet homme venait à eux, ils firent feu sur lui et il tomba
frappé d'une balle qui lui brisa l'épaule.
Pendant ce temps, d'Artagnan s'était jeté sur le
second soldat, l'attaquant avec son épée ; la
lutte ne fut pas longue, ce misérable n'avait pour se
défendre que son arquebuse déchargée ;
l'épée du garde glissa contre le canon de l'arme
devenue inutile et alla traverser la cuisse de l'assassin, qui tomba.
D'Artagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la gorge.
" Oh ! ne me tuez pas ! s'écria le bandit ; grâce,
grâce, mon officier ! et je vous dirai tout.
- Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins ?
demanda le jeune homme en retenant son bras.
- Oui ; si vous estimez que l'existence soit quelque chose quand on a
vingt-deux ans comme vous et qu'on peut arriver à tout,
étant beau et brave comme vous l'êtes.
- Misérable ! dit d'Artagnan, voyons, parle vite, qui t'a
chargé de m'assassiner ?
- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady.
- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom ?
- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est à
lui qu'elle a eu affaire et non pas à moi ; il a
même dans sa poche une lettre de cette personne qui doit
avoir pour vous une grande importance, à ce que je lui ai
entendu dire.
- Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens ?
- Il m'a proposé de faire le coup à nous deux et
j'ai accepté.
- Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle
expédition ?
- Cent louis.
- Eh bien, à la bonne heure, dit le jeune homme en riant,
elle estime que je vaux quelque chose ; cent louis ! c'est une somme
pour deux misérables comme vous : aussi je comprends que tu
aies accepté, et je te fais grâce, mais
à une condition !
- Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que tout
n'était pas fini.
- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans
sa poche.
- Mais, s'écria le bandit, c'est une autre
manière de me tuer ; comment voulez-vous que j'aille
chercher cette lettre sous le feu du bastion ?
- Il faut pourtant que tu te décides à l'aller
chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma main.
- Grâce, Monsieur, pitié ! au nom de cette jeune
dame que vous aimez, que vous croyez morte peut-être, et qui
ne l'est pas ! s'écria le bandit en se mettant à
genoux et s'appuyant sur sa main, car il commençait
à perdre ses forces avec son sang.
- Et d'où sais-tu qu'il y a une jeune femme que j'aime, et
que j'ai cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan.
- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit d'Artagnan
; ainsi donc plus de retard, plus d'hésitation, ou quelle
que soit ma répugnance à tremper une seconde fois
mon épée dans le sang d'un misérable
comme toi, je le jure par ma foi d'honnête homme... "
Et à ces mots d'Artagnan fit un geste si
menaçant, que le blessé se releva.
" Arrêtez ! arrêtez ! s'écria-t-il
reprenant courage à force de terreur, j'irai... j'irai !...
"
D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et le
poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son
épée.
C'était une chose affreuse que de voir ce malheureux,
laissant sur le chemin qu'il parcourait une longue trace de sang,
pâle de sa mort prochaine, essayant de se traîner
sans être vu jusqu'au corps de son complice qui gisait
à vingt pas de là !
La terreur était tellement peinte sur son visage couvert
d'une froide sueur, que d'Artagnan en eut pitié ; et que, le
regardant avec mépris :
" Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la différence
qu'il y a entre un homme de coeur et un lâche comme toi ;
reste, j'irai. "
Et d'un pas agile, l'oeil au guet, observant les mouvements de
l'ennemi, s'aidant de tous les accidents de terrain, d'Artagnan parvint
jusqu'au second soldat.
Il y avait deux moyens d'arriver à son but : le fouiller sur
la place, ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le
fouiller dans la tranchée.
D'Artagnan préféra le second moyen et chargea
l'assassin sur ses épaules au moment même
où l'ennemi faisait feu.
Une légère secousse, le bruit mat de trois balles
qui trouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement
d'agonie prouvèrent à d'Artagnan que celui qui
avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie.
D'Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre
auprès du blessé aussi pâle qu'un mort.
Aussitôt il commença l'inventaire : un
portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait
évidemment une partie de la somme que le bandit avait
reçue, un cornet et des dés formaient
l'héritage du mort.
Il laissa le cornet et les dés où ils
étaient tombés, jeta la bourse au
blessé et ouvrit avidement le portefeuille.
Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre
suivante : c'était celle qu'il était
allé chercher au risque de sa vie :
" Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu'elle est
maintenant en sûreté dans ce couvent où
vous n'auriez jamais dû la laisser arriver, tâchez
au moins de ne pas manquer l'homme ; sinon, vous savez que j'ai la main
longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez
à moi. "
Pas de signature. Néanmoins il était
évident que la lettre venait de Milady. En
conséquence, il la garda comme pièce à
conviction, et, en sûreté derrière
l'angle de la tranchée, il se mit à interroger le
blessé. Celui-ci confessa qu'il s'était
chargé avec son camarade, le même qui venait
d'être tué, d'enlever une jeune femme qui devait
sortir de Paris par la barrière de La Villette, mais que,
s'étant arrêtés à boire dans
un cabaret, ils avaient manqué la voiture de dix minutes.
" Mais qu'eussiez-vous fait de cette femme ? demanda d'Artagnan avec
angoisse.
- Nous devions la remettre dans un hôtel de la place Royale,
dit le blessé.
- Oui ! oui ! murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady elle-
même. "
Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terrible
soif de vengeance poussait cette femme à le perdre, ainsi
que ceux qui l'aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de
la cour, puisqu'elle avait tout découvert. Sans doute elle
devait ces renseignements au cardinal.
Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie
bien réel, que la reine avait fini par découvrir
la prison où la pauvre Mme Bonacieux expiait son
dévouement, et qu'elle l'avait tirée de cette
prison. Alors la lettre qu'il avait reçue de la jeune femme
et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil à
une apparition, lui furent expliqués.
Dès lors, ainsi qu'Athos l'avait prédit, il
était possible de retrouver Mme Bonacieux, et un couvent
n'était pas imprenable.
Cette idée acheva de lui remettre la clémence au
coeur. Il se retourna vers le blessé qui suivait avec
anxiété toutes les expressions diverses de son
visage, et lui tendant le bras :
" Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi sur
moi et retournons au camp.
- Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire
à tant de magnanimité, mais n'est-ce point pour
me faire pendre ?
- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.
"
Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de
nouveau les pieds de son sauveur ; mais d'Artagnan, qui n'avait plus
aucun motif de rester si près de l'ennemi,
abrégea lui-même les témoignages de sa
reconnaissance.
Le garde qui était revenu à la
première décharge des Rochelois avait
annoncé la mort de ses quatre compagnons. On fut donc
à la fois fort étonné et fort joyeux
dans le régiment, quand on vit reparaître le jeune
homme sain et sauf.
D'Artagnan expliqua le coup d'épée de son
compagnon par une sortie qu'il improvisa. Il raconta la mort de l'autre
soldat et les périls qu'ils avaient courus. Ce
récit fut pour lui l'occasion d'un véritable
triomphe. Toute l'armée parla de cette expédition
pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments.
Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa
récompense, la belle action de d'Artagnan eut pour
résultat de lui rendre la tranquillité qu'il
avait perdue. En effet, d'Artagnan croyait pouvoir être
tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l'un était
tué et l'autre dévoué à ses
intérêts.
Cette tranquillité prouvait une chose, c'est que d'Artagnan
ne connaissait pas encore Milady.
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Chapitre XLII.
LE VIN D'ANJOU.
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Après des nouvelles presque
désespérées du roi, le bruit de sa
convalescence commençait à se répandre
dans le camp ; et comme il avait grande hâte d'arriver en
personne au siège, on disait qu'aussitôt qu'il
pourrait remonter à cheval, il se remettrait en route.
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d'un jour à
l'autre, il allait être remplacé dans son
commandement, soit par le duc d'Angoulême, soit par
Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement,
faisait peu de choses, perdait ses journées en
tâtonnements, et n'osait risquer quelque grande entreprise
pour chasser les Anglais de l'île de Ré,
où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-
Martin et le fort de La Prée, tandis que, de leur
côté, les Français
assiégeaient La Rochelle.
D'Artagnan, comme nous l'avons dit, était redevenu plus
tranquille, comme il arrive toujours après un danger
passé, et quand le danger semble évanoui ; il ne
lui restait qu'une inquiétude, c'était de
n'apprendre aucune nouvelle de ses amis.
Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut
expliqué par cette lettre, datée de Villeroi :
" Monsieur d'Artagnan,
" MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne
partie chez moi, et s'être égayés
beaucoup, ont mené si grand bruit, que le
prévôt du château, homme très
rigide, les a consignés pour quelques jours ; mais
j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnés, de vous envoyer
douze bouteilles de mon vin d'Anjou, dont ils ont fait grand cas : ils
veulent que vous buviez à leur santé avec leur
vin favori.
" Je l'ai fait, et suis, Monsieur, avec un grand respect,
" Votre serviteur très humble et très
obéissant,
" GODEAU,
" Hôtelier de Messieurs les mousquetaires. "
" A la bonne heure ! s'écria d'Artagnan, ils pensent
à moi dans leurs plaisirs comme je pensais à eux
dans mon ennui ; bien certainement que je boirai à leur
santé et de grand coeur ; mais je n'y boirai pas seul. "
Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus
amitié qu'avec les autres, afin de les inviter à
boire avec lui le délicieux petit vin d'Anjou qui venait
d'arriver de Villeroi. L'un des deux gardes était
invité pour le soir même, et l'autre
invité pour le lendemain ; la réunion fut donc
fixée au surlendemain.
D'Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin
à la buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui
gardât avec soin ; puis, le jour de la solennité,
comme le dîner était fixé pour l'heure
de midi, d'Artagnan envoya, dès neuf heures, Planchet pour
tout préparer.
Planchet, tout fier d'être élevé
à la dignité de maître
d'hôtel, songea à tout apprêter en homme
intelligent ; à cet effet il s'adjoignit le valet d'un des
convives de son maître, nommé Fourreau, et ce faux
soldat qui avait voulu tuer d'Artagnan, et qui, n'appartenant
à aucun corps, était entré
à son service ou plutôt à celui de
Planchet, depuis que d'Artagnan lui avait sauvé la vie.
L'heure du festin venue, les deux convives arrivèrent,
prirent place et les mets s'alignèrent sur la table.
Planchet servait la serviette au bras, Fourreau débouchait
les bouteilles, et Brisemont, c'était le nom du
convalescent, transvasait dans des carafons de verre le vin qui
paraissait avoir déposé par l'effet des secousses
de la route. De ce vin, la première bouteille
était un peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie
dans un verre, et d'Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre
diable n'avait pas encore beaucoup de forces.
Les convives, après avoir mangé le potage,
allaient porter le premier verre à leurs lèvres,
lorsque tout à coup le canon retentit au fort Louis et au
fort Neuf ; aussitôt les gardes, croyant qu'il s'agissait de
quelque attaque imprévue, soit des
assiégés, soit des Anglais, sautèrent
sur leurs épées ; d'Artagnan, non moins leste,
fit comme eux, et tous trois sortirent en courant, afin de se rendre
à leurs postes.
Mais à peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se
trouvèrent fixés sur la cause de ce grand bruit ;
les cris de Vive le roi ! Vive M. le cardinal ! retentissaient de tous
côtés, et les tambours battaient dans toutes les
directions.
En effet, le roi, impatient comme on l'avait dit, venait de doubler
deux étapes, et arrivait à l'instant
même avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes
de troupe ; ses mousquetaires le précédaient et
le suivaient. D'Artagnan, placé en haie avec sa compagnie,
salua d'un geste expressif ses amis, qui lui répondirent des
yeux, et M. de Tréville, qui le reconnut tout d'abord.
La cérémonie de réception
achevée, les quatre amis furent bientôt dans les
bras l'un de l'autre.
" Pardieu ! s'écria d'Artagnan, il n'est pas possible de
mieux arriver, et les viandes n'auront pas encore eu le temps de
refroidir ! n'est-ce pas, Messieurs ? ajouta le jeune homme en se
tournant vers les deux gardes, qu'il présenta à
ses amis.
- Ah ! ah ! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.
- J'espère, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes
à votre dîner !
- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos.
- Mais, pardieu ! il y a le vôtre, cher ami,
répondit d'Artagnan.
- Notre vin ? fit Athos étonné.
- Oui, celui que vous m'avez envoyé.
- Nous vous avons envoyé du vin ?
- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou ?
- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.
- Le vin que vous préférez.
- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin.
- Eh bien, à défaut de champagne et de
chambertin, vous vous contenterez de celui-là.
- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous sommes ?
dit Porthos.
- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyé de votre part.
- De notre part ? firent les trois mousquetaires.
- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin ?
- Non, et vous, Porthos ?
- Non, et vous, Athos ?
- Non.
- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre
hôtelier.
- Notre hôtelier ?
- Et oui ! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des
mousquetaires.
- Ma foi, qu'il vienne d'où il voudra, n'importe, dit
Porthos, goûtons- le, et, s'il est bon, buvons-le.
- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.
- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a
chargé l'hôtelier Godeau de m'envoyer du vin ?
- Non ! et cependant il vous en a envoyé de notre part ?
- Voici la lettre ! " dit d'Artagnan.
Et il présenta le billet à ses camarades.
" Ce n'est pas son écriture ! s'écria Athos, je
la connais, c'est moi qui, avant de partir, ai
réglé les comptes de la communauté.
- Fausse lettre, dit Porthos ; nous n'avons pas
été consignés.
- D'Artagnan, demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez- vous
pu croire que nous avions fait du bruit ?... "
D'Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses
membres.
" Tu m'effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes
occasions, qu'est-il donc arrivé ?
- Courons, courons, mes amis ! s'écria d'Artagnan, un
horrible soupçon me traverse l'esprit ! serait-ce encore une
vengeance de cette femme ? "
Ce fut Athos qui pâlit à son tour.
D'Artagnan s'élança vers la buvette, les trois
Mousquetaires et les deux gardes l'y suivirent.
Le premier objet qui frappa la vue de d'Artagnan en entrant dans la
salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et
se roulant dans d'atroces convulsions.
Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient de
lui porter secours ; mais il était évident que
tout secours était inutile : tous les traits du moribond
étaient crispés par l'agonie.
" Ah ! s'écria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah ! c'est
affreux, vous avez l'air de me faire grâce et vous
m'empoisonnez !
- Moi ! s'écria d'Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que
dis-tu donc là ?
- Je dis que c'est vous qui m'avez donné ce vin, je dis que
c'est vous qui m'avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous
venger de moi, je dis que c'est affreux !
- N'en croyez rien, Brisemont, dit d'Artagnan, n'en croyez rien ; je
vous jure, je vous proteste...
- Oh ! mais Dieu est là ! Dieu vous punira ! Mon Dieu !
qu'il souffre un jour ce que je souffre !
- Sur l'Evangile, s'écria d'Artagnan en se
précipitant vers le moribond, je vous jure que j'ignorais
que ce vin fût empoisonné et que j'allais en boire
comme vous.
- Je ne vous crois pas " , dit le soldat.
Et il expira dans un redoublement de tortures.
" Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les
bouteilles et qu'Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu'on
allât chercher un confesseur.
- O mes amis ! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver
la vie, non seulement à moi, mais à ces
Messieurs. Messieurs, continua-t-il en s'adressant aux gardes, je vous
demanderai le silence sur toute cette aventure ; de grands personnages
pourraient avoir trempé dans ce que vous avez vu, et le mal
de tout cela retomberait sur nous.
- Ah ! Monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; ah !
Monsieur ! que je l'ai échappé belle !
- Comment, drôle, s'écria d'Artagnan, tu allais
donc boire mon vin ?
- A la santé du roi, Monsieur, j'allais en boire un pauvre
verre, si Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait.
- Hélas ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de
terreur, je voulais l'éloigner pour boire tout seul !
- Messieurs, dit d'Artagnan en s'adressant aux gardes, vous comprenez
qu'un pareil festin ne pourrait être que fort triste
après ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes
excuses et remettez la partie à un autre jour, je vous prie.
"
Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses de
d'Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient
demeurer seuls, ils se retirèrent.
Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans
témoins, ils se regardèrent d'un air qui voulait
dire que chacun comprenait la gravité de la situation.
" D'abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c'est une mauvaise
compagnie qu'un mort, mort de mort violente.
- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre
diable. Qu'il soit enterré en terre sainte. Il avait commis
un crime, c'est vrai, mais il s'en était repenti. "
Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à
Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs
mortuaires à Brisemont.
L'hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur
servit des oeufs à la coque et de l'eau, qu'Athos alla
puiser lui-même à la fontaine. En quelques paroles
Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.
" Eh bien, dit d'Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami,
c'est une guerre à mort. "
Athos secoua la tête.
" Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle
?
- J'en suis sûr.
- Cependant je vous avoue que je doute encore.
- Mais cette fleur de lys sur l'épaule ?
- C'est une Anglaise qui aura commis quelque méfait en
France, et qu'on aura flétrie à la suite de son
crime.
- Athos, c'est votre femme, vous dis-je,
répétait d'Artagnan, ne vous rappelez-vous donc
pas comme les deux signalements se ressemblent ?
- J'aurais cependant cru que l'autre était morte, je
l'avais si bien pendue. "
Ce fut d'Artagnan qui secoua la tête à son tour.
" Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.
- Le fait est qu'on ne peut rester ainsi avec une
épée éternellement suspendue au-dessus
de sa tête, dit Athos, et qu'il faut sortir de cette
situation.
- Mais comment ?
- Ecoutez, tâchez de la rejoindre et d'avoir une explication
avec elle ; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gentilhomme
de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous ;
de votre côté serment solennel de rester neutre
à mon égard : sinon, je vais trouver le
chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau,
j'ameute la cour contre vous, je vous dénonce comme
flétrie, je vous fais mettre en jugement, et si l'on vous
absout, et bien, je vous tue, foi de gentilhomme ! au coin de quelque
borne, comme je tuerais un chien enragé.
- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre ?
- Le temps, cher ami, le temps amène l'occasion, l'occasion
c'est la martingale de l'homme : plus on a engagé, plus l'on
gagne quand on sait attendre.
- Oui, mais attendre entouré d'assassins et
d'empoisonneurs...
- Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu'à
présent, Dieu nous gardera encore.
- Oui, nous ; nous d'ailleurs, nous sommes des hommes, et,
à tout prendre, c'est notre état de risquer notre
vie : mais elle ! ajouta-t-il à demi-voix.
- Qui elle ? demanda Athos.
- Constance.
- Mme Bonacieux ! ah ! c'est juste, fit Athos ; pauvre ami !
j'oubliais que vous étiez amoureux.
- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre
même que vous avez trouvée sur le
misérable mort qu'elle était dans un couvent ? On
est très bien dans un couvent, et aussitôt le
siège de La Rochelle terminé, je vous promets que
pour mon compte...
- Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous savons que vos
voeux tendent à la religion.
- Je ne suis mousquetaire que par intérim, dit humblement
Aramis.
- Il paraît qu'il y a longtemps qu'il n'a reçu
des nouvelles de sa maîtresse, dit tout bas Athos ; mais ne
faites pas attention, nous connaissons cela.
- Eh bien, dit Porthos, il me semble qu'il y aurait un moyen bien
simple.
- Lequel ? demanda d'Artagnan.
- Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.
- Oui.
- Eh bien, aussitôt le siège fini, nous
l'enlevons de ce couvent.
- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.
- C'est juste, dit Porthos.
- Mais, j'y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher
d'Artagnan, que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle
?
- Oui, je le crois du moins.
- Eh bien, mais Porthos nous aidera là-dedans.
- Et comment cela, s'il vous plaît ?
- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit
avoir le bras long.
- Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je
la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.
- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles.
- Vous, Aramis, s'écrièrent les trois amis,
vous, et comment cela ?
- Par l'aumônier de la reine, avec lequel je suis fort
lié... " , dit Aramis en rougissant.
Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé
leur modeste repas, se séparèrent avec promesse
de se revoir le soir même : d'Artagnan retourna aux Minimes,
et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi,
où ils avaient à faire préparer leur
logis.
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Chapitre XLIII.
L'AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE.
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A peine arrivé au camp, le roi, qui avait si grande
hâte de se trouver en face de l'ennemi, et qui, à
meilleur droit que le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham,
voulut faire toutes les dispositions, d'abord pour chasser les Anglais
de l'île de Ré, ensuite pour presser le
siège de La Rochelle ; mais, malgré lui, il fut
retardé par les dissensions qui
éclatèrent entre MM. de Bassompierre et
Schomberg, contre le duc d'Angoulême.
MM. de Bassompierre et Schomberg étaient
maréchaux de France, et réclamaient leur droit de
commander l'armée sous les ordres du roi ; mais le cardinal,
qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du coeur, ne
pressât faiblement les Anglais et les Rochelois, ses
frères en religion, poussait au contraire le duc
d'Angoulême, que le roi, à son instigation, avait
nommé lieutenant général. Il en
résulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et
Schomberg déserter l'armée, on fut
obligé de faire à chacun un commandement
particulier : Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville,
depuis La Leu jusqu'à Dompierre ; le duc
d'Angoulême à l'est, depuis Dompierre
jusqu'à Périgny ; et M. de Schomberg au midi,
depuis Périgny jusqu'à Angoutin.
Le logis de Monsieur était à Dompierre.
Le logis du roi était tantôt à
Etré, tantôt à La Jarrie.
Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de
La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.
De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi,
le duc d'Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg.
Aussitôt cette organisation établie, on
s'était occupé de chasser les Anglais de
l'île.
La conjoncture était favorable : les Anglais, qui ont, avant
toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats,
ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits,
avaient force malades dans leur camp ; de plus, la mer, fort mauvaise
à cette époque de l'année sur toutes
les côtes de l'océan, mettait tous les jours
quelque petit bâtiment à mal ; et la plage, depuis
la pointe de l'Aiguillon jusqu'à la tranchée,
était littéralement, à chaque
marée, couverte des débris de pinasses, de
roberges et de felouques ; il en résultait que,
même les gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il
était évident qu'un jour ou l'autre Buckingham,
qui ne demeurait dans l'île de Ré que par
entêtement, serait obligé de lever le
siège.
Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans
le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait en
finir et donna les ordres nécessaires pour une affaire
décisive.
Notre intention n'étant pas de faire un journal de
siège, mais au contraire de n'en rapporter que les
événements qui ont trait à l'histoire
que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que
l'entreprise réussit au grand étonnement du roi
et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais,
repoussés pied à pied, battus dans toutes les
rencontres, écrasés au passage de l'île
de Loix, furent obligés de se rembarquer, laissant sur le
champ de bataille deux mille hommes parmi lesquels cinq colonels, trois
lieutenants-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt
gentilshommes de qualité, quatre pièces de canon
et soixante drapeaux qui furent apportés à Paris
par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompe aux
voûtes de Notre- Dame.
Des Te Deum furent chantés au camp, et
de là se répandirent par toute la France.
Le cardinal resta donc maître de poursuivre le
siège sans avoir, du moins momentanément, rien
à craindre de la part des Anglais.
Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'était que
momentané.
Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu,
avait été pris, et l'on avait acquis la preuve
d'une ligue entre l'Empire, l'Espagne, l'Angleterre et la Lorraine.
Cette ligue était dirigée contre la France.
De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait
été forcé d'abandonner plus
précipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait
trouvé des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui,
à ce qu'assure M. le cardinal dans ses Mémoires,
compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par conséquent la
reine.
C'était sur le cardinal que pesait toute la
responsabilité, car on n'est pas ministre absolu sans
être responsable ; aussi toutes les ressources de son vaste
génie étaient-elles tendues nuit et jour, et
occupées à écouter le moindre bruit
qui s'élevait dans un des grands royaumes de l'Europe.
Le cardinal connaissait l'activité et surtout la haine de
Buckingham ; si la ligue qui menaçait la France triomphait,
toute son influence était perdue : la politique espagnole et
la politique autrichienne avaient leurs représentants dans
le cabinet du Louvre, où elles n'avaient encore que des
partisans ; lui Richelieu, le ministre français, le ministre
national par excellence, était perdu. Le roi, qui, tout en
lui obéissant comme un enfant, le haïssait comme un
enfant hait son maître, l'abandonnait aux vengeances
réunies de Monsieur et de la reine ; il était
donc perdu, et peut-être la France avec lui. Il fallait parer
à tout cela.
Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus
nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison
du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi
sa résidence.
C'étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu'il
était facile de reconnaître qu'ils appartenaient
surtout à l'Eglise militante ; des femmes un peu
gênées dans leurs costumes de pages, et dont les
larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler les
formes arrondies ; enfin des paysans aux mains noircies, mais
à la jambe fine, et qui sentaient l'homme de
qualité à une lieue à la ronde.
Puis encore d'autres visites moins agréables, car deux ou
trois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli
être assassiné.
Il est vrai que les ennemis de Son Eminence disaient que
c'était elle- même qui mettait en campagne les
assassins maladroits, afin d'avoir le cas échéant
le droit d'user de représailles ; mais il ne faut croire ni
à ce que disent les ministres, ni à ce que disent
leurs ennemis.
Ce qui n'empêchait pas, au reste, le cardinal, à
qui ses plus acharnés détracteurs n'ont jamais
contesté la bravoure personnelle, de faire force courses
nocturnes tantôt pour communiquer au duc
d'Angoulême des ordres importants, tantôt pour
aller se concerter avec le roi, tantôt pour aller
conférer avec quelque messager qu'il ne voulait pas qu'on
laissât entrer chez lui.
De leur côté les mousquetaires, qui n'avaient pas
grand-chose à faire au siège,
n'étaient pas tenus sévèrement et
menaient joyeuse vie. Cela leur était d'autant plus facile,
à nos trois compagnons surtout, qu'étant des amis
de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de
s'attarder et de rester après la fermeture du camp avec des
permissions particulières.
Or, un soir que d'Artagnan, qui était de
tranchée, n'avait pu les accompagner, Athos, Porthos et
Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille,
enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de
leurs pistolets, revenaient tous trois d'une buvette qu'Athos avait
découverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie,
et qu'on appelait le Colombier-Rouge, suivant le chemin qui conduisait
au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous l'avons dit, de
peur d'embuscade, lorsqu'à un quart de lieue à
peu près du village de Boisnar ils crurent entendre le pas
d'une cavalcade qui venait à eux ; aussitôt tous
trois s'arrêtèrent, serrés l'un contre
l'autre, et attendirent, tenant le milieu de la route : au bout d'un
instant, et comme la lune sortait justement d'un nuage, ils virent
apparaître au détour d'un chemin deux cavaliers
qui, en les apercevant, s'arrêtèrent à
leur tour, paraissant délibérer s'ils devaient
continuer leur route ou retourner en arrière. Cette
hésitation donna quelques soupçons aux trois
amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :
" Qui vive ?
- Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux
cavaliers.
- Ce n'est pas répondre, cela ! dit Athos. Qui vive ?
Répondez, ou nous chargeons.
- Prenez garde à ce que vous allez faire, Messieurs ! dit
alors une voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du
commandement.
- C'est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de
nuit, dit Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ?
- Qui êtes-vous ? dit la même voix du
même ton de commandement ; répondez à
votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre
désobéissance.
- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui
qui les interrogeait en avait le droit.
- Quelle compagnie ?
- Compagnie de Tréville.
- Avancez à l'ordre, et venez me rendre compte de ce que
vous faites ici, à cette heure. "
Les trois compagnons s'avancèrent, l'oreille un peu basse,
car tous trois maintenant étaient convaincus qu'ils avaient
affaire à plus fort qu'eux ; on laissa, au reste,
à Athos le soin de porter la parole.
Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu,
était à dix pas en avant de son compagnon ; Athos
fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur
côté en arrière, et s'avança
seul.
" Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions à
qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne
garde.
- Votre nom ? dit l'officier, qui se couvrait une partie du visage
avec son manteau.
- Mais vous-même, Monsieur, dit Athos qui
commençait à se révolter contre cette
inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez le
droit de m'interroger.
- Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber
son manteau de manière à avoir le visage
découvert.
- Monsieur le cardinal ! s'écria le mousquetaire
stupéfait.
- Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Eminence.
- Athos " , dit le mousquetaire.
Le cardinal fit un signe à l'écuyer, qui se
rapprocha.
" Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix
basse, je ne veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp, et, en
nous suivant, nous serons sûrs qu'ils ne le diront
à personne.
- Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous
donc notre parole et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci,
nous savons garder un secret. "
Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi
interlocuteur.
" Vous avez l'oreille fine, Monsieur Athos, dit le cardinal ; mais
maintenant, écoutez ceci : ce n'est point par
défiance que je vous prie de me suivre, c'est pour ma
sûreté : sans doute vos deux compagnons sont MM.
Porthos et Aramis ?
- Oui, Votre Eminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires
restés en arrière s'approchaient, le chapeau
à la main.
- Je vous connais, Messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je
sais que vous n'êtes pas tout à fait de mes amis,
et j'en suis fâché, mais je sais que vous
êtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se fier
à vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l'honneur de
m'accompagner, vous et vos deux amis, et alors j'aurai une escorte
à faire envie à Sa Majesté, si nous la
rencontrons. "
Les trois mousquetaires s'inclinèrent jusque sur le cou de
leurs chevaux.
" Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Eminence a raison de nous
emmener avec elle : nous avons rencontré sur la route des
visages affreux, et nous avons même eu avec quatre de ces
visages une querelle au Colombier-Rouge.
- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ? dit le cardinal , je n'aime
pas les querelleurs, vous le savez !
- C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prévenir
Votre Eminence de ce qui vient d'arriver ; car elle pourrait
l'apprendre par d'autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire
que nous sommes en faute.
- Et quels ont été les résultats de
cette querelle ? demanda le cardinal en fronçant le sourcil.
- Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un petit coup
d'épée dans le bras, ce qui ne
l'empêchera pas, comme Votre Eminence peut le voir, de monter
à l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade.
- Mais vous n'êtes pas hommes à vous laisser
donner des coups d'épée ainsi, dit le cardinal :
voyons, soyez francs, Messieurs, vous en avez bien rendu quelques-uns ;
confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de donner l'absolution.
- Moi, Monseigneur, dit Athos, je n'ai pas même mis
l'épée à la main, mais j'ai pris celui
à qui j'avais affaire à bras-le-corps et je l'ai
jeté par la fenêtre ; il paraît qu'en
tombant, continua Athos avec quelque hésitation, il s'est
cassé la cuisse.
- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ?
- Moi, Monseigneur, sachant que le duel est défendu, j'ai
saisi un banc, et j'en ai donné à l'un de ces
brigands un coup qui, je crois, lui a brisé
l'épaule.
- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ?
- Moi, Monseigneur, comme je suis d'un naturel très doux et
que, d'ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-être pas, je
suis sur le point de rentrer dans les ordres, je voulais
séparer mes camarades, quand un de ces misérables
m'a donné traîtreusement un coup
d'épée à travers le bras gauche :
alors la patience m'a manqué, j'ai tiré mon
épée à mon tour, et comme il revenait
à la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi il
se l'était passée au travers du corps : je sais
bien qu'il est tombé seulement, et il m'a semblé
qu'on l'emportait avec ses deux compagnons.
- Diable, Messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de combat
pour une dispute de cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et
à propos de quoi était venue la querelle ?
- Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et
sachant qu'il y avait une femme qui était arrivée
le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la porte.
- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?
- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ; j'ai eu l'honneur
de dire à Votre Eminence que ces misérables
étaient ivres.
- Et cette femme était jeune et jolie ? demanda le cardinal
avec une certaine inquiétude.
- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! très bien, reprit vivement
le cardinal ; vous avez bien fait de défendre l'honneur
d'une femme, et, comme c'est à l'auberge du Colombier-Rouge
que je vais moi-même, je saurai si vous m'avez dit la
vérité.
- Monseigneur, dit fièrement Athos, nous sommes
gentilshommes, et pour sauver notre tête, nous ne ferions pas
un mensonge.
- Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, Monsieur Athos, je
n'en doute pas un seul instant ; mais, ajouta-t-il pour changer la
conversation, cette dame était donc seule ?
- Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle, dit Athos
; mais, comme malgré le bruit ce cavalier ne s'est pas
montré, il est à présumer que c'est un
lâche.
- Ne jugez pas témérairement, dit l'Evangile " ,
répliqua le cardinal.
Athos s'inclina.
" Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais
ce que je voulais savoir ; suivez-moi. "
Les trois mousquetaires passèrent derrière le
cardinal, qui s'enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit
son cheval en marche, se tenant à huit ou dix pas en avant
de ses quatre compagnons.
On arriva bientôt à l'auberge silencieuse et
solitaire ; sans doute l'hôte savait quel illustre visiteur
il attendait, et en conséquence il avait renvoyé
les importuns.
Dix pas avant d'arriver à la porte, le cardinal fit signe
à son écuyer et aux trois mousquetaires de faire
halte, un cheval tout sellé était
attaché au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de
certaine façon.
Un homme enveloppé d'un manteau sortit aussitôt et
échangea quelques rapides paroles avec le cardinal ;
après quoi il remonta à cheval et repartit dans
la direction de Surgères, qui était aussi celle
de Paris.
" Avancez, Messieurs, dit le cardinal.
- Vous m'avez dit la vérité, mes gentilshommes,
dit-il en s'adressant aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas
à moi que notre rencontre de ce soir ne vous soit
avantageuse ; en attendant, suivez-moi. "
Le cardinal mit pied à terre, les trois mousquetaires en
firent autant ; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de
son écuyer, les trois mousquetaires attachèrent
les brides des leurs aux contrevents.
L'hôte se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le
cardinal n'était qu'un officier venant visiter une dame.
" Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée où
ces Messieurs puissent m'attendre près d'un bon feu ? " dit
le cardinal.
L'hôte ouvrit la porte d'une grande salle, dans laquelle
justement on venait de remplacer un mauvais poêle par une
grande et excellente cheminée.
" J'ai celle-ci, répondit-il.
- C'est bien, dit le cardinal ; entrez là, Messieurs, et
veuillez m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. "
Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-
de-chaussée, le cardinal, sans demander plus amples
renseignements, monta l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui
indique son chemin.
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Chapitre XLIV.
DE L'UTILITE DES TUYAUX DE POELE.
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Il était évident que, sans s'en douter, et mus
seulement par leur caractère chevaleresque et aventureux,
nos trois amis venaient de rendre service à quelqu'un que le
cardinal honorait de sa protection particulière.
Maintenant quel était ce quelqu'un ? C'est la question que
se firent d'abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune des
réponses que pouvait leur faire leur intelligence
n'était satisfaisante, Porthos appela l'hôte et
demanda des dés.
Porthos et Aramis se placèrent à une table et se
mirent à jouer. Athos se promena en
réfléchissant.
En réfléchissant et en se promenant, Athos
passait et repassait devant le tuyau du poêle rompu par la
moitié et dont l'autre extrémité
donnait dans la chambre supérieure, et à chaque
fois qu'il passait et repassait, il entendait un murmure de paroles qui
finit par fixer son attention. Athos s'approcha, et il distingua
quelques mots qui lui parurent sans doute mériter un si
grand intérêt qu'il fit signe à ses
compagnons de se taire, restant lui-même courbé
l'oreille tendue à la hauteur de l'orifice
inférieur.
" Ecoutez, Milady, disait le cardinal, l'affaire est importante ;
asseyez- vous là et causons.
- Milady ! murmura Athos.
- J'écoute Votre Eminence avec la plus grande attention,
répondit une voix de femme qui fit tressaillir le
mousquetaire.
- Un petit bâtiment avec équipage anglais, dont
le capitaine est à moi, vous attend à
l'embouchure de la Charente, au fort de La Pointe ; il mettra
à la voile demain matin.
- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ?
- A l'instant même, c'est-à-dire lorsque vous
aurez reçu mes instructions. Deux hommes que vous trouverez
à la porte en sortant vous serviront d'escorte ; vous me
laisserez sortir le premier, puis une demi-heure après moi,
vous sortirez à votre tour.
- Oui, Monseigneur. Maintenant revenons à la mission dont
vous voulez bien me charger ; et, comme je tiens à continuer
de mériter la confiance de Votre Eminence, daignez me
l'exposer en termes clairs et précis, afin que je ne
commette aucune erreur. "
Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs ;
il était évident que le cardinal mesurait
d'avance les termes dans lesquels il allait parler, et que Milady
recueillait toutes ses facultés intellectuelles pour
comprendre les choses qu'il allait dire et les graver dans sa
mémoire quand elles seraient dites.
Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compagnons
de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de venir
écouter avec lui.
Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises,
apportèrent une chaise pour chacun d'eux, et une chaise pour
Athos. Tous trois s'assirent alors, leurs têtes
rapprochées et l'oreille au guet.
" Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal.
Arrivée à Londres, vous irez trouver Buckingham.
- Je ferai observer à Son Eminence, dit Milady, que depuis
l'affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m'a toujours
soupçonnée, Sa Grâce se
défie de moi.
- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa
confiance, mais de se présenter franchement et loyalement
à lui comme négociatrice.
- Franchement et loyalement, répéta Milady avec
une indicible expression de duplicité.
- Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du même
ton ; toute cette négociation doit être faite
à découvert.
- Je suivrai à la lettre les instructions de Son Eminence,
et j'attends qu'elle me les donne.
- Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que je
sais tous les préparatifs qu'il fait, mais que je ne m'en
inquiète guère, attendu qu'au premier mouvement
qu'il risquera, je perds la reine.
- Croira-t-il que Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace
qu'elle lui fait ?
- Oui, car j'ai des preuves.
- Il faut que je puisse présenter ces preuves à
son appréciation.
- Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de
Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le duc a eue
chez Mme la connétable avec la reine, le soir que Mme la
connétable a donné une fête
masquée ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il
y est venu sous le costume du Grand Mogol que devait porter le
chevalier de Guise, et qu'il a acheté à ce
dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
- Bien, Monseigneur.
- Tous les détails de son entrée au Louvre et de
sa sortie pendant la nuit où il s'est introduit au palais
sous le costume d'un diseur de bonne aventure italien me sont connus ;
vous lui direz, pour qu'il ne doute pas encore de
l'authenticité de mes renseignements, qu'il avait sous son
manteau une grande robe blanche semée de larmes noires, de
têtes de mort et d'os en sautoir : car, en cas de surprise,
il devait se faire passer pour le fantôme de la Dame blanche
qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois que quelque
grand événement va s'accomplir.
- Est-ce tout, Monseigneur ?
- Dites-lui que je sais encore tous les détails de
l'aventure d'Amiens, que j'en ferai faire un petit roman,
spirituellement tourné, avec un plan du jardin et les
portraits des principaux acteurs de cette scène nocturne.
- Je lui dirai cela.
- Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est
à la Bastille, qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui,
c'est vrai, mais que la torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et
même... ce qu'il ne sait pas.
- A merveille.
- Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la
précipitation qu'elle a mise à quitter
l'île de Ré, oublia dans son logis certaine lettre
de Mme de Chevreuse qui compromet singulièrement la reine,
en ce qu'elle prouve non seulement que Sa Majesté peut aimer
les ennemis du roi, mais encore qu'elle conspire avec ceux de la
France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit, n'est-ce pas
?
- Votre Eminence va en juger : le bal de Mme la connétable
; la nuit du Louvre ; la soirée d'Amiens ; l'arrestation de
Montaigu ; la lettre de Mme de Chevreuse.
- C'est cela, dit le cardinal, c'est cela : vous avez une bien
heureuse mémoire, Milady.
- Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d'adresser ce
compliment flatteur, si malgré toutes ces raisons le duc ne
se rend pas et continue de menacer la France ?
- Le duc est amoureux comme un fou, ou plutôt comme un
niais, reprit Richelieu avec une profonde amertume ; comme les anciens
paladins, il n'a entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de
sa belle. S'il sait que cette guerre peut coûter l'honneur et
peut-être la liberté à la dame de ses
pensées, comme il dit, je vous réponds qu'il y
regardera à deux fois.
- Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvait qu'elle
voulait voir clair jusqu'au bout, dans la mission dont elle allait
être chargée, cependant s'il persiste ?
- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable.
- C'est possible, dit Milady.
- S'il persiste... " Son Eminence fit une pause et reprit : " S'il
persiste, Eh bien, j'espérerai dans un de ces
événements qui changent la face des Etats.
- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces
événements, dit Milady, peut-être
partagerais-je sa confiance dans l'avenir.
- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une
cause à peu près pareille à celle qui
fait mouvoir le duc, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire,
allait à la fois envahir les Flandres et l'Italie pour
frapper à la fois l'Autriche des deux
côtés, Eh bien, n'est-il pas arrivé un
événement qui a sauvé l'Autriche ?
Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas la même chance que
l'empereur ?
- Votre Eminence veut parler du coup de couteau de la rue de la
Ferronnerie ?
- Justement, dit le cardinal.
- Votre Eminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac
épouvante ceux qui auraient un instant l'idée de
l'imiter ?
- Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces pays
sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demanderont
pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement il me revient
à cette heure que les puritains sont furieux contre le duc
de Buckingham et que leurs prédicateurs le
désignent comme l'Antéchrist.
- Eh bien ? fit Milady.
- Eh bien, continua le cardinal d'un air indifférent, il ne
s'agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une femme,
belle, jeune, adroite, qui eût à se venger
elle-même du duc. Une pareille femme peut se rencontrer : le
duc est homme à bonnes fortunes, et, s'il a semé
bien des amours par ses promesses de constance éternelle, il
a dû semer bien des haines aussi par ses
éternelles infidélités.
- Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut se
rencontrer.
- Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques
Clément ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait
la France.
- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat.
- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques
Clément ?
- Non, car peut-être étaient-ils
placés trop haut pour qu'on osât les aller
chercher là où ils étaient : on ne
brûlerait pas le Palais de Justice pour tout le monde,
Monseigneur.
- Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a une cause
autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du ton dont il
eût fait une question sans aucune importance.
- Moi, Monseigneur, répondit Milady, je ne crois rien, je
cite un fait, voilà tout ; seulement, je dis que si je
m'appelais Mlle de Monpensier ou la reine Marie de Médicis,
je prendrais moins de précautions que j'en prends,
m'appelant tout simplement Lady Clarick.
- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?
- Je voudrais un ordre qui ratifiât d'avance tout ce que je
croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France.
- Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit, et qui
aurait à se venger du duc.
- Elle est trouvée, dit Milady.
- Puis il faudrait trouver ce misérable fanatique qui
servira d'instrument à la justice de Dieu.
- On le trouvera.
- Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de réclamer
l'ordre que vous demandiez tout à l'heure.
- Votre Eminence a raison, dit Milady, et c'est moi qui ai eu tort de
voir dans la mission dont elle m'honore autre chose que ce qui est
réellement, c'est-à-dire d'annoncer à
Sa Grâce, de la part de Son Eminence, que vous connaissez les
différents déguisements à l'aide
desquels il est parvenu à se rapprocher de la reine pendant
la fête donnée par Mme la connétable ;
que vous avez les preuves de l'entrevue accordée au Louvre
par la reine à certain astrologue italien qui n'est autre
que le duc de Buckingham ; que vous avez commandé un petit
roman, des plus spirituels, sur l'aventure d'Amiens, avec plan du
jardin où cette aventure s'est passée et
portraits des acteurs qui y ont figuré ; que Montaigu est
à la Bastille, et que la torture peut lui faire dire des
choses dont il se souvient et même des choses qu'il aurait
oubliées ; enfin, que vous possédez certaine
lettre de Mme de Chevreuse, trouvée dans le logis de Sa
Grâce, qui compromet singulièrement, non seulement
celle qui l'a écrite, mais encore celle au nom de qui elle a
été écrite. Puis, s'il persiste
malgré tout cela, comme c'est à ce que je viens
de dire que se borne ma mission, je n'aurai plus qu'à prier
Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C'est bien cela,
n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose à
faire ?
- C'est bien cela, reprit sèchement le cardinal.
- Et maintenant, dit Milady sans paraître remarquer le
changement de ton du duc à son égard, maintenant
que j'ai reçu les instructions de Votre Eminence
à propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de
lui dire deux mots des miens ?
- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.
- Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me devez tout
votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence.
- Et lesquels ? répliqua le duc.
- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
- Elle est dans la prison de Mantes.
- C'est-à-dire qu'elle y était, reprit Milady,
mais la reine a surpris un ordre du roi, à l'aide duquel
elle l'a fait transporter dans un couvent.
- Dans un couvent ? dit le duc.
- Oui, dans un couvent.
- Et dans lequel ?
- Je l'ignore, le secret a été bien
gardé...
- Je le saurai, moi !
- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ?
- Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le cardinal.
- Bien ; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement à
craindre pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
- Et lequel ?
- Son amant.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Oh ! Votre Eminence le connaît bien, s'écria
Milady emportée par la colère, c'est notre
mauvais génie à tous deux ; c'est celui qui, dans
une rencontre avec les gardes de Votre Eminence, a
décidé la victoire en faveur des mousquetaires du
roi ; c'est celui qui a donné trois coups
d'épée à de Wardes, votre
émissaire, et qui a fait échouer l'affaire des
ferrets ; c'est celui enfin qui, sachant que c'était moi qui
lui avais enlevé Mme Bonacieux, a juré ma mort.
- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
- Je veux parler de ce misérable d'Artagnan.
- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est
que plus à craindre.
- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences avec
Buckingham.
- Une preuve ! s'écria Milady, j'en aurai dix.
- Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du monde, ayez-moi
cette preuve et je l'envoie à la Bastille.
- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?
- Quand on est à la Bastille, il n'y a pas d' ensuite
, dit le cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu,
continua-t-il, s'il m'était aussi facile de me
débarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile de me
débarrasser des vôtres, et si c'était
contre de pareilles gens que vous me demandiez l'impunité
!...
- Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pour
existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-là, je vous
donne l'autre.
- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et ne
veux même pas le savoir ; mais j'ai le désir de
vous être agréable et ne vois aucun
inconvénient à vous donner ce que vous demandez
à l'égard d'une si infime créature ;
d'autant plus, comme vous me le dites, que ce petit d'Artagnan est un
libertin, un duelliste, un traître.
- Un infâme, Monseigneur, un infâme !
- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal.
- En voici, Monseigneur. "
Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal
était occupé à chercher les termes
dans lesquels devait être écrit le billet, ou
même à l'écrire. Athos, qui n'avait pas
perdu un mot de la conversation, prit ses deux compagnons chacun par
une main et les conduisit à l'autre bout de la chambre.
" Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas
écouter la fin de la conversation ?
- Chut ! dit Athos parlant à voix basse, nous en avons
entendu tout ce qu'il est nécessaire que nous entendions ;
d'ailleurs je ne vous empêche pas d'écouter le
reste, mais il faut que je sorte.
- Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te
demande, que répondrons-nous ?
- Vous n'attendrez pas qu'il me demande, vous lui direz les premiers
que je suis parti en éclaireur parce que certaines paroles
de notre hôte m'ont donné à penser que
le chemin n'était pas sûr ; j'en toucherai d'abord
deux mots à l'écuyer du cardinal ; le reste me
regarde, ne vous en inquiétez pas.
- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
- Soyez tranquille, répondit Athos, vous le savez, j'ai du
sang-froid. "
Porthos et Aramis allèrent reprendre leur place
près du tuyau de poêle.
Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère, alla
prendre son cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux
tourniquets des contrevents, convainquit en quatre mots
l'écuyer de la nécessité d'une
avant-garde pour le retour, visita avec affectation l'amorce de ses
pistolets, mit l'épée aux dents et suivit, en
enfant perdu, la route qui conduisait au camp.
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Chapitre XLV.
SCENE CONJUGALE.
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Comme l'avait prévu Athos, le cardinal ne tarda point
à descendre ; il ouvrit la porte de la chambre où
étaient entrés les mousquetaires, et trouva
Porthos faisant une partie de dés acharnée avec
Aramis. D'un coup d'oeil rapide, il fouilla tous les coins de la salle,
et vit qu'un de ses hommes lui manquait.
" Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
- Monseigneur, répondit Porthos, il est parti en
éclaireur sur quelques propos de notre hôte, qui
lui ont fait croire que la route n'était pas sûre.
- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ?
- J'ai gagné cinq pistoles à Aramis.
- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?
- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence.
- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. "
L'écuyer était à la porte, et tenait
en bride le cheval du cardinal. Un peu plus loin, un groupe de deux
hommes et de trois chevaux apparaissait dans l'ombre ; ces deux hommes
étaient ceux qui devaient conduire Milady au fort de La
Pointe, et veiller à son embarquement.
L'écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires
lui avaient déjà dit à propos d'Athos.
Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit la route, s'entourant
au retour des mêmes précautions qu'il avait prises
au départ.
Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé par
l'écuyer et les deux mousquetaires, et revenons à
Athos.
Pendant une centaine de pas, il avait marché de la
même allure ; mais, une fois hors de vue, il avait
lancé son cheval à droite, avait fait un
détour, et était revenu à une
vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le passage de la petite
troupe ; ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons
et la frange dorée du manteau de M. le cardinal, il attendit
que les cavaliers eussent tourné l'angle de la route, et,
les ayant perdus de vue, il revint au galop à l'auberge,
qu'on lui ouvrit sans difficulté.
L'hôte le reconnut.
" Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la
dame du premier une recommandation importante, il m'envoie pour
réparer son oubli.
- Montez, dit l'hôte, elle est encore dans sa chambre. "
Athos profita de la permission, monta l'escalier de son pas le plus
léger, arriva sur le carré, et, à
travers la porte entrouverte, il vit Milady qui attachait son chapeau.
Il entra dans la chambre, et referma la porte derrière lui.
Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
Athos était debout devant la porte, enveloppé
dans son manteau, son chapeau rabattu sur ses yeux.
En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady eut
peur.
" Qui êtes-vous ? et que demandez-vous ? "
s'écria-t-elle.
- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos.
Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il
s'avança vers Milady.
" Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il.
Milady fit un pas en avant, puis recula comme à la vue d'un
serpent.
" Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
- Le comte de La Fère ! murmura Milady en
pâlissant et en reculant jusqu'à ce que la
muraille l'empêchât d'aller plus loin.
- Oui, Milady, répondit Athos, le comte de La
Fère en personne, qui revient tout exprès de
l'autre monde pour avoir le plaisir de vous voir. Asseyons-nous donc,
et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. "
Milady, dominée par une terreur inexprimable, s'assit sans
proférer une seule parole.
" Vous êtes donc un démon envoyé sur la
terre ? dit Athos. Votre puissance est grande, je le sais ; mais vous
savez aussi qu'avec l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les
démons les plus terribles. Vous vous êtes
déjà trouvée sur mon chemin, je
croyais vous avoir terrassée, Madame ; mais, ou je me
trompais, ou l'enfer vous a ressuscitée. "
Milady, à ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs
effroyables, baissa la tête avec un gémissement
sourd.
" Oui, l'enfer vous a ressuscitée, reprit Athos, l'enfer
vous a faite riche, l'enfer vous a donné un autre nom,
l'enfer vous a presque refait même un autre visage ; mais il
n'a effacé ni les souillures de votre âme, ni la
flétrissure de votre corps. "
Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux
lancèrent des éclairs. Athos resta assis.
" Vous me croyiez mort, n'est-ce pas, comme je vous croyais morte ? et
ce nom d'Athos avait caché le comte de La Fère,
comme le nom de Milady Clarick avait caché Anne de Breuil !
N'était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre
honoré frère nous a mariés ? Notre
position est vraiment étrange, poursuivit Athos en riant ;
nous n'avons vécu jusqu'à présent l'un
et l'autre que parce que nous nous croyions morts, et qu'un souvenir
gêne moins qu'une créature, quoique ce soit chose
dévorante parfois qu'un souvenir !
- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramène
vers moi ? et que me voulez-vous ?
- Je veux vous dire que, tout en restant invisible à vos
yeux, je ne vous ai pas perdue de vue, moi !
- Vous savez ce que j'ai fait ?
- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre
entrée au service du cardinal jusqu'à ce soir. "
Un sourire d'incrédulité passa sur les
lèvres pâles de Milady.
" Ecoutez : c'est vous qui avez coupé les deux ferrets de
diamants sur l'épaule du duc de Buckingham ; c'est vous qui
avez fait enlever Mme Bonacieux ; c'est vous qui, amoureuse de de
Wardes, et croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votre porte
à M. d'Artagnan ; c'est vous qui, croyant que de Wardes vous
avait trompée, avez voulu le faire tuer par son rival ;
c'est vous qui, lorsque ce rival eut découvert votre
infâme secret, avez voulu le faire tuer à son tour
par deux assassins que vous avez envoyés à sa
poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient
manqué leur coup, avez envoyé du vin
empoisonné avec une fausse lettre, pour faire croire
à votre victime que ce vin venait de ses amis ; c'est vous,
enfin, qui venez là, dans cette chambre, assise sur cette
chaise où je suis, de prendre avec le cardinal de Richelieu
l'engagement de faire assassiner le duc de Buckingham, en
échange de la promesse qu'il vous a faite de vous laisser
assassiner d'Artagnan. "
Milady était livide.
" Mais vous êtes donc Satan ? dit-elle.
- Peut-être, dit Athos ; mais, en tout cas,
écoutez bien ceci : Assassinez ou faites assassiner le duc
de Buckingham, peu m'importe ! je ne le connais pas : d'ailleurs c'est
un Anglais ; mais ne touchez pas du bout du doigt à un seul
cheveu de d'Artagnan, qui est un fidèle ami que j'aime et
que je défends, ou, je vous le jure par la tête de
mon père, le crime que vous aurez commis sera le dernier.
- M. d'Artagnan m'a cruellement offensée, dit Milady d'une
voix sourde, M. d'Artagnan mourra.
- En vérité, cela est-il possible qu'on vous
offense, Madame ? dit en riant Athos ; il vous a offensée,
et il mourra ?
- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. "
Athos fut saisi comme d'un vertige : la vue de cette
créature, qui n'avait rien d'une femme, lui rappelait des
souvenirs terribles ; il pensa qu'un jour, dans une situation moins
dangereuse que celle où il se trouvait, il avait
déjà voulu la sacrifier à son honneur
; son désir de meurtre lui revint brûlant et
l'envahit comme une fièvre ardente : il se leva à
son tour, porta la main à sa ceinture, en tira un pistolet
et l'arma.
Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue
glacée ne put proférer qu'un son rauque qui
n'avait rien de la parole humaine et qui semblait le râle
d'une bête fauve ; collée contre la sombre
tapisserie, elle apparaissait, les cheveux épars, comme
l'image effrayante de la terreur.
Athos leva lentement son pistolet, étendit le bras de
manière que l'arme touchât presque le front de
Milady, puis, d'une voix d'autant plus terrible qu'elle avait le calme
suprême d'une inflexible résolution :
" Madame, dit-il, vous allez à l'instant même me
remettre le papier que vous a signé le cardinal, ou, sur mon
âme, je vous fais sauter la cervelle. "
Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle
connaissait Athos ; cependant elle resta immobile.
" Vous avez une seconde pour vous décider " , dit-il.
Milady vit à la contraction de son visage que le coup allait
partir ; elle porta vivement la main à sa poitrine, en tira
un papier et le tendit à Athos.
" Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! "
Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa ceinture,
s'approcha de la lampe pour s'assurer que c'était bien
celui-là, le déplia et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le
porteur du présent a fait ce qu'il a fait. "
" 3 décembre 1627 "
" RICHELIEU "
" Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en
replaçant son feutre sur sa tête, maintenant que
je t'ai arraché les dents, vipère, mords si tu
peux. "
Et il sortit de la chambre sans même regarder en
arrière.
A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils tenaient en
main.
" Messieurs, dit-il, l'ordre de Monseigneur, vous le savez, est de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de
ne la quitter que lorsqu'elle sera à bord. "
Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre qu'ils
avaient reçu, ils inclinèrent la tête
en signe d'assentiment.
Quant à Athos, il se mit légèrement en
selle et partit au galop ; seulement, au lieu de suivre la route, il
prit à travers champs, piquant avec vigueur son cheval et de
temps en temps s'arrêtant pour écouter.
Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs
chevaux. Il ne douta point que ce ne fût le cardinal et son
escorte. Aussitôt il fit une nouvelle pointe en avant,
bouchonna son cheval avec de la bruyère et des feuilles
d'arbres, et vint se mettre en travers de la route à deux
cents pas du camp à peu près.
" Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aperçut les
cavaliers.
- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
- Oui, Monseigneur, répondit Athos. C'est
lui-même.
- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements pour
la bonne garde que vous nous avez faite ; Messieurs, nous voici
arrivés : prenez la porte à gauche, le mot
d'ordre est Roi et Ré . "
En disant ces mots, le cardinal salua de la tête les trois
amis, et prit à droite suivi de son écuyer ; car,
cette nuit-là, lui-même couchait au camp.
" Eh bien, dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal fut
hors de la portée de la voix, eh bien ! il a
signé le papier qu'elle demandait.
- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. "
Et les trois amis n'échangèrent plus une seule
parole jusqu'à leur quartier, excepté pour donner
le mot d'ordre aux sentinelles.
Seulement, on envoya Mousqueton dire à Planchet que son
maître était prié, en relevant de
tranchée, de se rendre à l'instant même
au logis des mousquetaires.
D'un autre côté, comme l'avait prévu
Athos, Milady, en retrouvant à la porte les hommes qui
l'attendaient, ne fit aucune difficulté de les suivre ; elle
avait bien eu l'envie un instant de se faire reconduire devant le
cardinal et de lui tout raconter, mais une
révélation de sa part amenait une
révélation de la part d'Athos : elle dirait bien
qu'Athos l'avait pendue, mais Athos dirait qu'elle était
marquée ; elle pensa qu'il valait donc encore mieux garder
le silence, partir discrètement, accomplir avec son
habileté ordinaire la mission difficile dont elle
s'était chargée, puis, toutes les choses
accomplies à la satisfaction du cardinal, venir lui
réclamer sa vengeance.
En conséquence, après avoir voyagé
toute la nuit, à sept heures du matin elle était
au fort de La Pointe, à huit heures elle était
embarquée, et à neuf heures le
bâtiment, qui, avec des lettres de marque du cardinal,
était censé être en partance pour
Bayonne, levait l'ancre et faisait voile pour l'Angleterre.
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Chapitre XLVI.
LE BASTION SAINT-GERVAIS.
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En arrivant chez ses trois amis, d'Artagnan les trouva
réunis dans la même chambre : Athos
réfléchissait, Porthos frisait sa moustache,
Aramis disait ses prières dans un charmant petit livre
d'heures relié en velours bleu.
" Pardieu, Messieurs ! dit-il, j'espère que ce que vous avez
à me dire en vaut la peine, sans cela je vous
préviens que je ne vous pardonnerai pas de m'avoir fait
venir, au lieu de me laisser reposer après une nuit
passée à prendre et à
démanteler un bastion. Ah ! que n'étiez-vous
là, Messieurs ! il y a fait chaud !
- Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas
froid non plus ! répondit Porthos tout en faisant prendre
à sa moustache un pli qui lui était particulier.
- Chut ! dit Athos.
- Oh ! oh ! fit d'Artagnan comprenant le léger froncement
de sourcils du mousquetaire, il paraît qu'il y a du nouveau
ici.
- Aramis, dit Athos, vous avez été
déjeuner avant-hier à l'auberge du Parpaillot, je
crois ?
- Oui.
- Comment est-on là ?
- Mais, j'y ai fort mal mangé pour mon compte, avant-hier
était un jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ?
- Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa pieuse
lecture, que la digue que fait bâtir M. le cardinal le chasse
en pleine mer.
- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit Athos
; je vous demandais si vous aviez été bien libre,
et si personne ne vous avait dérangé ?
- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au
fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons assez bien au
Parpaillot.
- Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles sont
comme des feuilles de papier. "
D'Artagnan, qui était habitué aux
manières de faire de son ami, et qui reconnaissait tout de
suite à une parole, à un geste, à un
signe de lui, que les circonstances étaient graves, prit le
bras d'Athos et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit en
devisant avec Aramis.
En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de suivre ;
Grimaud, selon son habitude, obéit en silence ; le pauvre
garçon avait à peu près fini par
désapprendre de parler.
On arriva à la buvette du Parpaillot : il était
sept heures du matin, le jour commençait à
paraître ; les trois amis commandèrent
à déjeuner, et entrèrent dans une
salle où, au dire de l'hôte, ils ne devaient pas
être dérangés.
Malheureusement l'heure était mal choisie pour un
conciliabule ; on venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil
de la nuit, et, pour chasser l'air humide du matin, venait boire la
goutte à la buvette : dragons, Suisses, gardes,
mousquetaires, chevau-légers se succédaient avec
une rapidité qui devait très bien faire les
affaires de l'hôte, mais qui remplissait fort mal les vues
des quatre amis. Aussi répondaient-ils d'une
manière fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de
leurs compagnons.
" Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et
nous n'avons pas besoin de cela en ce moment. D'Artagnan, racontez-
nous votre nuit ; nous vous raconterons la nôtre
après.
- En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait en tenant
à la main un verre d'eau-de-vie qu'il dégustait
lentement ; en effet, vous étiez de tranchée
cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu
maille à partir avec les Rochelois ? "
D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait répondre
à cet intrus qui se mêlait à la
conversation.
" Eh bien, dit Athos, n'entends-tu pas M. de Busigny qui te fait
l'honneur de t'adresser la parole ? Raconte ce qui s'est
passé cette nuit, puisque ces Messieurs désirent
le savoir.
- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse qui buvait du
rhum dans un verre à bière.
- Oui, Monsieur, répondit d'Artagnan en s'inclinant, nous
avons eu cet honneur, nous avons même, comme vous avez pu
l'entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre qui, en
éclatant, a fait une fort jolie brèche ; sans
compter que, comme le bastion n'était pas d'hier, tout le
reste de la bâtisse s'en est trouvé fort
ébranlé.
- Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait
enfilée à son sabre une oie qu'il apportait pour
qu'on la fît cuire.
- Le bastion Saint-Gervais, répondit d'Artagnan,
derrière lequel les Rochelois inquiétaient nos
travailleurs.
- Et l'affaire a été chaude ?
- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou
dix.
- Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgré l'admirable
collection de jurons que possède la langue allemande, avait
pris l'habitude de jurer en français.
- Mais il est probable, dit le chevau-léger, qu'ils vont,
ce matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en
état.
- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
- Messieurs, dit Athos, un pari !
- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
- Lequel ? demanda le chevau-léger.
- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les
deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la
cheminée, j'en suis. Hôtelier de malheur ! une
lèchefrite tout de suite, que je ne perde pas une goutte de
la graisse de cette estimable volaille.
- Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t'oie, il est
très ponne avec des gonfitures.
- Là ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous
écoutons, Monsieur Athos !
- Oui, le pari ! dit le chevau-léger.
- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes
trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d'Artagnan et moi, nous allons
déjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y tenons
une heure, montre à la main, quelque chose que l'ennemi
fasse pour nous déloger. "
Porthos et Aramis se regardèrent, ils
commençaient à comprendre.
" Mais, dit d'Artagnan en se penchant à l'oreille d'Athos,
tu vas nous faire tuer sans miséricorde.
- Nous sommes bien plus tués, répondit Athos, si
nous n'y allons pas.
- Ah ! ma foi ! Messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa chaise
et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espère.
- Aussi je l'accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s'agit de
fixer l'enjeu.
- Mais vous êtes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes
quatre ; un dîner à discrétion pour
huit, cela vous va-t-il ?
- A merveille, reprit M. de Busigny.
- Parfaitement, dit le dragon.
- Ca me fa " , dit le Suisse.
Le quatrième auditeur, qui, dans toute cette conversation,
avait joué un rôle muet, fit un signe de la
tête en signe qu'il acquiesçait à la
proposition.
" Le déjeuner de ces Messieurs est prêt, dit
l'hôte.
- Eh bien, apportez-le " , dit Athos.
L'hôte obéit. Athos appela Grimaud, lui montra un
grand panier qui gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans
les serviettes les viandes apportées.
Grimaud comprit à l'instant même qu'il s'agissait
d'un déjeuner sur l'herbe, prit le panier, empaqueta les
viandes, y joignit les bouteilles et prit le panier à son
bras.
" Mais où allez-vous manger mon déjeuner ? dit
l'hôte.
- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? "
Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
" Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'hôte.
- Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne et la
différence sera pour les serviettes. "
L'hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait
cru d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux
bouteilles de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de
Champagne.
" Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien régler
votre montre sur la mienne, ou me permettre de régler la
mienne sur la vôtre ?
- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-léger en tirant de
son gousset une fort belle montre entourée de diamants ;
sept heures et demie, dit- il.
- Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ; nous saurons que
j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. "
Et, saluant les assistants ébahis, les quatre jeunes gens
prirent le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui
portait le panier, ignorant où il allait, mais, dans
l'obéissance passive dont il avait pris l'habitude avec
Athos, ne songeait pas même à le demander.
Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp, les quatre amis
n'échangèrent pas une parole ; d'ailleurs ils
étaient suivis par les curieux, qui, connaissant le pari
engagé, voulaient savoir comment ils s'en tireraient.
Mais une fois qu'ils eurent franchi la ligne de circonvallation et
qu'ils se trouvèrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait
complètement ce dont il s'agissait, crut qu'il
était temps de demander une explication.
" Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l'amitié
de m'apprendre où nous allons ?
- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
- Mais qu'y allons-nous faire ?
- Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.
- Mais pourquoi n'avons-nous pas déjeuné au
Parpaillot ?
- Parce que nous avons des choses fort importantes à nous
dire, et qu'il était impossible de causer cinq minutes dans
cette auberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui
saluent, qui accostent ; ici, du moins, continua Athos en montrant le
bastion, on ne viendra pas nous déranger.
- Il me semble, dit d'Artagnan avec cette prudence qui s'alliait si
bien et si naturellement chez lui à une excessive bravoure,
il me semble que nous aurions pu trouver quelque endroit
écarté dans les dunes, au bord de la mer.
- Où l'on nous aurait vus conférer tous les
quatre ensemble, de sorte qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal
eût été prévenu par ses
espions que nous tenions conseil.
- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in
desertis .
- Un désert n'aurait pas été mal, dit
Porthos, mais il s'agissait de le trouver.
- Il n'y a pas de désert où un oiseau ne puisse
passer au-dessus de la tête, où un poisson ne
puisse sauter au-dessus de l'eau, où un lapin ne puisse
partir de son gîte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin,
tout s'est fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre
entreprise, devant laquelle d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer
sans honte ; nous avons fait un pari, un pari qui ne pouvait
être prévu, et dont je défie qui que ce
soit de deviner la véritable cause : nous allons, pour le
gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons
attaqués, ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes
pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra,
car je réponds que les murs de ce bastion n'ont pas
d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de
même, et de plus, tout en nous défendant, nous
nous couvrons de gloire. Vous voyez bien que tout est
bénéfice.
- Oui, dit d'Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une
balle.
- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les plus
à craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
- Mais il me semble que pour une pareille expédition, nous
aurions dû au moins emporter nos mousquets.
- Vous êtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger
d'un fardeau inutile ?
- Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire à poudre.
- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan
?
- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos.
- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit
ou dix Français de tués et autant de Rochelois.
- Après ?
- On n'a pas eu le temps de les dépouiller, n'est-ce pas ?
attendu qu'on avait autre chose pour le moment de plus
pressé à faire.
- Eh bien ?
- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires
à poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre
mousquetons et de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de
fusils et une centaine de coups à tirer.
- O Athos ! dit Aramis, tu es véritablement un grand homme
! "
Porthos inclina la tête en signe d'adhésion.
D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ; car, voyant
que l'on continuait de marcher vers le bastion, chose dont il avait
douté jusqu'alors, il tira son maître par le pan
de son habit.
" Où allons-nous ? " demanda-t-il par geste.
Athos lui montra le bastion.
" Mais, dit toujours dans le même dialecte le silencieux
Grimaud, nous y laisserons notre peau. "
Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
Grimaud posa son panier à terre et s'assit en secouant la
tête.
Athos prit à sa ceinture un pistolet, regarda s'il
était bien amorcé, l'arma et approcha le canon de
l'oreille de Grimaud.
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant.
Grimaud obéit.
Tout ce qu'avait gagné le pauvre garçon
à cette pantomime d'un instant, c'est qu'il était
passé de l'arrière-garde à
l'avant-garde.
Arrivés au bastion, les quatre amis se
retournèrent.
Plus de trois cents soldats de toutes armes étaient
assemblés à la porte du camp, et dans un groupe
séparé on pouvait distinguer M. de Busigny, le
dragon, le Suisse et le quatrième parieur.
Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son
épée et l'agita en l'air.
Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'à eux.
Après quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion,
où les avait déjà
précédés Grimaud.
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Chapitre XLVII.
LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES.
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Comme l'avait prévu Athos, le bastion n'était
occupé que par une douzaine de morts tant
Français que Rochelois.
" Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de
l'expédition, tandis que Grimaud va mettre la table,
commençons par recueillir les fusils et les cartouches ;
nous pouvons d'ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces
Messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous
écoutent pas.
- Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossé, dit
Porthos, après toutefois nous être
assurés qu'ils n'ont rien dans leurs poches.
- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
- Ah ! bien alors, dit d'Artagnan, que Grimaud les fouille et les
jette par-dessus les murailles.
- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
- Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah
çà ! vous devenez fou, cher ami.
- Ne jugez pas témérairement, disent l'Evangile
et M. le cardinal, répondit Athos ; combien de fusils,
Messieurs ?
- Douze, répondit Aramis.
- Combien de coups à tirer ?
- Une centaine.
- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. "
Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne. Comme ils
achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le
déjeuner était servi.
Athos répondit, toujours par geste, que c'était
bien, et indiqua à Grimaud une espèce de
poivrière où celui-ci comprit qu'il se devait
tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la faction,
Athos lui permit d'emporter un pain, deux côtelettes et une
bouteille de vin.
" Et maintenant, à table " , dit Athos.
Les quatre amis s'assirent à terre, les jambes
croisées, comme les Turcs ou comme les tailleurs.
" Ah ! maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la crainte
d'être entendu, j'espère que tu vas nous faire
part de ton secret, Athos.
- J'espère que je vous procure à la fois de
l'agrément et de la gloire, Messieurs, dit Athos. Je vous ai
fait faire une promenade charmante ; voici un déjeuner des
plus succulents, et cinq cents personnes là-bas, comme vous
pouvez les voir à travers les meurtrières, qui
nous prennent pour des fous ou pour des héros, deux classes
d'imbéciles qui se ressemblent assez.
- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan.
- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. "
D'Artagnan portait son verre à ses lèvres ; mais
à ce nom de Milady, la main lui trembla si fort, qu'il le
posa à terre pour ne pas en répandre le contenu.
" Tu as vu ta fem...
- Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon cher, que ces
Messieurs ne sont pas initiés comme vous dans le secret de
mes affaires de ménage ; j'ai vu Milady.
- Et où cela ? demanda d'Artagnan.
- A deux lieues d'ici à peu près, à
l'auberge du Colombier-Rouge.
- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
- Non, pas tout à fait encore, reprit Athos ; car,
à cette heure, elle doit avoir quitté les
côtes de France. "
D'Artagnan respira.
" Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu'est-ce donc que cette
Milady ?
- Une femme charmante, dit Athos en dégustant un verre de
vin mousseux. Canaille d'hôtelier ! s'écria-t-il,
qui nous donne du vin d'Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit
que nous nous y laisserons prendre ! Oui, continua-t-il, une femme
charmante qui a eu des bontés pour notre ami d'Artagnan, qui
lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayé de
se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer à coups
de mousquet, il y a huit jours en essayant de l'empoisonner, et hier en
demandant sa tête au cardinal.
- Comment ! en demandant ma tête au cardinal ?
s'écria d'Artagnan, pâle de terreur.
- Ca, dit Porthos, c'est vrai comme l'Evangile ; je l'ai entendu de
mes deux oreilles.
- Moi aussi, dit Aramis.
- Alors, dit d'Artagnan en laissant tomber son bras avec
découragement, il est inutile de lutter plus longtemps ;
autant que je me brûle la cervelle et que tout soit fini !
- C'est la dernière sottise qu'il faut faire, dit Athos,
attendu que c'est la seule à laquelle il n'y ait pas de
remède.
- Mais je n'en réchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des
ennemis pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite de Wardes,
à qui j'ai donné trois coups
d'épée ; puis Milady, dont j'ai surpris le secret
; enfin, le cardinal, dont j'ai fait échouer la vengeance.
- Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous sommes
quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que nous
fait Grimaud, nous allons avoir affaire à un bien plus grand
nombre de gens. Qu'y a-t-il, Grimaud ? Considérant la
gravité de la circonstance, je vous permets de parler, mon
ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?
- Une troupe.
- De combien de personnes ?
- De vingt hommes.
- Quels hommes ?
- Seize pionniers, quatre soldats.
- A combien de pas sont-ils ?
- A cinq cents pas.
- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire
un verre de vin à ta santé, d'Artagnan !
- A ta santé ! répétèrent
Porthos et Aramis.
- Eh bien donc, à ma santé ! quoique je ne croie
pas que vos souhaits me servent à grand-chose.
- Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. "
Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa près de
lui, Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et
s'approcha d'une meurtrière.
Porthos, Aramis et d'Artagnan en firent autant. Quant à
Grimaud, il reçut l'ordre de se placer derrière
les quatre amis afin de recharger les armes.
Au bout d'un instant on vit paraître la troupe ; elle suivait
une espèce de boyau de tranchée qui
établissait une communication entre le bastion et la ville.
" Pardieu ! dit Athos, c'est bien la peine de nous déranger
pour une vingtaine de drôles armés de pioches, de
hoyaux et de pelles ! Grimaud n'aurait eu qu'à leur faire
signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils nous eussent
laissés tranquilles.
- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils avancent fort
résolument de ce côté. D'ailleurs, il y
a avec les travailleurs quatre soldats et un brigadier armés
de mousquets.
- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
- Ma foi ! dit Aramis, j'avoue que j'ai répugnance
à tirer sur ces pauvres diables de bourgeois.
- Mauvais prêtre, répondit Porthos, qui a
pitié des hérétiques !
- En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais
les prévenir.
- Que diable faites-vous donc ? s'écria d'Artagnan, vous
allez vous faire fusiller, mon cher. "
Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis, et, montant sur la
brèche, son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
" Messieurs, dit-il en s'adressant aux soldats et aux travailleurs,
qui, étonnés de son apparition,
s'arrêtaient à cinquante pas environ du bastion,
et en les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques amis
et moi, en train de déjeuner dans ce bastion. Or, vous savez
que rien n'est désagréable comme d'être
dérangé quand on déjeune ; nous vous
prions donc, si vous avez absolument affaire ici, d'attendre que nous
ayons fini notre repas, ou de repasser plus tard, à moins
qu'il ne vous prenne la salutaire envie de quitter le parti de la
rébellion et de venir boire avec nous à la
santé du roi de France.
- Prends garde, Athos ! s'écria d'Artagnan ; ne vois-tu pas
qu'ils te mettent en joue ?
- Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui tirent
fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. "
En effet, au même instant quatre coups de fusil partirent, et
les balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le
touchât.
Quatre coups de fusil leur répondirent presque en
même temps, mais ils étaient mieux
dirigés que ceux des agresseurs, trois soldats
tombèrent tués raide, et un des travailleurs fut
blessé.
" Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la
brèche.
Grimaud obéit aussitôt. De leur
côté, les trois amis avaient chargé
leurs armes ; une seconde décharge suivit la
première : le brigadier et deux pionniers
tombèrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.
" Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos.
Et les quatre amis, s'élançant hors du fort,
parvinrent jusqu'au champ de bataille, ramassèrent les
quatre mousquets des soldats et la demi- pique du brigadier ; et,
convaincus que les fuyards ne s'arrêteraient qu'à
la ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les
trophées de leur victoire.
" Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, Messieurs,
reprenons notre déjeuner et continuons notre conversation.
Où en étions-nous ?
- Je me le rappelle, dit d'Artagnan, qui se préoccupait
fort de l'itinéraire que devait suivre Milady.
- Elle va en Angleterre, répondit Athos.
- Et dans quel but ?
- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. "
D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
" Mais c'est infâme ! s'écria-t-il.
- Oh ! quant à cela, dit Athos, je vous prie de croire que
je m'en inquiète fort peu. Maintenant que vous avez fini,
Grimaud, continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier,
attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre bastion, afin
que ces rebelles de Rochelois voient qu'ils ont affaire à de
braves et loyaux soldats du roi. "
Grimaud obéit sans répondre. Un instant
après le drapeau blanc flottait au-dessus de la
tête des quatre amis ; un tonnerre d'applaudissements salua
son apparition ; la moitié du camp était aux
barrières.
" Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiètes fort peu
qu'elle tue ou qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre
ami.
- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc
ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. "
Et Athos envoya à quinze pas de lui une bouteille qu'il
tenait, et dont il venait de transvaser jusqu'à la
dernière goutte dans son verre.
" Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas Buckingham ainsi ; il
nous avait donné de fort beaux chevaux.
- Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, à
ce moment même, portait à son manteau le galon de
la sienne.
- Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du
pécheur.
- Amen , dit Athos, et nous reviendrons
là-dessus plus tard, si tel est votre plaisir ; mais ce qui,
pour le moment, me préoccupait le plus, et je suis
sûr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'était de
reprendre à cette femme une espèce de blanc-seing
qu'elle avait extorqué au cardinal, et à l'aide
duquel elle devait impunément se débarrasser de
toi et peut-être de nous.
- Mais c'est donc un démon que cette créature ?
dit Porthos en tendant son assiette à Aramis, qui
découpait une volaille.
- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il
resté entre ses mains ?
- Non, il est passé dans les miennes ; je ne dirai pas que
ce fut sans peine, par exemple, car je mentirais.
- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je ne compte plus les fois que je
vous dois la vie.
- Alors c'était donc pour venir près d'elle que
vous nous avez quittés ? demanda Aramis.
- Justement.
- Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. - La voici " ,
dit Athos.
Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque.
D'Artagnan le déplia d'une main dont il n'essayait pas
même de dissimuler le tremblement et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le
porteur du présent a fait ce qu'il a fait. "
" 5 décembre 1627 "
" RICHELIEU. "
" En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les
règles.
- Il faut déchirer ce papier, s'écria
d'Artagnan, qui semblait lire sa sentence de mort.
- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver
précieusement, et je ne donnerais pas ce papier quand on le
couvrirait de pièces d'or.
- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme.
- Mais, dit négligemment Athos, elle va probablement
écrire au cardinal qu'un damné mousquetaire,
nommé Athos, lui a arraché son sauf-conduit ;
elle lui donnera dans la même lettre le conseil de se
débarrasser, en même temps que de lui, de ses deux
amis, Porthos et Aramis ; le cardinal se rappellera que ce sont les
mêmes hommes qu'il rencontre toujours sur son chemin ; alors,
un beau matin, il fera arrêter d'Artagnan, et, pour qu'il ne
s'ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir compagnie
à la Bastille.
- Ah çà, mais ! dit Porthos, il me semble que
vous faites là de tristes plaisanteries, mon cher.
- Je ne plaisante pas, répondit Athos.
- Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou à cette
damnée Milady serait un péché moins
grand que de le tordre à ces pauvres diables de huguenots,
qui n'ont jamais commis d'autres crimes que de chanter en
français des psaumes que nous chantons en latin ?
- Qu'en dit l'abbé ? demanda tranquillement Athos.
- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, répondit Aramis.
- Et moi donc ! fit d'Artagnan.
- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle
me gênerait fort ici.
- Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit
Athos.
- Elle me gêne partout, continua d'Artagnan.
- Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous
noyée, étranglée, pendue ? Il n'y a
que les morts qui ne reviennent pas.
- Vous croyez cela, Porthos ? répondit le mousquetaire avec
un sombre sourire que d'Artagnan comprit seul.
- J'ai une idée, dit d'Artagnan.
- Voyons, dirent les mousquetaires.
- Aux armes ! " cria Grimaud.
Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux
fusils.
Cette fois, une petite troupe s'avançait composée
de vingt ou vingt- cinq hommes ; mais ce n'étaient plus des
travailleurs, c'étaient des soldats de la garnison.
" Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie
n'est pas égale.
- Impossible pour trois raisons, répondit Athos : la
première, c'est que nous n'avons pas fini de
déjeuner ; la seconde, c'est que nous avons encore des
choses d'importance à dire ; la troisième, c'est
qu'il s'en manque encore de dix minutes que l'heure ne soit
écoulée.
- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter un plan de
bataille.
- Il est bien simple, répondit Athos : aussitôt
que l'ennemi est à portée de mousquet, nous
faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons feu encore, nous
faisons feu tant que nous avons des fusils chargés ; si ce
qui reste de la troupe veut encore monter à l'assaut, nous
laissons les assiégeants descendre jusque dans le
fossé, et alors nous leur poussons sur la tête ce
pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'équilibre.
- Bravo ! s'écria Porthos ;
décidément, Athos, vous étiez
né pour être général, et le
cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu de chose
auprès de vous.
- Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; visez
bien chacun votre homme.
- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
- Et moi le mien, dit Porthos.
- Et moi idem, dit Aramis.
- Alors feu ! " dit Athos.
Les quatre coups de fusil ne firent qu'une détonation, et
quatre hommes tombèrent.
Aussitôt le tambour battit, et la petite troupe
s'avança au pas de charge.
Alors les coups de fusil se succédèrent sans
régularité, mais toujours envoyés avec
la même justesse. Cependant, comme s'ils eussent connu la
faiblesse numérique des amis, les Rochelois continuaient
d'avancer au pas de course.
Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombèrent ;
mais cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se
ralentissait pas.
Arrivés au bas du bastion, les ennemis étaient
encore douze ou quinze ; une dernière décharge
les accueillit, mais ne les arrêta point : ils
sautèrent dans le fossé et
s'apprêtèrent à escalader la
brèche.
" Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : à la
muraille ! à la muraille ! "
Et les quatre amis, secondés par Grimaud, se mirent
à pousser avec le canon de leurs fusils un énorme
pan de mur, qui s'inclina comme si le vent le poussait, et, se
détachant de sa base, tomba avec un bruit horrible dans le
fossé : puis on entendit un grand cri, un nuage de
poussière monta vers le ciel, et tout fut dit.
" Les aurions-nous écrasés depuis le premier
jusqu'au dernier ? demanda Athos.
- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
- Non, dit Porthos, en voilà deux ou trois qui se sauvent
tout éclopés. "
En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et de
sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville :
c'était tout ce qui restait de la petite troupe.
Athos regarda à sa montre.
" Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et
maintenant le pari est gagné, mais il faut être
beaux joueurs : d'ailleurs d'Artagnan ne nous a pas dit son
idée. "
Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant
les restes du déjeuner.
" Mon idée ? dit d'Artagnan.
- Oui, vous disiez que vous aviez une idée,
répliqua Athos.
- Ah ! j'y suis, reprit d'Artagnan : je passe en Angleterre une
seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je l'avertis du
complot tramé contre sa vie.
- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait déjà ?
- Oui, mais à cette époque nous
n'étions pas en guerre ; à cette
époque, M. de Buckingham était un
allié et non un ennemi : ce que vous voulez faire serait
taxé de trahison. "
D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
" Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idée
à mon tour.
- Silence pour l'idée de M. Porthos ! dit Aramis.
- Je demande un congé à M. de
Tréville, sous un prétexte quelconque que vous
trouverez : je ne suis pas fort sur les prétextes, moi.
Milady ne me connaît pas, je m'approche d'elle sans qu'elle
me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je l'étrangle.
- Eh bien, dit Athos, je ne suis pas très
éloigné d'adopter l'idée de Porthos.
- Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, j'ai la
véritable idée.
- Voyons votre idée, Aramis ! demanda Athos, qui avait
beaucoup de déférence pour le jeune mousquetaire.
- Il faut prévenir la reine.
- Ah ! ma foi, oui, s'écrièrent ensemble Porthos
et d'Artagnan ; je crois que nous touchons au moyen.
- Prévenir la reine ! dit Athos, et comment cela ?
Avons-nous des relations à la cour ? Pouvons-nous envoyer
quelqu'un à Paris sans qu'on le sache au camp ? D'ici
à Paris il y a cent quarante lieues ; notre lettre ne sera
pas à Angers que nous serons au cachot, nous.
- Quant à ce qui est de faire remettre sûrement
une lettre à Sa Majesté, proposa Aramis en
rougissant, moi, je m'en charge ; je connais à Tours une
personne adroite... "
Aramis s'arrêta en voyant sourire Athos.
" Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan.
- Je ne le repousse pas tout à fait, dit Athos, mais je
voulais seulement faire observer à Aramis qu'il ne peut
quitter le camp ; que tout autre qu'un de nous n'est pas sûr
; que, deux heures après que le messager sera parti, tous
les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du cardinal
sauront votre lettre par coeur, et qu'on arrêtera vous et
votre adroite personne.
- Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera M. de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens.
- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.
- On bat la générale. "
Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du
tambour parvint effectivement jusqu'à eux.
" Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un régiment tout
entier, dit Athos.
- Vous ne comptez pas tenir contre un régiment tout entier
? dit Porthos.
- Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; et je
tiendrais devant une armée, si nous avions seulement eu la
précaution de prendre une douzaine de bouteilles en plus.
- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
- Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart d'heure
de chemin d'ici à la ville, et par conséquent de
la ville ici. C'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour
arrêter notre plan ; si nous nous en allons d'ici, nous ne
retrouverons jamais un endroit aussi convenable. Et tenez, justement,
Messieurs, voilà la vraie idée qui me vient.
- Dites alors.
- Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres
indispensables. "
Athos fit signe à son valet d'approcher.
" Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient dans le
bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser
contre la muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la
tête et leur fusil à la main.
- O grand homme ! s'écria d'Artagnan, je te comprends.
- Vous comprenez ? dit Porthos.
- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis.
Grimaud fit signe que oui.
" C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons à mon
idée.
- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
- C'est inutile.
- Oui, oui, l'idée d'Athos, dirent en même temps
d'Artagnan et Aramis.
- Cette Milady, cette femme, cette créature, ce
démon, a un beau- frère, à ce que vous
m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
- Oui, je le connais beaucoup même, et je crois aussi qu'il
n'a pas une grande sympathie pour sa belle-soeur.
- Il n'y a pas de mal à cela, répondit Athos, et
il la détesterait que cela n'en vaudrait que mieux.
- En ce cas nous sommes servis à souhait.
- Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait
Grimaud.
- Silence, Porthos ! dit Aramis.
- Comment se nomme ce beau-frère ?
- Lord de Winter.
- Où est-il maintenant ?
- Il est retourné à Londres au premier bruit de
guerre.
- Eh bien, voilà justement l'homme qu'il nous faut, dit
Athos, c'est celui qu'il nous convient de prévenir ; nous
lui ferons savoir que sa belle-soeur est sur le point d'assassiner
quelqu'un, et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a bien
à Londres, je l'espère, quelque
établissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles
repenties ; il y fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes
tranquilles.
- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'à ce qu'elle en sorte.
- Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d'Artagnan, je
vous ai donné tout ce que j'avais et je vous
préviens que c'est le fond de mon sac.
- Moi, je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, dit Aramis ; nous
prévenons à la fois la reine et Lord de Winter.
- Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours et
la lettre à Londres ?
- Je réponds de Bazin, dit Aramis.
- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos
laquais peuvent le quitter.
- Sans doute, dit Aramis, et dès aujourd'hui nous
écrivons les lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils
partent.
- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc, de
l'argent ? "
Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur les
fronts qui s'étaient un instant éclaircis.
" Alerte ! cria d'Artagnan, je vois des points noirs et des points
rouges qui s'agitent là-bas ; que disiez-vous donc d'un
régiment, Athos ? c'est une véritable
armée.
- Ma foi, oui, dit Athos, les voilà. Voyez-vous les
sournois qui venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as
fini, Grimaud ? "
Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu'il avait
placés dans les attitudes les plus pittoresques : les uns au
port d'armes, les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres
l'épée à la main.
" Bravo ! reprit Athos, voilà qui fait honneur à
ton imagination.
- C'est égal, dit Porthos, je voudrais cependant bien
comprendre.
- Décampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras
après.
- Un instant, Messieurs, un instant ! donnons le temps à
Grimaud de desservir.
- Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui
grandissent fort visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je
crois que nous n'avons pas de temps à perdre pour regagner
notre camp.
- Ma foi, dit Athos, je n'ai plus rien contre la retraite : nous
avions parié pour une heure, nous sommes restés
une heure et demie ; il n'y a rien à dire ; partons,
Messieurs, partons. "
Grimaud avait déjà pris les devants avec le
panier et la desserte.
Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine
de pas.
" Eh ! s'écria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ?
- Avez-vous oublié quelque chose ? demanda Aramis.
- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains
de l'ennemi, même quand ce drapeau ne serait qu'une
serviette. "
Et Athos s'élança dans le bastion, monta sur la
plate-forme, et enleva le drapeau ; seulement comme les Rochelois
étaient arrivés à portée de
mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui, comme par
plaisir, allait s'exposer aux coups.
Mais on eût dit qu'Athos avait un charme attaché
à sa personne, les balles passèrent en sifflant
tout autour de lui, pas une ne le toucha.
Athos agita son étendard en tournant le dos aux gens de la
ville et en saluant ceux du camp. Des deux côtés
de grands cris retentirent, d'un côté des cris de
colère, de l'autre des cris d'enthousiasme.
Une seconde décharge suivit la première, et trois
balles, en la trouant, firent réellement de la serviette un
drapeau. On entendit les clameurs de tout le camp qui criait :
" Descendez, descendez ! "
Athos descendit ; ses camarades, qui l'attendaient avec
anxiété, le virent paraître avec joie.
" Allons, Athos, allons, dit d'Artagnan, allongeons, allongeons ;
maintenant que nous avons tout trouvé, excepté
l'argent, il serait stupide d'être tués. "
Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant toute observation
inutile, réglèrent leur pas sur le sien.
Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient tous
deux hors d'atteinte.
Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade
enragée.
" Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils
? Je n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
- Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.
- Mais nos morts ne répondront pas.
- Justement ; alors ils croiront à une embuscade, ils
délibéreront ; ils enverront un parlementaire, et
quand ils s'apercevront de la plaisanterie, nous serons hors de la
portée des balles. Voilà pourquoi il est inutile
de gagner une pleurésie en nous pressant.
- Oh ! je comprends, s'écria Porthos
émerveillé.
- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les épaules.
De leur côté, les Français, en voyant
revenir les quatre amis au pas, poussaient des cris d'enthousiasme.
Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les
balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et
siffler lugubrement à leurs oreilles. Les Rochelois venaient
enfin de s'emparer du bastion.
" Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous
tué ? douze ?
- Ou quinze.
- Combien en avons-nous écrasé ?
- Huit ou dix.
- Et en échange de tout cela pas une égratignure
? Ah ! si fait ! Qu'avez-vous donc là à la main,
d'Artagnan ? du sang, ce me semble ?
- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
- Une balle perdue ?
- Pas même.
- Qu'est-ce donc alors ? "
Nous l'avons dit, Athos aimait d'Artagnan comme son enfant, et ce
caractère sombre et inflexible avait parfois pour le jeune
homme des sollicitudes de père.
" Une écorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont
été pris entre deux pierres, celle du mur et
celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte.
- Voilà ce que c'est que d'avoir des diamants, mon
maître, dit dédaigneusement Athos.
- Ah çà, mais, s'écria Porthos, il y
a un diamant en effet, et pourquoi diable alors, puisqu'il y a un
diamant, nous plaignons-nous de ne pas avoir d'argent ?
- Tiens, au fait ! dit Aramis.
- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilà une
idée.
- Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham son
amant, rien de plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien
de plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur
l'abbé ? Je ne demande pas l'avis de Porthos, il est
donné.
- Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas
d'une maîtresse, et par conséquent
n'étant pas un gage d'amour, d'Artagnan peut la vendre.
- Mon cher, vous parlez comme la théologie en personne.
Ainsi votre avis est ?...
- De vendre le diamant, répondit Aramis.
- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons
plus. "
La fusillade continuait, mais les amis étaient hors de
portée, et les Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit
de leur conscience.
" Ma foi, dit Athos, il était temps que cette
idée vînt à Porthos ; nous voici au
camp. Ainsi, Messieurs, pas un mot de plus sur cette affaire. On nous
observe, on vient à notre rencontre, nous allons
être portés en triomphe. "
En effet, comme nous l'avons dit, tout le camp était en
émoi ; plus de deux mille personnes avaient
assisté, comme à un spectacle, à
l'heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on
était bien loin de soupçonner le
véritable motif. On n'entendait que le cri de : Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de Busigny était venu
le premier serrer la main à Athos et reconnaître
que le pari était perdu. Le dragon et le Suisse l'avaient
suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le Suisse.
C'étaient des félicitations, des
poignées de main, des embrassades à n'en plus
finir, des rires inextinguibles à l'endroit des Rochelois ;
enfin, un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait
émeute et envoya La Houdinière, son capitaine des
gardes, s'informer de ce qui se passait.
La chose fut racontée au messager avec toute l'efflorescence
de l'enthousiasme.
" Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdinière.
- Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires et
un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller
déjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en
déjeunant, ont tenu là deux heures contre
l'ennemi, et ont tué je ne sais combien de Rochelois.
- Vous êtes-vous informé du nom de ces trois
mousquetaires ?
- Oui, Monseigneur.
- Comment les appelle-t-on ?
- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ?
- M. d'Artagnan.
- Toujours mon jeune drôle !
Décidément il faut que ces quatre hommes soient
à moi. "
Le soir même, le cardinal parla à M. de
Tréville de l'exploit du matin, qui faisait la conversation
de tout le camp. M. de Tréville, qui tenait le
récit de l'aventure de la bouche même de ceux qui
en étaient les héros, la raconta dans tous ses
détails à Son Eminence, sans oublier
l'épisode de la serviette.
" C'est bien, Monsieur de Tréville, dit le cardinal,
faites-moi tenir cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois
fleurs de lys d'or, et je la donnerai pour guidon à votre
compagnie.
- Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura injustice pour
les gardes : M. d'Artagnan n'est pas à moi, mais
à M. des Essarts.
- Eh bien, prenez-le, dit le cardinal ; il n'est pas juste que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas
dans la même compagnie. "
Le même soir, M. de Tréville annonça
cette bonne nouvelle aux trois mousquetaires et à
d'Artagnan, en les invitant tous les quatre à
déjeuner le lendemain.
D'Artagnan ne se possédait pas de joie. On le sait, le
rêve de toute sa vie avait été
d'être mousquetaire.
Les trois amis étaient fort joyeux.
" Ma foi ! dit d'Artagnan à Athos, tu as eu une triomphante
idée, et, comme tu l'as dit, nous y avons acquis de la
gloire, et nous avons pu lier une conversation de la plus haute
importance.
- Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous
soupçonne ; car, avec l'aide de Dieu, nous allons passer
désormais pour des cardinalistes. "
Le même soir, d'Artagnan alla présenter ses
hommages à M. des Essarts, et lui faire part de l'avancement
qu'il avait obtenu.
M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses
offres de service : ce changement de corps amenant des
dépenses d'équipement.
D'Artagnan refusa ; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de
faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il
désirait faire de l'argent.
Le lendemain, à huit heures du matin, le valet de M. des
Essarts entra chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept
mille livres.
C'était le prix du diamant de la reine.
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Chapitre XLVIII.
AFFAIRE DE FAMILLE.
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Athos avait trouvé le mot : affaire de famille .
Une affaire de famille n'était point soumise à
l'investigation du cardinal ; une affaire de famille ne regardait
personne ; on pouvait s'occuper devant tout le monde d'une affaire de
famille. Ainsi, Athos avait trouvé le mot : affaire de
famille. Aramis avait trouvé l'idée : les
laquais.
Porthos avait trouvé le moyen : le diamant.
D'Artagnan seul n'avait rien trouvé, lui ordinairement le
plus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de
Milady le paralysait.
Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvé un acheteur
pour le diamant.
Le déjeuner chez M. de Tréville fut d'une
gaieté charmante. D'Artagnan avait
déjà son uniforme ; comme il était
à peu près de la même taille qu'Aramis,
et qu'Aramis, largement payé, comme on se le rappelle, par
le libraire qui lui avait acheté son poème, avait
fait tout en double, il avait cédé à
son ami un équipement complet.
D'Artagnan eût été au comble de ses
voeux, s'il n'eût point vu pointer Milady, comme un nuage
sombre à l'horizon.
Après déjeuner, on convint qu'on se
réunirait le soir au logis d'Athos, et que là on
terminerait l'affaire.
D'Artagnan passa la journée à montrer son habit
de mousquetaire dans toutes les rues du camp.
Le soir, à l'heure dite, les quatre amis se
réunirent : il ne restait plus que trois choses à
décider :
Ce qu'on écrirait au frère de Milady ;
Ce qu'on écrirait à la personne adroite de Tours
;
Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrétion de
Grimaud, qui ne parlait que lorsque son maître lui
décousait la bouche ; Porthos vantait la force de
Mousqueton, qui était de taille à rosser quatre
hommes de complexion ordinaire ; Aramis, confiant dans l'adresse de
Bazin, faisait un éloge pompeux de son candidat ; enfin,
d'Artagnan avait foi entière dans la bravoure de Planchet,
et rappelait de quelle façon il s'était conduit
dans l'affaire épineuse de Boulogne.
Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix, et
donnèrent lieu à de magnifiques discours, que
nous ne rapporterons pas ici, de peur qu'ils ne fassent longueur.
" Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu'on enverra
possédât en lui seul les quatre
qualités réunies.
- Mais où rencontrer un pareil laquais ?
- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud.
- Prenez Mousqueton.
- Prenez Bazin.
- Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c'est
déjà deux qualités sur quatre.
- Messieurs, dit Aramis, le principal n'est pas de savoir lequel de
nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus adroit ou
le plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus
l'argent.
- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut
spéculer sur les défauts des gens et non sur
leurs vertus : Monsieur l'abbé, vous êtes un grand
moraliste !
- Sans doute, répliqua Aramis ; car non seulement nous
avons besoin d'être bien servis pour réussir, mais
encore pour ne pas échouer ; car, en cas d'échec,
il y va de la tête, non pas pour les laquais...
- Plus bas, Aramis ! dit Athos.
- C'est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour le
maître, et même pour les maîtres ! Nos
valets nous sont-ils assez dévoués pour risquer
leur vie pour nous ? Non.
- Ma foi, dit d'Artagnan, je répondrais presque de
Planchet, moi.
- Eh bien, mon cher ami, ajoutez à son
dévouement naturel une bonne somme qui lui donne quelque
aisance, et alors, au lieu d'en répondre une fois,
répondez-en deux.
- Eh ! bon Dieu ! vous serez trompés tout de
même, dit Athos, qui était optimiste quand il
s'agissait des choses, et pessimiste quand il s'agissait des hommes.
Ils promettront tout pour avoir de l'argent, et en chemin la peur les
empêchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ;
serrés, ils avoueront. Que diable ! nous ne sommes pas des
enfants ! Pour aller en Angleterre (Athos baissa la voix), il faut
traverser toute la France, semée d'espions et de
créatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ;
il faut savoir l'anglais pour demander son chemin à Londres.
Tenez, je vois la chose bien difficile.
- Mais point du tout, dit d'Artagnan, qui tenait fort à ce
que la chose s'accomplît ; je la vois facile, au contraire,
moi. Il va sans dire, parbleu ! que si l'on écrit
à Lord de Winter des choses par-dessus les maisons, des
horreurs du cardinal...
- Plus bas ! dit Athos.
- Des intrigues et des secrets d'Etat, continua d'Artagnan en se
conformant à la recommandation, il va sans dire que nous
serons tous roués vifs ; mais, pour Dieu, n'oubliez pas,
comme vous l'avez dit vous-même, Athos, que nous lui
écrivons pour affaire de famille ; que nous lui
écrivons à cette seule fin qu'il mette Milady,
dès son arrivée à Londres, hors
d'état de nous nuire. Je lui écrirai donc une
lettre à peu près en ces termes :
- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.
- " Monsieur et cher ami... "
- Ah ! oui ; cher ami, à un Anglais, interrompit Athos ;
bien commencé ! bravo, d'Artagnan ! Rien qu'avec ce
mot-là vous serez écartelé, au lieu
d'être roué vif.
- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court.
- Vous pouvez même dire " Milord ", reprit Athos, qui tenait
fort aux convenances.
- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du
Luxembourg ? "
- Bon ! le Luxembourg à présent ! On croira que
c'est une allusion à la reine mère !
Voilà qui est ingénieux, dit Athos.
- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord, vous souvient-il
de certain petit enclos où l'on vous sauva la vie ? "
- Mon cher d'Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu'un fort
mauvais rédacteur : " Où l'on vous sauva la vie !
" Fi donc ! ce n'est pas digne. On ne rappelle pas ces
services-là à un galant homme. Bienfait
reproché, offense faite.
- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous êtes insupportable, et
s'il faut écrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
- Et vous faites bien. Maniez le mousquet et
l'épée, mon cher, vous vous tirez galamment des
deux exercices ; mais passez la plume à M.
l'abbé, cela le regarde.
- Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis,
qui écrit des thèses en latin, lui.
- Eh bien soit ! dit d'Artagnan, rédigez-nous cette note,
Aramis ; mais, de par notre Saint-Père le pape ! tenez-vous
serré, car je vous épluche à mon tour,
je vous en préviens.
- Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve
confiance que tout poète a en lui-même ; mais
qu'on me mette au courant : j'ai bien ouï dire, de-ci,
de-là, que cette belle-soeur était une coquine,
j'en ai même acquis la preuve en écoutant sa
conversation avec le cardinal.
- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
- Mais, continua Aramis, le détail m'échappe.
- Et à moi aussi " , dit Porthos.
D'Artagnan et Athos se regardèrent quelque temps en silence.
Enfin Athos, après s'être recueilli, et en
devenant plus pâle encore qu'il n'était de
coutume, fit un signe d'adhésion, d'Artagnan comprit qu'il
pouvait parler.
" Eh bien, voici ce qu'il y a à dire, reprit d'Artagnan : "
Milord, votre belle-soeur est une scélérate, qui
a voulu vous faire tuer pour hériter de vous. Mais elle ne
pouvait épouser votre frère, étant
déjà mariée en France, et ayant
été... "
D'Artagnan s'arrêta comme s'il cherchait le mot, en regardant
Athos.
" Chassée par son mari, dit Athos.
- Parce qu'elle avait été marquée,
continua d'Artagnan.
- Bah ! s'écria Porthos, impossible ! elle a voulu faire
tuer son beau- frère ?
- Oui.
- Elle était mariée ? demanda Aramis.
- Oui.
- Et son mari s'est aperçu qu'elle avait, une fleur de lys
sur l'épaule ? s'écria Porthos.
- Oui. "
Ces trois oui avaient été
dits par Athos, chacun avec une intonation plus sombre.
" Et qui l'a vue, cette fleur de lys ? demanda Aramis.
- D'Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer l'ordre
chronologique, moi et d'Artagnan, répondit Athos.
- Et le mari de cette affreuse créature vit encore ? dit
Aramis.
- Il vit encore.
- Vous en êtes sûr ?
- J'en suis sûr. "
Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit
impressionné selon sa nature.
" Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence,
d'Artagnan nous a donné un excellent programme, et c'est
cela qu'il faut écrire d'abord.
- Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la
rédaction est épineuse. M. le chancelier
lui-même serait embarrassé pour rédiger
une épître de cette force, et cependant M. le
chancelier rédige très agréablement un
procès-verbal. N'importe ! taisez-vous, j'écris.
"
Aramis en effet prit la plume, réfléchit quelques
instants, se mit à écrire huit ou dix lignes
d'une charmante petite écriture de femme, puis, d'une voix
douce et lente, comme si chaque mot eût
été scrupuleusement pesé, il lut ce
qui suit :
" Milord,
" La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu
l'honneur de croiser l'épée avec vous dans un
petit enclos de la rue d'Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis,
vous dire plusieurs fois l'ami de cette personne, elle vous doit de
reconnaître cette amitié par un bon avis. Deux
fois vous avez failli être victime d'une proche parente que
vous croyez votre héritière, parce que vous
ignorez qu'avant de contracter mariage en Angleterre, elle
était déjà mariée en
France. Mais, la troisième fois, qui est celle-ci, vous
pouvez y succomber. Votre parente est partie de La Rochelle pour
l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivée, car
elle a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument
à savoir ce dont elle est capable, lisez son
passé sur son épaule gauche. "
" Eh bien, voilà qui est à merveille, dit Athos,
et vous avez une plume de secrétaire d'Etat, mon cher
Aramis. Lord de Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l'avis
lui arrive ; et tombât-il aux mains de Son Eminence
elle-même, nous ne saurions être compromis. Mais
comme le valet qui partira pourrait nous faire accroire qu'il a
été à Londres et s'arrêter
à Châtellerault, ne lui donnons avec la lettre que
la moitié de la somme en lui promettant l'autre
moitié en échange de la réponse.
Avez-vous le diamant ? continua Athos.
" J'ai mieux que cela, j'ai la somme. "
Et d'Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l'or, Aramis leva
les yeux. Porthos tressaillit ; quant à Athos, il resta
impassible.
" Combien dans ce petit sac ? dit-il.
- Sept mille livres en louis de douze francs.
- Sept mille livres ! s'écria Porthos, ce mauvais petit
diamant valait sept mille livres ?
- Il paraît, dit Athos, puisque les voilà ; je ne
présume pas que notre ami d'Artagnan y ait mis du sien.
- Mais, Messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne pensons pas
à la reine. Soignons un peu la santé de son cher
Buckingham. C'est le moins que nous lui devions.
- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.
- Eh bien, répondit celui-ci en rougissant, que faut-il que
je fasse ?
- Mais, répliqua Athos, c'est tout simple :
rédiger une seconde lettre pour cette adroite personne qui
habite Tours. "
Aramis reprit la plume, se mit à
réfléchir de nouveau, et écrivit les
lignes suivantes, qu'il soumit à l'instant même
à l'approbation de ses amis :
" Ma chère cousine... "
" Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente !
- Cousine germaine, dit Aramis.
- Va donc pour cousine ! "
Aramis continua :
" Ma chère cousine, Son Eminence le cardinal, que Dieu
conserve pour le bonheur de la France et la confusion des ennemis du
royaume, est sur le point d'en finir avec les rebelles
hérétiques de La Rochelle : il est probable que
le secours de la flotte anglaise n'arrivera pas même en vue
de la place ; j'oserai même dire que je suis certain que M.
de Buckingham sera empêché de partir par quelque
grand événement. Son Eminence est le plus
illustre politique des temps passés, du temps
présent et probablement des temps à venir. Il
éteindrait le soleil si le soleil le gênait.
Donnez ces heureuses nouvelles à votre soeur, ma
chère cousine. J'ai rêvé que cet
Anglais maudit était mort. Je ne puis me rappeler si
c'était par le fer ou par le poison ; seulement ce dont je
suis sûr, c'est que j'ai rêvé qu'il
était mort, et, vous le savez, mes rêves ne me
trompent jamais. Assurez-vous donc de me voir revenir
bientôt. "
" A merveille ! s'écria Athos, vous êtes le roi
des poètes ; mon cher Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse
et vous êtes vrai comme l'Evangile. Il ne vous reste
maintenant que l'adresse à mettre sur cette lettre.
- C'est bien facile " , dit Aramis.
Il plia coquettement la lettre, la reprit et écrivit :
" A Mademoiselle Marie Michon, lingère à Tours. "
Les trois amis se regardèrent en riant : ils
étaient pris.
" Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, Messieurs, que Bazin seul
peut porter cette lettre à Tours ; ma cousine ne
connaît que Bazin et n'a confiance qu'en lui : tout autre
ferait échouer l'affaire. D'ailleurs Bazin est ambitieux et
savant ; Bazin a lu l'histoire, Messieurs, il sait que Sixte Quint est
devenu pape après avoir gardé les pourceaux ; Eh
bien, comme il compte se mettre d'Eglise en même temps que
moi, il ne désespère pas à son tour de
devenir pape ou tout au moins cardinal : vous comprenez qu'un homme qui
a de pareilles visées ne se laissera pas prendre, ou, s'il
est pris, subira le martyre plutôt que de parler.
- Bien, bien, dit d'Artagnan, je vous passe de grand coeur Bazin ;
mais passez-moi Planchet : Milady l'a fait jeter à la porte,
certain jour, avec force coups de bâton ; or Planchet a bonne
mémoire, et, je vous en réponds, s'il peut
supposer une vengeance possible, il se fera plutôt
échiner que d'y renoncer. Si vos affaires de Tours sont vos
affaires, Aramis, celles de Londres sont les miennes. Je prie donc
qu'on choisisse Planchet, lequel d'ailleurs a
déjà été à
Londres avec moi et sait dire très correctement : London,
sir, if you please et my master lord d'Artagnan ;
avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en
revenant.
- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reçoive sept
cents livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin,
trois cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela
réduira la somme à cinq mille livres ; nous
prendrons mille livres chacun pour les employer comme bon nous
semblera, et nous laisserons un fond de mille livres que gardera
l'abbé pour les cas extraordinaires ou les besoins communs.
Cela vous va-t-il ?
- Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui
était, comme chacun sait, le plus sage des Grecs.
- Eh bien, c'est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront ;
à tout prendre, je ne suis pas fâché de
conserver Grimaud : il est accoutumé à mes
façons et j'y tiens ; la journée d'hier a
déjà dû l'ébranler, ce
voyage le perdrait. "
On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il avait
été prévenu déjà
par d'Artagnan, qui, du premier coup, lui avait annoncé la
gloire, ensuite l'argent, puis le danger.
" Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et
je l'avalerai si l'on me prend.
- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d'Artagnan.
- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur demain.
"
D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :
" Eh bien, que vous avais-je promis ? "
" Maintenant, continua-t-il en s'adressant à Planchet, tu as
huit jours pour arriver près de Lord de Winter, tu as huit
autres jours pour revenir ici, en tout seize jours ; si le
seizième jour de ton départ, à huit
heures du soir, tu n'es pas arrivé, pas d'argent,
fût-il huit heures cinq minutes.
- Alors, Monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.
- Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une
insouciante générosité, et sois brave
garçon. Songe que, si tu parles, si tu bavardes, si tu
flânes, tu fais couper le cou à ton
maître, qui a si grande confiance dans ta
fidélité qu'il nous a répondu de toi.
Mais songe aussi que s'il arrive, par ta faute, malheur à
d'Artagnan, je te retrouverai partout, et ce sera pour t'ouvrir le
ventre.
- Oh ! Monsieur ! dit Planchet, humilié du
soupçon et surtout effrayé de l'air calme du
mousquetaire.
- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je
t'écorche vif.
- Ah ! Monsieur !
- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mélodieuse,
songe que je te brûle à petit feu comme un
sauvage.
- Ah ! Monsieur ! "
Et Planchet se mit à pleurer ; nous n'oserions dire si ce
fut de terreur, à cause des menaces qui lui
étaient faites, ou d'attendrissement de voir quatre amis si
étroitement unis.
D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa.
" Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces Messieurs te disent tout cela par
tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment.
- Ah ! Monsieur ! dit Planchet, ou je réussirai, ou l'on me
coupera en quatre ; me coupât-on en quatre, soyez convaincu
qu'il n'y a pas un morceau qui parlera. "
Il fut décidé que Planchet partirait le lendemain
à huit heures du matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il
pût, pendant la nuit, apprendre la lettre par coeur. Il gagna
juste douze heures à cet arrangement ; il devait
être revenu le seizième jour, à huit
heures du soir.
Le matin, au moment où il allait monter à cheval,
d'Artagnan, qui se sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit
Planchet à part.
" Ecoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre à Lord
de Winter et qu'il l'aura lue, tu lui diras encore : " Veillez sur Sa
Grâce Lord Buckingham, car on veut l'assassiner. " Mais ceci,
Planchet, vois-tu, c'est si grave et si important, que je n'ai pas
même voulu avouer à mes amis que je te confierais
ce secret, et que pour une commission de capitaine je ne voudrais pas
te l'écrire.
- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous verrez si l'on peut
compter sur moi. "
Et monté sur un excellent cheval, qu'il devait quitter
à vingt lieues de là pour prendre la poste,
Planchet partit au galop, le coeur un peu serré par la
triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du reste
dans les meilleures dispositions du monde.
Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour
faire sa commission.
Les quatre amis, pendant toute la durée de ces deux
absences, avaient, comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au
guet, le nez au vent et l'oreille aux écoutes. Leurs
journées se passaient à essayer de surprendre ce
qu'on disait, à guetter les allures du cardinal et
à flairer les courriers qui arrivaient. Plus d'une fois un
tremblement insurmontable les prit, lorsqu'on les appela pour quelque
service inattendu. Ils avaient d'ailleurs à se garder pour
leur propre sûreté ; Milady était un
fantôme qui, lorsqu'il était apparu une fois aux
gens, ne les laissait pas dormir tranquillement.
Le matin du huitième jour, Bazin, frais comme toujours et
souriant selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot, comme
les quatre amis étaient en train de déjeuner, en
disant, selon la convention arrêtée :
" Monsieur Aramis, voici la réponse de votre cousine. "
Les quatre amis échangèrent un coup d'oeil joyeux
: la moitié de la besogne était faite ; il est
vrai que c'était la plus courte et la plus facile.
Aramis prit, en rougissant malgré lui, la lettre, qui
était d'une écriture grossière et sans
orthographe.
" Bon Dieu ! s'écria-t-il en riant,
décidément j'en désespère ;
jamais cette pauvre Michon n'écrira comme M. de Voiture.
- Qu'est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? demanda le
Suisse, qui était en train de causer avec les quatre amis
quand la lettre était arrivée.
- Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite
lingère charmante que j'aimais fort et à qui j'ai
demandé quelques lignes de sa main en manière de
souvenir.
- Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il être auzi grante tame
que son l'égridure, fous l'être en ponne fordune,
mon gamarate ! "
Aramis lut la lettre et la passa à Athos.
" Voyez donc ce qu'elle m'écrit, Athos " , dit-il.
Athos jeta un coup d'oeil sur l'épître, et, pour
faire évanouir tous les soupçons qui auraient pu
naître, lut tout haut :
" Mon cousin, ma soeur et moi devinons très bien les
rêves, et nous en avons même une peur affreuse ;
mais du vôtre, on pourra dire, je l'espère, tout
songe est mensonge. Adieu ! portez-vous bien, et faites que de temps en
temps nous entendions parler de vous.
" AGLAE MICHON. "
" Et de quel rêve parle-t-elle ? demanda le dragon, qui
s'était approché pendant la lecture.
- Foui, te quel rêfe ? dit le Suisse.
- Eh ! pardieu ! dit Aramis, c'est tout simple, d'un rêve
que j'ai fait et que je lui ai raconté.
- Oh ! foui, par Tieu ! c'être tout simple de ragonter son
rêfe ; mais moi je ne rêfe jamais.
- Vous êtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je
voudrais bien pouvoir en dire autant que vous !
- Chamais ! reprit le Suisse, enchanté qu'un homme comme
Athos lui enviât quelque chose, chamais ! chamais ! "
D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son bras, et
sortit.
Porthos et Aramis restèrent pour faire face aux quolibets du
dragon et du Suisse.
Quant à Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille ;
et comme il avait plus d'imagination que le Suisse, il rêva
que M. Aramis, devenu pape, le coiffait d'un chapeau de cardinal.
Mais, comme nous l'avons dit, Bazin n'avait, par son heureux retour,
enlevé qu'une partie de l'inquiétude qui
aiguillonnait les quatre amis. Les jours de l'attente sont longs, et
d'Artagnan surtout aurait parié que les jours avaient
maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs
obligées de la navigation, il s'exagérait la
puissance de Milady. Il prêtait à cette femme, qui
lui apparaissait pareille à un démon, des
auxiliaires surnaturels comme elle ; il s'imaginait, au moindre bruit,
qu'on venait l'arrêter, et qu'on ramenait Planchet pour le
confronter avec lui et ses amis. Il y a plus : sa confiance autrefois
si grande dans le digne Picard diminuait de jour en jour. Cette
inquiétude était si grande, qu'elle gagnait
Porthos et Aramis. Il n'y avait qu'Athos qui demeurât
impassible, comme si aucun danger ne s'agitait autour de lui, et qu'il
respirât son atmosphère quotidienne.
Le seizième jour surtout, ces signes d'agitation
étaient si visibles chez d'Artagnan et ses deux amis, qu'ils
ne pouvaient rester en place, et qu'ils erraient comme des ombres sur
le chemin par lequel devait revenir Planchet.
" Vraiment, leur disait Athos, vous n'êtes pas des hommes,
mais des enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur ! Et de
quoi s'agit-il, après tout ? D'être
emprisonnés ! Eh bien, mais on nous tirera de prison : on en
a bien retiré Mme Bonacieux. D'être
décapités ? Mais tous les jours, dans la
tranchée, nous allons joyeusement nous exposer à
pis que cela, car un boulet peut nous casser la jambe, et je suis
convaincu qu'un chirurgien nous fait plus souffrir en nous coupant la
cuisse qu'un bourreau en nous coupant la tête. Demeurez donc
tranquilles ; dans deux heures, dans quatre, dans six heures, au plus
tard, Planchet sera ici : il a promis d'y être, et moi j'ai
très grande foi aux promesses de Planchet, qui m'a l'air
d'un fort brave garçon.
- Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan.
- Eh bien, s'il n'arrive pas, c'est qu'il aura
été retardé, voilà tout. Il
peut être tombé de cheval, il peut avoir fait une
cabriole par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en ait
attrapé une fluxion de poitrine. Eh ! Messieurs ! faisons
donc la part des événements. La vie est un
chapelet de petites misères que le philosophe
égrène en riant. Soyez philosophes comme moi,
Messieurs, mettez-vous à table et buvons ; rien ne fait
paraître l'avenir couleur de rose comme de le regarder
à travers un verre de chambertin.
- C'est fort bien, répondit d'Artagnan ; mais je suis las
d'avoir à craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de
la cave de Milady.
- Vous êtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme !
- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire.
Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la
sueur, et se leva à son tour avec un mouvement nerveux qu'il
ne put réprimer.
Le jour s'écoula cependant, et le soir vint plus lentement,
mais enfin il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui
avait empoché sa part du diamant, ne quittait plus le
Parpaillot. Il avait trouvé dans M. de Busigny, qui, au
reste, leur avait donné un dîner magnifique, un
partner digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude,
quand sept heures sonnèrent : on entendit passer les
patrouilles qui allaient doubler les postes ; à sept heures
et demie la retraite sonna.
" Nous sommes perdus, dit d'Artagnan à l'oreille d'Athos.
- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos en
tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la table.
Allons, Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous
coucher. "
Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait
derrière donnant le bras à Porthos. Aramis
mâchonnait des vers, et Porthos s'arrachait de temps en temps
quelques poils de moustache en signe de désespoir.
Mais voilà que tout à coup, dans
l'obscurité, une ombre se dessine, dont la forme est
familière à d'Artagnan, et qu'une voix bien
connue lui dit :
" Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir.
- Planchet ! s'écria d'Artagnan, ivre de joie.
- Planchet ! répétèrent Porthos et
Aramis.
- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'étonnant
à cela ? Il avait promis d'être de retour
à huit heures, et voilà les huit heures qui
sonnent. Bravo ! Planchet, vous êtes un garçon de
parole, et si jamais vous quittez votre maître, je vous garde
une place à mon service.
- Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M.
d'Artagnan. "
En même temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un
billet dans la main.
D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme il
l'avait embrassé au départ ; mais il eut peur que
cette marque d'effusion, donnée à son laquais en
pleine rue, ne parût extraordinaire à quelque
passant, et il se contint.
" J'ai le billet, dit-il à Athos et à ses amis.
- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. "
Le billet brûlait la main de d'Artagnan : il voulait
hâter le pas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous
le sien, et force fut au jeune homme de régler sa course sur
celle de son ami.
Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que
Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne fussent pas
surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le cachet et ouvrit
la lettre tant attendue.
Elle contenait une demi-ligne, d'une écriture toute
britannique et d'une concision toute spartiate :
" Thank you, be easy . "
Ce qui voulait dire :
" Merci, soyez tranquille. "
Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y
mit le feu, et ne la lâcha point qu'elle ne fût
réduite en cendres.
Puis appelant Planchet :
" Maintenant, mon garçon, lui dit-il, tu peux
réclamer tes sept cents livres, mais tu ne risquais pas
grand-chose avec un billet comme celui- là.
- Ce n'est pas faute que j'aie inventé bien des moyens de
le serrer, dit Planchet.
- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela.
- Dame ! c'est bien long, Monsieur.
- Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite est
battue, et nous serions remarqués en gardant de la
lumière plus longtemps que les autres.
- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet !
- Ma foi, Monsieur ! ce sera la première fois depuis seize
jours.
- Et moi aussi ! dit d'Artagnan.
- Et moi aussi ! répéta Porthos.
- Et moi aussi ! répéta Aramis.
- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la
vérité ? et moi aussi ! " dit Athos.
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Chapitre XLIX.
FATALITE.
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Cependant Milady, ivre de colère, rugissant sur le pont du
bâtiment, comme une lionne qu'on embarque, avait
été tentée de se jeter à la
mer pour regagner la côte, car elle ne pouvait se faire
à l'idée qu'elle avait été
insultée par d'Artagnan, menacée par Athos, et
qu'elle quittait la France sans se venger d'eux. Bientôt,
cette idée était devenue pour elle tellement
insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour
elle-même, elle avait supplié le capitaine de la
jeter sur la côte ; mais le capitaine, pressé
d'échapper à sa fausse position, placé
entre les croiseurs français et anglais, comme la
chauve-souris entre les rats et les oiseaux, avait grande
hâte de regagner l'Angleterre, et refusa
obstinément d'obéir à ce qu'il prenait
pour un caprice de femme, promettant à sa
passagère, qui au reste lui était
particulièrement recommandée par le cardinal, de
la jeter, si la mer et les Français le permettaient, dans un
des ports de la Bretagne, soit à Lorient, soit à
Brest ; mais en attendant, le vent était contraire, la mer
mauvaise, on louvoyait et l'on courait des bordées. Neuf
jours après la sortie de la Charente, Milady, toute
pâle de ses chagrins et de sa rage, voyait
apparaître seulement les côtes bleuâtres
du Finistère.
Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir
près du cardinal il lui fallait au moins trois jours ;
ajoutez un jour pour le débarquement et cela faisait quatre
; ajoutez ces quatre jours aux neuf autres, c'était treize
jours de perdus, treize jours pendant lesquels tant
d'événements importants se pouvaient passer
à Londres. Elle songea que sans aucun doute le cardinal
serait furieux de son retour, et que par conséquent il
serait plus disposé à écouter les
plaintes qu'on porterait contre elle que les accusations qu'elle
porterait contre les autres. Elle laissa donc passer Lorient et Brest
sans insister près du capitaine, qui, de son
côté, se garda bien de lui donner
l'éveil. Milady continua donc sa route, et le jour
même où Planchet s'embarquait de Portsmouth pour
la France, la messagère de Son Eminence entrait triomphante
dans le port.
Toute la ville était agitée d'un mouvement
extraordinaire : - quatre grands vaisseaux récemment
achevés venaient d'être lancés
à la mer ; - debout sur la jetée,
chamarré d'or, éblouissant, selon son habitude,
de diamants et de pierreries, le feutre orné d'une plume
blanche qui retombait sur son épaule, on voyait Buckingham
entouré d'un état- major presque aussi brillant
que lui.
C'était une de ces belles et rares journées
d'hiver où l'Angleterre se souvient qu'il y a un soleil.
L'astre pâli, mais cependant splendide encore, se couchait
à l'horizon, empourprant à la fois le ciel et la
mer de bandes de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de
la ville un dernier rayon d'or qui faisait étinceler les
vitres comme le reflet d'un incendie. Milady, en respirant cet air de
l'Océan plus vif et plus balsamique à l'approche
de la terre, en contemplant toute la puissance de ces
préparatifs qu'elle était chargée de
détruire, toute la puissance de cette armée
qu'elle devait combattre à elle seule - elle femme - avec
quelques sacs d'or, se compara mentalement à Judith, la
terrible Juive, lorsqu'elle pénétra dans le camp
des Assyriens et qu'elle vit la masse énorme de chars, de
chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main devait dissiper
comme un nuage de fumée.
On entra dans la rade ; mais comme on s'apprêtait
à y jeter l'ancre, un petit cutter formidablement
armé s'approcha du bâtiment marchand, se donnant
comme garde-côte, et fit mettre à la mer son
canot, qui se dirigea vers l'échelle. Ce canot renfermait un
officier, un contremaître et huit rameurs ; l'officier seul
monta à bord, où il fut reçu avec
toute la déférence qu'inspire l'uniforme.
L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit lire
un papier dont il était porteur, et, sur l'ordre du
capitaine marchand, tout l'équipage du bâtiment,
matelots et passagers, fut appelé sur le pont.
Lorsque cette espèce d'appel fut fait, l'officier s'enquit
tout haut du point de départ du brick, de sa route, de ses
atterrissements, et à toutes les questions le capitaine
satisfit sans hésitation et sans difficulté.
Alors l'officier commença de passer la revue de toutes les
personnes les unes après les autres, et,
s'arrêtant à Milady, la considéra avec
un grand soin, mais sans lui adresser une seule parole.
Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, comme
si c'eût été à lui
désormais que le bâtiment dût
obéir, il commanda une manoeuvre que l'équipage
exécuta aussitôt. Alors le bâtiment se
remit en route, toujours escorté du petit cutter, qui
voguait bord à bord avec lui, menaçant son flanc
de la bouche de ses six canons ; tandis que la barque suivait dans le
sillage du navire, faible point près de l'énorme
masse.
Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on
le pense bien, l'avait de son côté
dévoré du regard. Mais, quelque habitude que
cette femme aux yeux de flamme eût de lire dans le coeur de
ceux dont elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette
fois un visage d'une impassibilité telle qu'aucune
découverte ne suivit son investigation. L'officier qui
s'était arrêté devant elle et qui
l'avait silencieusement étudiée avec tant de soin
pouvait être âgé de vingt-cinq
à vingt-six ans, était blanc de visage avec des
yeux bleu clair un peu enfoncés ; sa bouche, fine et bien
dessinée, demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son
menton, vigoureusement accusé, dénotait cette
force de volonté qui, dans le type vulgaire britannique,
n'est ordinairement que de l'entêtement ; un front un peu
fuyant, comme il convient aux poètes, aux enthousiastes et
aux soldats, était à peine ombragé
d'une chevelure courte et clairsemée, qui, comme la barbe
qui couvrait le bas de son visage, était d'une belle couleur
châtain foncé.
Lorsqu'on entra dans le port, il faisait déjà
nuit. La brume épaississait encore l'obscurité et
formait autour des fanaux et des lanternes des jetées un
cercle pareil à celui qui entoure la lune quand le temps
menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait était
triste, humide et froid.
Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgré
elle.
L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage
dans le canot ; et lorsque cette opération fut faite, il
l'invita à y descendre elle-même en lui tendant sa
main.
Milady regarda cet homme et hésita.
" Qui êtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle, qui avez la
bonté de vous occuper si particulièrement de moi
?
- Vous devez le voir, Madame, à mon uniforme ; je suis
officier de la marine anglaise, répondit le jeune homme.
- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine
anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils
abordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la galanterie
jusqu'à les conduire à terre ?
- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais par
prudence, qu'en temps de guerre les étrangers soient
conduits à une hôtellerie
désignée, afin que jusqu'à parfaite
information sur eux ils restent sous la surveillance du gouvernement. "
Ces mots furent prononcés avec la politesse la plus exacte
et le calme le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de
convaincre Milady.
" Mais je ne suis pas étrangère, Monsieur,
dit-elle avec l'accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth
à Manchester, je me nomme Lady Clarick, et cette mesure...
- Cette mesure est générale, Milady, et vous
tenteriez inutilement de vous y soustraire.
- Je vous suivrai donc, Monsieur. "
Et acceptant la main de l'officier, elle commença de
descendre l'échelle au bas de laquelle l'attendait le canot.
L'officier la suivit ; un grand manteau était
étendu à la poupe, l'officier la fit asseoir sur
le manteau et s'assit près d'elle.
" Nagez " , dit-il aux matelots.
Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu'un
seul bruit, ne frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur
la surface de l'eau.
Au bout de cinq minutes on touchait à terre.
L'officier sauta sur le quai et offrit la main à Milady.
Une voiture attendait.
" Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady.
- Oui, Madame, répondit l'officier.
- L'hôtellerie est donc bien loin ?
- A l'autre bout de la ville.
- Allons " , dit Milady.
Et elle monta résolument dans la voiture.
L'officier veilla à ce que les paquets fussent soigneusement
attachés derrière la caisse, et cette
opération terminée, prit sa place près
de Milady et referma la portière.
Aussitôt, sans qu'aucun ordre fût donné
et sans qu'on eût besoin de lui indiquer sa destination, le
cocher partit au galop et s'enfonça dans les rues de la
ville.
Une réception si étrange devait être
pour Milady une ample matière à
réflexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne
paraissait nullement disposé à lier conversation,
elle s'accouda dans un angle de la voiture et passa les unes
après les autres en revue toutes les suppositions qui se
présentaient à son esprit.
Cependant, au bout d'un quart d'heure, étonnée de
la longueur du chemin, elle se pencha vers la portière pour
voir où on la conduisait. On n'apercevait plus de maisons ;
des arbres apparaissaient dans les ténèbres comme
de grands fantômes noirs courant les uns après les
autres.
Milady frissonna.
" Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle.
Le jeune officier garda le silence.
" Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas où vous
me conduisez ; je vous en préviens, Monsieur ! "
Cette menace n'obtint aucune réponse.
" Oh ! c'est trop fort ! s'écria Milady, au secours ! au
secours ! "
Pas une voix ne répondit à la sienne, la voiture
continua de rouler avec rapidité ; l'officier semblait une
statue.
Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles,
particulières à son visage et qui manquaient si
rarement leur effet ; la colère faisait étinceler
ses yeux dans l'ombre.
Le jeune homme resta impassible.
Milady voulut ouvrir la portière et se
précipiter.
" Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez
en sautant. "
Milady se rassit écumante ; l'officier se pencha, la regarda
à son tour et parut surpris de voir cette figure, si belle
naguère, bouleversée par la rage et devenue
presque hideuse. L'astucieuse créature comprit qu'elle se
perdait en laissant voir ainsi dans son âme ; elle
rasséréna ses traits, et d'une voix
gémissante :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! dites-moi si c'est à vous, si
c'est à votre gouvernement, si c'est à un ennemi
que je dois attribuer la violence que l'on me fait ?
- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce qui vous arrive est
le résultat d'une mesure toute simple que nous sommes
forcés de prendre avec tous ceux qui débarquent
en Angleterre.
- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ?
- C'est la première fois que j'ai l'honneur de vous voir.
- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ?
- Aucun, je vous le jure. "
Il y avait tant de sérénité, de
sang-froid, de douceur même dans la voix du jeune homme, que
Milady fut rassurée.
Enfin, après une heure de marche à peu
près, la voiture s'arrêta devant une grille de fer
qui fermait un chemin creux conduisant à un
château sévère de forme, massif et
isolé. Alors, comme les roues tournaient sur un sable fin,
Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de
la mer qui vient se briser sur une côte escarpée.
La voiture passa sous deux voûtes, et enfin
s'arrêta dans une cour sombre et carrée ; presque
aussitôt la portière de la voiture s'ouvrit, le
jeune homme sauta légèrement à terre
et présenta sa main à Milady, qui s'appuya
dessus, et descendit à son tour avec assez de calme.
" Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant
ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux sourire, que je
suis prisonnière ; mais ce ne sera pas pour longtemps, j'en
suis sûre, ajouta- t-elle, ma conscience et votre politesse,
Monsieur, m'en sont garants. "
Si flatteur que fût le compliment, l'officier ne
répondit rien ; mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet
d'argent pareil à celui dont se servent les
contremaîtres sur les bâtiments de guerre, il
siffla trois fois, sur trois modulations différentes : alors
plusieurs hommes parurent, dételèrent les chevaux
fumants et emmenèrent la voiture sous une remise.
Puis l'officier, toujours avec la même politesse calme,
invita sa prisonnière à entrer dans la maison.
Celle-ci, toujours avec son même visage souriant, lui prit le
bras, et entra avec lui sous une porte basse et cintrée qui,
par une voûte éclairée seulement au
fond, conduisait à un escalier de pierre tournant autour
d'une arête de pierre ; puis on s'arrêta devant une
porte massive qui, après l'introduction dans la serrure
d'une clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur ses
gonds et donna ouverture à la chambre destinée
à Milady.
D'un seul regard, la prisonnière embrassa l'appartement dans
ses moindres détails.
C'était une chambre dont l'ameublement était
à la fois bien propre pour une prison et bien
sévère pour une habitation d'homme libre ;
cependant, des barreaux aux fenêtres et des verrous
extérieurs à la porte décidaient le
procès en faveur de la prison.
Un instant toute la force d'âme de cette créature,
trempée cependant aux sources les plus vigoureuses,
l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant
la tête, et s'attendant à chaque instant
à voir entrer un juge pour l'interroger.
Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui
apportèrent les malles et les caisses, les
déposèrent dans un coin et se
retirèrent sans rien dire.
L'officier présidait à tous ces
détails avec le même calme que Milady lui avait
constamment vu, ne prononçant pas une parole
lui-même, et se faisant obéir d'un geste de sa
main ou d'un coup de son sifflet.
On eût dit qu'entre cet homme et ses inférieurs la
langue parlée n'existait pas ou devenait inutile.
Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! s'écria-t-elle, que veut dire
tout ce qui se passe ? Fixez mes irrésolutions ; j'ai du
courage pour tout danger que je prévois, pour tout malheur
que je comprends. Où suis-je et que suis-je ici ? Suis-je
libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-je
prisonnière, quel crime ai-je commis ?
- Vous êtes ici dans l'appartement qui vous est
destiné, Madame. J'ai reçu l'ordre d'aller vous
prendre en mer et de vous conduire en ce château : cet ordre,
je l'ai accompli, je crois, avec toute la rigidité d'un
soldat, mais aussi avec toute la courtoisie d'un gentilhomme.
Là se termine, du moins jusqu'à
présent, la charge que j'avais à remplir
près de vous, le reste regarde une autre personne.
- Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ; ne
pouvez-vous me dire son nom ?... "
En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit
d'éperons ; quelques voix passèrent et
s'éteignirent, et le bruit d'un pas isolé se
rapprocha de la porte.
" Cette personne, la voici, Madame " , dit l'officier en
démasquant le passage, et en se rangeant dans l'attitude du
respect et de la soumission.
En même temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le
seuil.
Il était sans chapeau, portait l'épée
au côté, et froissait un mouchoir entre ses
doigts.
Milady crut reconnaître cette ombre dans l'ombre, elle
s'appuya d'une main sur le bras de son fauteuil, et avança
la tête comme pour aller au- devant d'une certitude.
Alors l'étranger s'avança lentement ; et,
à mesure qu'il s'avançait en entrant dans le
cercle de lumière projeté par la lampe, Milady se
reculait involontairement.
Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute :
" Eh quoi ! mon frère ! s'écria-t-elle au comble
de la stupeur, c'est vous ?
- Oui, belle dame ! répondit Lord de Winter en faisant un
salut moitié courtois, moitié ironique,
moi-même.
- Mais alors, ce château ?
- Est à moi.
- Cette chambre ?
- C'est la vôtre.
- Je suis donc votre prisonnière ?
- A peu près.
- Mais c'est un affreux abus de la force !
- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme
il convient de faire entre un frère et une soeur. "
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier
attendait ses derniers ordres :
" C'est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-nous,
Monsieur Felton. "
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Chapitre L.
CAUSERIE D'UN FRERE AVEC SA SOEUR.
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Pendant le temps que Lord de Winter mit à fermer la porte,
à pousser un volet et à approcher un
siège du fauteuil de sa belle-soeur, Milady,
rêveuse, plongea son regard dans les profondeurs de la
possibilité, et découvrit toute la trame qu'elle
n'avait pas même pu entrevoir, tant qu'elle ignorait en
quelles mains elle était tombée. Elle connaissait
son beau-frère pour un bon gentilhomme, franc-chasseur,
joueur intrépide, entreprenant près des femmes,
mais d'une force inférieure à la sienne
à l'endroit de l'intrigue. Comment avait-il pu
découvrir son arrivée ? la faire saisir ?
Pourquoi la retenait-il ?
Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la
conversation qu'elle avait eue avec le cardinal était
tombée dans des oreilles étrangères ;
mais elle ne pouvait admettre qu'il eût pu creuser une
contre-mine si prompte et si hardie.
Elle craignit bien plutôt que ses
précédentes opérations en Angleterre
n'eussent été découvertes. Buckingham
pouvait avoir deviné que c'était elle qui avait
coupé les deux ferrets, et se venger de cette petite
trahison ; mais Buckingham était incapable de se porter
à aucun excès contre une femme, surtout si cette
femme était censée avoir agi par un sentiment de
jalousie.
Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla qu'on
voulait se venger du passé, et non aller au-devant de
l'avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s'applaudit d'être
tombée entre les mains de son beau- frère, dont
elle comptait avoir bon marché, plutôt qu'entre
celles d'un ennemi direct et intelligent.
" Oui, causons, mon frère, dit-elle avec une
espèce d'enjouement, décidée qu'elle
était à tirer de la conversation,
malgré toute la dissimulation que pourrait y apporter Lord
de Winter, les éclaircissements dont elle avait besoin pour
régler sa conduite à venir.
- Vous vous êtes donc décidée
à revenir en Angleterre, dit Lord de Winter,
malgré la résolution que vous m'aviez si souvent
manifestée à Paris de ne jamais remettre les
pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? "
Milady répondit à une question par une autre
question.
" Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait
guetter assez sévèrement pour être
d'avance prévenu non seulement de mon arrivée,
mais encore du jour, de l'heure et du port où j'arrivais. "
Lord de Winter adopta la même tactique que Milady, pensant
que, puisque sa belle-soeur l'employait, ce devait être la
bonne.
" Mais, dites-moi vous-même, ma chère soeur,
reprit-il, ce que vous venez faire en Angleterre.
- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien elle
aggravait, par cette réponse, les soupçons
qu'avait fait naître dans l'esprit de son
beau-frère la lettre de d'Artagnan, et voulant seulement
capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge.
- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter.
- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'étonnant
à cela ?
- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de me
voir ?
- Non.
- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous êtes
donnée la peine de traverser la Manche ?
- Pour vous seul.
- Peste ! quelle tendresse, ma soeur !
- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda Milady du
ton de la plus touchante naïveté.
- Et même ma seule héritière, n'est-ce
pas ? " dit à son tour Lord de Winter, en fixant ses yeux
sur ceux de Milady.
Quelque puissance qu'elle eût sur elle-même, Milady
ne put s'empêcher de tressaillir, et comme, en
prononçant les dernières paroles qu'il avait
dites, Lord de Winter avait posé la main sur le bras de sa
soeur, ce tressaillement ne lui échappa point.
En effet, le coup était direct et profond. La
première idée qui vint à l'esprit de
Milady fut qu'elle avait été trahie par Ketty, et
que celle-ci avait raconté au baron cette aversion
intéressée dont elle avait imprudemment
laissé échapper des marques devant sa suivante ;
elle se rappela aussi la sortie furieuse et imprudente qu'elle avait
faite contre d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvé la vie de son
beau-frère.
" Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et faire
parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens
inconnu caché sous vos paroles ?
- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ;
vous avez le désir de me voir, et vous venez en Angleterre.
J'apprends ce désir, ou plutôt je me doute que
vous l'éprouvez, et afin de vous épargner tous
les ennuis d'une arrivée nocturne dans un port, toutes les
fatigues d'un débarquement, j'envoie un de mes officiers au-
devant de vous ; je mets une voiture à ses ordres, et il
vous amène ici dans ce château, dont je suis
gouverneur, où je viens tous les jours, et où,
pour que notre double désir de nous voir soit satisfait, je
vous fais préparer une chambre. Qu'y a-t-il dans tout ce que
je dis là de plus étonnant que dans ce que vous
m'avez dit ?
- Non, ce que je trouve d'étonnant, c'est que vous ayez
été prévenu de mon arrivée.
- C'est cependant la chose la plus simple, ma chère soeur :
n'avez- vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtiment
avait, en entrant dans la rade, envoyé en avant et afin
d'obtenir son entrée dans le port, un petit canot porteur de
son livre de loch et de son registre d'équipage ? Je suis
commandant du port, on m'a apporté ce livre, j'y ai reconnu
votre nom. Mon coeur m'a dit ce que vient de me confier votre bouche,
c'est-à-dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers
d'une mer si périlleuse ou tout au moins si fatigante en ce
moment, et j'ai envoyé mon cutter au-devant de vous. Vous
savez le reste. "
Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus
effrayée.
" Mon frère, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham
que je vis sur la jetée, le soir, en arrivant ?
- Lui-même. Ah ! je comprends que sa vue vous ait
frappée, reprit Lord de Winter : vous venez d'un pays
où l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et je sais que ses
armements contre la France préoccupent fort votre ami le
cardinal.
- Mon ami le cardinal ! s'écria Milady, voyant que, sur ce
point comme sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.
- N'est-il donc point votre ami ? reprit négligemment le
baron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons à
Milord duc plus tard, ne nous écartons point du tour
sentimental que la conversation avait pris : vous veniez, disiez-vous,
pour me voir ?
- Oui.
- Eh bien, je vous ai répondu que vous seriez servie
à souhait et que nous nous verrions tous les jours.
- Dois-je donc demeurer éternellement ici ? demanda Milady
avec un certain effroi.
- Vous trouveriez-vous mal logée, ma soeur ? demandez ce
qui vous manque, et je m'empresserai de vous le faire donner.
- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens...
- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier
mari avait monté votre maison ; quoique je ne sois que votre
beau-frère, je vous la monterai sur un pied pareil.
- Mon premier mari ! s'écria Milady en regardant Lord de
Winter avec des yeux effarés.
- Oui, votre mari français ; je ne parle pas de mon
frère. Au reste, si vous l'avez oublié, comme il
vit encore, je pourrais lui écrire et il me ferait passer
des renseignements à ce sujet. "
Une sueur froide perla sur le front de Milady.
" Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde.
- En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un
pas en arrière.
- Ou plutôt vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de
ses mains crispées les deux bras du fauteuil et en se
soulevant sur ses poignets.
- Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mépris ; en
vérité, Madame, croyez-vous que ce soit possible
?
- En vérité, Monsieur, dit Milady, vous
êtes ou ivre ou insensé ; sortez et envoyez-moi
une femme.
- Des femmes sont bien indiscrètes, ma soeur ! ne
pourrais-je pas vous servir de suivante ? de cette façon
tous nos secrets resteraient en famille.
- Insolent ! s'écria Milady, et, comme mue par un ressort,
elle bondit sur le baron, qui l'attendait avec
impassibilité, mais une main cependant sur la garde de son
épée.
- Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les
gens, mais je me défendrai, moi, je vous en
préviens, fût-ce contre vous.
- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet
d'être assez lâche pour porter la main sur une
femme.
- Peut-être que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse : ma
main ne serait pas la première main d'homme qui se serait
posée sur vous, j'imagine. "
Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'épaule
gauche de Milady, qu'il toucha presque du doigt.
Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de
la chambre, comme une panthère qui veut s'acculer pour
s'élancer.
" Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s'écria Lord de
Winter, mais n'essayez pas de mordre, car, je vous en
préviens, la chose tournerait à votre
préjudice : il n'y a pas ici de procureurs qui
règlent d'avance les successions, il n'y a pas de chevalier
errant qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je
retiens prisonnière ; mais je tiens tout prêts des
juges qui disposeront d'une femme assez éhontée
pour venir se glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon
frère aîné, et ces juges, je vous en
préviens, vous enverront à un bourreau qui vous
fera les deux épaules pareilles. "
Les yeux de Milady lançaient de tels éclairs, que
quoiqu'il fût homme et armé devant une femme
désarmée, il sentit le froid de la peur se
glisser jusqu'au fond de son âme ; il n'en continua pas
moins, mais avec une fureur croissante :
" Oui, je comprends, après avoir
hérité de mon frère, il vous
eût été doux d'hériter de
moi ; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me faire tuer,
mes précautions sont prises, pas un penny de ce que je
possède ne passera dans vos mains. N'êtes-vous pas
déjà assez riche, vous qui possédez
près d'un million, et ne pouviez-vous vous arrêter
dans votre route fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la
jouissance infinie et suprême de le faire ? Oh ! tenez, je
vous le dis, si la mémoire de mon frère ne
m'était sacrée, vous iriez pourrir dans un cachot
d'Etat ou rassasier à Tyburn la curiosité des
matelots ; je me tairai, mais vous, supportez tranquillement votre
captivité ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La
Rochelle avec l'armée ; mais la veille de mon
départ, un vaisseau viendra vous prendre, que je verrai
partir et qui vous conduira dans nos colonies du Sud ; et, soyez
tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brûlera
la cervelle à la première tentative que vous
risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent. "
Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeux
enflammés.
" Oui, mais à cette heure, continua Lord de Winter, vous
demeurerez dans ce château : les murailles en sont
épaisses, les portes en sont fortes, les barreaux en sont
solides ; d'ailleurs votre fenêtre donne à pic sur
la mer : les hommes de mon équipage, qui me sont
dévoués à la vie et à la
mort, montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous
les passages qui conduisent à la cour ; puis
arrivée à la cour, il vous resterait encore trois
grilles à traverser. La consigne est précise : un
pas, un geste, un mot qui simule une évasion, et l'on fait
feu sur vous ; si l'on vous tue, la justice anglaise m'aura, je
l'espère, quelque obligation de lui avoir
épargné de la besogne. Ah ! vos traits reprennent
leur calme, votre visage retrouve son assurance : Quinze jours, vingt
jours dites-vous, bah ! d'ici là, j'ai l'esprit inventif, il
me viendra quelque idée ; j'ai l'esprit infernal, et je
trouverai quelque victime. D'ici à quinze jours, vous
dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! "
Milady se voyant devinée s'enfonça les ongles
dans la chair pour dompter tout mouvement qui eût pu donner
à sa physionomie une signification quelconque, autre que
celle de l'angoisse.
Lord de Winter continua :
" L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc
vous le connaissez déjà, sait, comme vous voyez,
observer une consigne, car vous n'êtes pas, je vous connais,
venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le faire
parler. Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eût-elle
été plus impassible et plus muette ? Vous avez
déjà essayé le pouvoir de vos
séductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez
toujours réussi ; mais essayez sur celui-là,
pardieu ! si vous en venez à bout, je vous
déclare le démon lui-même. "
Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement.
" Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je
vais vous recommander à lui. "
Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange,
pendant lequel on entendit le bruit d'un pas lent et
régulier qui se rapprochait ; bientôt, dans
l'ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune
lieutenant avec lequel nous avons déjà fait
connaissance s'arrêta sur le seuil, attendant les ordres du
baron.
" Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte.
"
Le jeune officier entra.
" Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle
est belle, elle a toutes les séductions de la terre, Eh
bien, c'est un monstre qui, à vingt-cinq ans, s'est rendu
coupable d'autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans les
archives de nos tribunaux ; sa voix prévient en sa faveur,
sa beauté sert d'appât aux victimes, son corps
même paye ce qu'elle a promis, c'est une justice à
lui rendre ; elle essayera de vous séduire,
peut-être même essayera-t-elle de vous tuer. Je
vous ai tiré de la misère, Felton, je vous ai
fait nommer lieutenant, je vous ai sauvé la vie une fois,
vous savez à quelle occasion ; je suis pour vous non
seulement un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur,
mais un père ; cette femme est revenue en Angleterre afin de
conspirer contre ma vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; Eh
bien, je vous fais appeler et vous dis : Ami Felton, John, mon enfant,
garde-moi et surtout garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de
la conserver pour le châtiment qu'elle a
mérité. John Felton, je me fie à ta
parole ; John Felton, je crois à ta loyauté.
- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute
la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous jure qu'il
sera fait comme vous désirez. "
Milady reçut ce regard en victime
résignée : il était impossible de voir
une expression plus soumise et plus douce que celle qui
régnait alors sur son beau visage. A peine si Lord de Winter
lui-même reconnut la tigresse qu'un instant auparavant il
s'apprêtait à combattre.
" Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John,
continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera
qu'à vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l'honneur
de lui adresser la parole.
- Il suffit, Milord, j'ai juré.
- Et maintenant, Madame, tâchez de faire la paix avec Dieu,
car vous êtes jugée par les hommes. "
Milady laissa tomber sa tête comme si elle se fût
sentie écrasée par ce jugement. Lord de Winter
sortit en faisant un geste à Felton, qui sortit
derrière lui et ferma la porte.
Un instant après on entendait dans le corridor le pas pesant
d'un soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache à la
ceinture et son mousquet à la main.
Milady demeura pendant quelques minutes dans la même
position, car elle songea qu'on l'examinait peut-être par la
serrure ; puis lentement elle releva sa tête, qui avait
repris une expression formidable de menace et de défi,
courut écouter à la porte, regarda par la
fenêtre, et revenant s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle
songea.
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Chapitre LI.
OFFICIER.
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Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune
nouvelle n'arrivait, si ce n'est fâcheuse et
menaçante.
Si bien que La Rochelle fût investie, si certain que
pût paraître le succès, grâce
aux précautions prises et surtout à la digue qui
ne laissait plus pénétrer aucune barque dans la
ville assiégée, cependant le blocus pouvait durer
longtemps encore ; et c'était un grand affront pour les
armes du roi et une grande gêne pour M. le cardinal, qui
n'avait plus, il est vrai, à brouiller Louis XIII avec Anne
d'Autriche, la chose était faite, mais à
raccommoder M. de Bassompierre, qui était
brouillé avec le duc d'Angoulême.
Quant à Monsieur, qui avait commencé le
siège, il laissait au cardinal le soin de l'achever.
La ville, malgré l'incroyable
persévérance de son maire, avait tenté
une espèce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait
pendre les émeutiers. Cette exécution calma les
plus mauvaises têtes, qui se décidèrent
alors à se laisser mourir de faim. Cette mort leur
paraissait toujours plus lente et moins sûre que le
trépas par strangulation.
De leur côté, de temps en temps, les
assiégeants prenaient des messagers que les Rochelois
envoyaient à Buckingham ou des espions que Buckingham
envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le procès
était vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu !
On invitait le roi à venir voir la pendaison. Le roi venait
languissamment, se mettait en bonne place pour voir
l'opération dans tous ses détails : cela le
distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le siège
en patience, mais cela ne l'empêchait pas de s'ennuyer fort,
de parler à tout moment de retourner à Paris ; de
sorte que si les messagers et les espions eussent fait
défaut, Son Eminence, malgré toute son
imagination, se fût trouvée fort
embarrassée.
Néanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient
pas : le dernier espion que l'on avait pris était porteur
d'une lettre. Cette lettre disait bien à Buckingham que la
ville était à toute
extrémité ; mais, au lieu d'ajouter : " Si votre
secours n'arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons " , elle
ajoutait tout simplement : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze
jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera. "
Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham
était leur Messie. Il était évident
que si un jour ils apprenaient d'une manière certaine qu'il
ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur courage
tomberait.
Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles
d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.
La question d'emporter la ville de vive force, débattue
souvent dans le conseil du roi, avait toujours
été écartée ; d'abord La
Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il
eût dit, savait bien que l'horreur du sang répandu
en cette rencontre, où Français devaient
combattre contre Français, était un mouvement
rétrograde de soixante ans imprimé à
la politique, et le cardinal était, à cette
époque, ce qu'on appelle aujourd'hui un homme de
progrès. En effet, le sac de La Rochelle, l'assassinat de
trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer ressemblaient
trop, en 1628, au massacre de la Saint-
Barthélémy, en 1572 ; et puis, par-dessus tout
cela, ce moyen extrême, auquel le roi, bon catholique, ne
répugnait aucunement, venait toujours échouer
contre cet argument des généraux
assiégeants : La Rochelle est imprenable autrement que par
la famine.
Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte
où le jetait sa terrible émissaire, car il avait
compris, lui aussi, les proportions étranges de cette femme,
tantôt serpent, tantôt lion. L'avait-elle trahi ?
était-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas,
pour savoir qu'en agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie,
elle ne demeurait pas immobile sans de grands empêchements.
C'était ce qu'il ne pouvait savoir.
Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait
deviné dans le passé de cette femme de ces choses
terribles que son manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait
que, pour une cause ou pour une autre, cette femme lui était
acquise, ne pouvant trouver qu'en lui un appui supérieur au
danger qui la menaçait.
Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de
n'attendre tout succès étranger que comme on
attend une chance heureuse. Il continua de faire élever la
fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant, il jeta
les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de
misère profonde et tant d'héroïques
vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son
prédécesseur politique, comme lui-même
était le prédécesseur de Robespierre,
il murmura cette maxime du compère de Tristan : " Diviser
pour régner. "
Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-dessus les
murailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits
billets par lesquels il représentait aux Rochelois combien
la conduite de leurs chefs était injuste,
égoïste et barbare ; ces chefs avaient du
blé en abondance, et ne le partageaient pas ; ils adoptaient
cette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu importait que
les femmes, les enfants et les vieillards mourussent, pourvu que les
hommes qui devaient défendre leurs murailles restassent
forts et bien portants. Jusque-là, soit
dévouement, soit impuissance de réagir contre
elle, cette maxime, sans être
généralement adoptée, était
cependant passée de la théorie à la
pratique ; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets
rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards
qu'on laissait mourir étaient leurs fils, leurs
épouses et leurs pères ; qu'il serait plus juste
que chacun fût réduit à la
misère commune, afin qu'une même position
fît prendre des résolutions unanimes.
Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les
avait écrits, en ce qu'ils
déterminèrent un grand nombre d'habitants
à ouvrir des négociations
particulières avec l'armée royale.
Mais au moment où le cardinal voyait
déjà fructifier son moyen et s'applaudissait de
l'avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui avait pu passer
à travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant
était grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg
et du duc d'Angoulême, surveillés
eux-mêmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle,
disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il
avait vu une flotte magnifique prête à mettre
à la voile avant huit jours. De plus, Buckingham
annonçait au maire qu'enfin la grande ligue contre la France
allait se déclarer, et que le royaume allait être
envahi à la fois par les armées anglaises,
impériales et espagnoles. Cette lettre fut lue publiquement
sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des rues, et
ceux-là mêmes qui avaient commencé
d'ouvrir des négociations les interrompirent,
résolus d'attendre ce secours si pompeusement
annoncé.
Cette circonstance inattendue rendit à Richelieu ses
inquiétudes premières, et le força
malgré lui à tourner de nouveau les yeux de
l'autre côté de la mer.
Pendant ce temps, exempte des inquiétudes de son seul et
véritable chef, l'armée royale menait joyeuse vie
; les vivres ne manquaient pas au camp, ni l'argent non plus ; tous les
corps rivalisaient d'audace et de gaieté. Prendre des
espions et les pendre, faire des expéditions hasardeuses sur
la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les exécuter
froidement, tel était le passe-temps qui faisait trouver
courts à l'armée ces jours si longs, non
seulement pour les Rochelois, rongés par la famine et
l'anxiété, mais encore pour le cardinal qui les
bloquait si vivement.
Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier
gendarme de l'armée, promenait son regard pensif sur ces
ouvrages, si lents au gré de son désir,
qu'élevaient sous son ordre les ingénieurs qu'il
faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait
un mousquetaire de la compagnie de Tréville, il s'approchait
de lui, le regardait d'une façon singulière, et
ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre compagnons, il laissait
aller ailleurs son regard profond et sa vaste pensée.
Un jour où, rongé d'un mortel ennui, sans
espérance dans les négociations avec la ville,
sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal était sorti sans
autre but que de sortir, accompagné seulement de Cahusac et
de La Houdinière, longeant les grèves et
mêlant l'immensité de ses rêves
à l'immensité de l'océan, il arriva au
petit pas de son cheval sur une colline du haut de laquelle il
aperçut derrière une haie, couchés sur
le sable et prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares
à cette époque de l'année, sept hommes
entourés de bouteilles vides. Quatre de ces hommes
étaient nos mousquetaires s'apprêtant à
écouter la lecture d'une lettre que l'un d'eux venait de
recevoir. Cette lettre était si importante, qu'elle avait
fait abandonner sur un tambour des cartes et des dés.
Les trois autres s'occupaient à décoiffer une
énorme dame-jeanne de vin de Collioure ;
c'étaient les laquais de ces Messieurs.
Le cardinal, comme nous l'avons dit, était de sombre humeur,
et rien, quand il était dans cette situation d'esprit, ne
redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres.
D'ailleurs, il avait une préoccupation étrange,
c'était de croire toujours que les causes mêmes de
sa tristesse excitaient la gaieté des étrangers.
Faisant signe à La Houdinière et à
Cahusac de s'arrêter, il descendit de cheval et s'approcha de
ces rieurs suspects, espérant qu'à l'aide du
sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa marche,
il pourrait entendre quelques mots de cette conversation qui lui
paraissait si intéressante ; à dix pas de la haie
seulement il reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait
déjà que ces hommes étaient des
mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux
qu'on appelait les inséparables, c'est-à- dire
Athos, Porthos et Aramis.
On juge si son désir d'entendre la conversation s'augmenta
de cette découverte ; ses yeux prirent une expression
étrange, et d'un pas de chat-tigre il s'avança
vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que des syllabes vagues
et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref le fit
tressaillir et attira l'attention des mousquetaires.
" Officier ! cria Grimaud.
- Vous parlez, je crois, drôle " , dit Athos se soulevant
sur un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre
le doigt indicateur dans la direction de la haie et
dénonçant par ce geste le cardinal et son
escorte.
D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et
saluèrent avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
" Il paraît qu'on se fait garder chez Messieurs les
mousquetaires ! dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou
serait-ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers
supérieurs ?
- Monseigneur, répondit Athos, car au milieu de l'effroi
général lui seul avait conservé ce
calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le quittaient jamais,
Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de service, ou
que leur service est fini, boivent et jouent aux dés, et ils
sont des officiers très supérieurs pour leurs
laquais.
- Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne
d'avertir leurs maîtres quand passe quelqu'un, ce ne sont
point des laquais, ce sont des sentinelles.
- Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris
cette précaution, nous étions exposés
à la laisser passer sans lui présenter nos
respects et lui offrir nos remerciements pour la grâce
qu'elle nous a faite de nous réunir. D'Artagnan, continua
Athos, vous qui tout à l'heure demandiez cette occasion
d'exprimer votre reconnaissance à Monseigneur, la voici
venue, profitez-en. "
Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable qui
distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive
politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus
majestueux que les rois de naissance.
D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements,
qui bientôt expirèrent sous le regard assombri du
cardinal.
" N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans paraître le
moins du monde détourné de son intention
première par l'incident qu'Athos avait soulevé ;
n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce
qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps
privilégié, fassent ainsi les grands seigneurs,
et la discipline est la même pour eux que pour tout le monde.
"
Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et,
s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit à son tour :
" La discipline, Monseigneur, n'a en aucune façon, je
l'espère, été oubliée par
nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que,
n'étant pas de service, nous pouvions disposer de notre
temps comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que
Son Eminence ait quelque ordre particulier à nous donner,
nous sommes prêts à lui obéir.
Monseigneur voit, continua Athos en fronçant le sourcil, car
cette espèce d'interrogatoire commençait
à l'impatienter, que, pour être prêts
à la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. "
Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau
près du tambour sur lequel étaient les cartes et
les dés.
" Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous
serions portés au-devant d'elle si nous eussions pu supposer
que c'était elle qui venait vers nous en si petite
compagnie. "
Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lèvres.
" Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous
voilà, armés comme vous êtes, et
gardés par vos laquais ? dit le cardinal, vous avez l'air de
quatre conspirateurs.
- Oh ! quant à ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et
nous conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin,
seulement c'est contre les Rochelois.
- Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en
fronçant le sourcil à son tour, on trouverait
peut-être dans vos cervelles le secret de bien des choses qui
sont ignorées, si on pouvait y lire comme vous lisiez dans
cette lettre que vous avez cachée quand vous m'avez vu
venir. "
Le rouge monta à la figure d'Athos, il fit un pas vers Son
Eminence.
" On dirait que vous nous soupçonnez réellement,
Monseigneur, et que nous subissons un véritable
interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre Eminence daigne
s'expliquer, et nous saurons du moins à quoi nous en tenir.
- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres
que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont répondu.
- Aussi, Monseigneur, ai-je dit à Votre Eminence qu'elle
n'avait qu'à questionner, et que nous étions
prêts à répondre.
- Quelle était cette lettre que vous alliez lire, Monsieur
Aramis, et que vous avez cachée ?
- Une lettre de femme, Monseigneur.
- Oh ! je conçois, dit le cardinal, il faut être
discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer
à un confesseur, et, vous le savez, j'ai reçu les
ordres.
- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il
jouait sa tête en faisant cette réponse, la lettre
est d'une femme, mais elle n'est signée ni Marion de Lorme,
ni Mme d'Aiguillon. "
Le cardinal devint pâle comme la mort, un éclair
fauve sortit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre
à Cahusac et à La Houdinière. Athos
vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur lesquels les
trois amis avaient les yeux fixés en hommes mal
disposés à se laisser arrêter. Le
cardinal était, lui, troisième ; les
mousquetaires, y compris les laquais, étaient sept : il
jugea que la partie serait d'autant moins égale, qu'Athos et
ses compagnons conspiraient réellement ; et, par un de ces
retours rapides qu'il tenait toujours à sa disposition,
toute sa colère se fondit dans un sourire.
" Allons, allons ! dit-il, vous êtes de braves jeunes gens,
fiers au soleil, fidèles dans l'obscurité ; il
n'y a pas de mal à veiller sur soi quand on veille si bien
sur les autres ; Messieurs, je n'ai point oublié la nuit
où vous m'avez servi d'escorte pour aller au Colombier-Rouge
; s'il y avait quelque danger à craindre sur la route que je
vais suivre, je vous prierais de m'accompagner ; mais, comme il n'y en
a pas, restez où vous êtes, achevez vos
bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu, Messieurs. "
Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amené,
il les salua de la main et s'éloigna.
Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans
dire un seul mot jusqu'à ce qu'il eût disparu.
Puis ils se regardèrent.
Tous avaient la figure consternée, car malgré
l'adieu amical de Son Eminence, ils comprenaient que le cardinal s'en
allait la rage dans le coeur.
Athos seul souriait d'un sourire puissant et dédaigneux.
Quand le cardinal fut hors de la portée de la voix et de la
vue :
" Ce Grimaud a crié bien tard ! " dit Porthos, qui avait
grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
Grimaud allait répondre pour s'excuser. Athos leva le doigt
et Grimaud se tut.
" Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan.
- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flûtée,
j'étais décidé : s'il avait
exigé que la lettre lui fût remise, je lui
présentais la lettre d'une main, et de l'autre je lui
passais mon épée au travers du corps.
- Je m'y attendais bien, dit Athos ; voilà pourquoi je me
suis jeté entre vous et lui. En
vérité, cet homme est bien imprudent de parler
ainsi à d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu
affaire qu'à des femmes et à des enfants.
- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous
étions dans notre tort, après tout.
- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous
respirons ? A qui cet océan sur lequel s'étendent
nos regards ? A qui ce sable sur lequel nous étions
couchés ? A qui cette lettre de votre maîtresse ?
Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde
lui appartient ; vous étiez là, balbutiant,
stupéfait, anéanti ; on eût dit que la
Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque
Méduse vous changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer,
voyons, que d'être amoureux ? Vous êtes amoureux
d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des
mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec Son Eminence :
cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeu
à votre adversaire ? cela ne se fait pas . Qu'il le devine,
à la bonne heure ! Nous devinons bien le sien, nous !
- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites
là, Athos.
- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer,
et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine où M. le
cardinal l'a interrompue. "
Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se
rapprochèrent de lui, et les trois laquais se
groupèrent de nouveau auprès de la dame-jeanne.
" Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez donc
la lettre à partir du commencement.
-- Volontiers " , dit Aramis.
" Mon cher cousin, je crois bien que je me déciderai
à partir pour Stenay, où ma soeur a fait entrer
notre petite servante dans le couvent des Carmélites ; cette
pauvre enfant s'est résignée, elle sait qu'elle
ne peut vivre autre part sans que le salut de son âme soit en
danger. Cependant, si les affaires de notre famille s'arrangent comme
nous le désirons, je crois qu'elle courra le risque de se
damner, et qu'elle reviendra près de ceux qu'elle regrette,
d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours à elle. En
attendant, elle n'est pas trop malheureuse : tout ce qu'elle
désire c'est une lettre de son prétendu. Je sais
bien que ces sortes de denrées passent difficilement par les
grilles ; mais, après tout, comme je vous en ai
donné des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop
maladroite et je me chargerai de cette commission. Ma soeur vous
remercie de votre bon et éternel souvenir. Elle a eu un
instant de grande inquiétude ; mais enfin elle est quelque
peu rassurée maintenant, ayant envoyé son commis
là-bas afin qu'il ne s'y passe rien d'imprévu.
" Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent
que vous pourrez, c'est-à-dire toutes les fois que vous
croirez pouvoir le faire sûrement. Je vous embrasse. "
" MARIE MICHON. "
" Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s'écria d'Artagnan.
Chère Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle
vit, elle est en sûreté dans un couvent, elle est
à Stenay ! Où prenez-vous Stenay, Athos ?
- Mais à quelques lieues des frontières ; une
fois le siège levé, nous pourrons aller faire un
tour de ce côté.
- Et ce ne sera pas long, il faut l'espérer, dit Porthos,
car on a, ce matin, pendu un espion, lequel a
déclaré que les Rochelois en étaient
aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu'après avoir
mangé le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce
qui leur restera après, à moins de se manger les
uns les autres.
- Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de
Bordeaux, qui, sans avoir à cette époque la
réputation qu'il a aujourd'hui, ne la méritait
pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique
n'était pas la plus avantageuse et la plus
agréable des religions ! C'est égal, reprit-il
après avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce
sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ?
continua Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?
- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brûler ;
encore, qui sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger
les cendres ?
- Il doit en avoir un, dit Athos.
- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos.
- Venez ici, Grimaud " , dit Athos.
Grimaud se leva et obéit.
" Pour vous punir d'avoir parlé sans permission, mon ami,
vous allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous
récompenser du service que vous nous aurez rendu, vous
boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre d'abord,
mâchez avec énergie. "
Grimaud sourit, et, les yeux fixés sur le verre qu'Athos
venait de remplir bord à bord, il broya le papier et
l'avala.
" Bravo, maître Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez
ceci ; bien, je vous dispense de dire merci. "
Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais ses
yeux levés au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura
cette douce occupation, un langage qui, pour être muet, n'en
était pas moins expressif.
" Et maintenant, dit Athos, à moins que M. le cardinal n'ait
l'ingénieuse idée de faire ouvrir le ventre
à Grimaud, je crois que nous pouvons être
à peu près tranquilles. "
Pendant ce temps, Son Eminence continuait sa promenade
mélancolique en murmurant entre ses moustaches :
" Décidément, il faut que ces quatre hommes
soient à moi. "
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Chapitre LII.
PREMIERE JOURNEE DE CAPTIVITE.
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Revenons à Milady, qu'un regard jeté sur les
côtes de France nous a fait perdre de vue un instant.
Nous la retrouverons dans la position
désespérée où nous l'avons
laissée, se creusant un abîme de sombres
réflexions, sombre enfer à la porte duquel elle a
presque laissé l'espérance : car pour la
première fois elle doute, pour la première fois
elle craint.
Dans deux occasions sa fortune lui a manqué, dans deux
occasions elle s'est vue découverte et trahie, et dans ces
deux occasions, c'est contre le génie fatal
envoyé sans doute par le Seigneur pour la combattre qu'elle
a échoué : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette
invincible puissance du mal.
Il l'a abusée dans son amour, humiliée dans son
orgueil, trompée dans son ambition, et maintenant
voilà qu'il la perd dans sa fortune, qu'il l'atteint dans sa
liberté, qu'il la menace même dans sa vie. Bien
plus, il a levé un coin de son masque, cette
égide dont elle se couvre et qui la rend si forte.
D'Artagnan a détourné de Buckingham, qu'elle
hait, comme elle hait tout ce qu'elle a aimé, la
tempête dont le menaçait Richelieu dans la
personne de la reine. D'Artagnan s'est fait passer pour de Wardes, pour
lequel elle avait une de ces fantaisies de tigresse, indomptables comme
en ont les femmes de ce caractère. D'Artagnan
connaît ce terrible secret qu'elle a juré que nul
ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au moment où
elle vient d'obtenir un blanc-seing à l'aide duquel elle va
se venger de son ennemi, le blanc-seing lui est arraché des
mains, et c'est d'Artagnan qui la tient prisonnière et qui
va l'envoyer dans quelque immonde Botany Bay, dans quelque Tyburn
infâme de l'océan Indien.
Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute ; de qui viendraient
tant de hontes amassées sur sa tête sinon de lui ?
Lui seul a pu transmettre à Lord de Winter tous ces affreux
secrets, qu'il a découverts les uns après les
autres par une sorte de fatalité. Il connaît son
beau-frère, il lui aura écrit.
Que de haine elle distille ! Là, immobile, et les yeux
ardents et fixes dans son appartement désert, comme les
éclats de ses rugissements sourds, qui parfois
s'échappent avec sa respiration du fond de sa poitrine,
accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et
vient se briser, comme un désespoir éternel et
impuissant, contre les rochers sur lesquels est bâti ce
château sombre et orgueilleux ! Comme, à la lueur
des éclairs que sa colère orageuse fait briller
dans son esprit, elle conçoit contre Mme Bonacieux, contre
Buckingham, et surtout contre d'Artagnan, de magnifiques projets de
vengeance, perdus dans les lointains de l'avenir !
Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour
être libre, quand on est prisonnier, il faut percer un mur,
desceller des barreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que
peut mener à bout un homme patient et fort mais devant
lesquelles doivent échouer les irritations
fébriles d'une femme. D'ailleurs, pour faire tout cela il
faut avoir le temps, des mois, des années, et elle... elle a
dix ou douze jours, à ce que lui a dit Lord de Winter, son
fraternel et terrible geôlier.
Et cependant, si elle était un homme, elle tenterait tout
cela, et peut- être réussirait-elle : pourquoi
donc le Ciel s'est-il ainsi trompé, en mettant cette
âme virile dans ce corps frêle et
délicat !
Aussi les premiers moments de la captivité ont
été terribles : quelques convulsions de rage
qu'elle n'a pu vaincre ont payé sa dette de faiblesse
féminine à la nature. Mais peu à peu
elle a surmonté les éclats de sa folle
colère, les frémissements nerveux qui ont
agité son corps ont disparu, et maintenant elle s'est
repliée sur elle-même comme un serpent
fatigué qui se repose.
" Allons, allons ; j'étais folle de m'emporter ainsi,
dit-elle en plongeant dans la glace, qui reflète dans ses
yeux son regard brûlant, par lequel elle semble s'interroger
elle-même. Pas de violence, la violence est une preuve de
faiblesse. D'abord je n'ai jamais réussi par ce moyen :
peut- être, si j'usais de ma force contre des femmes,
aurais-je chance de les trouver plus faibles encore que moi, et par
conséquent de les vaincre ; mais c'est contre des hommes que
je lutte, et je ne suis qu'une femme pour eux. Luttons en femme, ma
force est dans ma faiblesse. "
Alors, comme pour se rendre compte à elle-même des
changements qu'elle pouvait imposer à sa physionomie si
expressive et si mobile, elle lui fit prendre à la fois
toutes les expressions, depuis celle de la colère qui
crispait ses traits, jusqu'à celle du plus doux, du plus
affectueux et du plus séduisant sourire. Puis ses cheveux
prirent successivement sous ses mains savantes les ondulations qu'elle
crut pouvoir aider aux charmes de son visage. Enfin elle murmura,
satisfaite d'elle-même :
" Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle. "
Il était huit heures du soir à peu
près. Milady aperçut un lit ; elle pensa qu'un
repos de quelques heures rafraîchirait non seulement sa
tête et ses idées, mais encore son teint.
Cependant, avant de se coucher, une idée meilleure lui vint.
Elle avait entendu parler de souper. Déjà elle
était depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait
tarder à lui apporter son repas. La prisonnière
ne voulut pas perdre de temps, et elle résolut de faire,
dès cette même soirée, quelque
tentative pour sonder le terrain, en étudiant le
caractère des gens auxquels sa garde était
confiée.
Une lumière apparut sous la porte ; cette lumière
annonçait le retour de ses geôliers. Milady, qui
s'était levée, se rejeta vivement sur son
fauteuil, la tête renversée en arrière,
ses beaux cheveux dénoués et épars, sa
gorge demi-nue sous ses dentelles froissées, une main sur
son coeur et l'autre pendante.
On ouvrit les verrous, la porte grinça sur ses gonds, des
pas retentirent dans la chambre et s'approchèrent.
" Posez là cette table " , dit une voix que la
prisonnière reconnut pour celle de Felton.
L'ordre fut exécuté.
" Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle " ,
continua Felton.
Ce double ordre que donna aux mêmes individus le jeune
lieutenant prouva à Milady que ses serviteurs
étaient les mêmes hommes que ses gardiens,
c'est-à-dire des soldats.
Les ordres de Felton étaient, au reste,
exécutés avec une silencieuse rapidité
qui donnait une bonne idée de l'état florissant
dans lequel il maintenait la discipline.
Enfin, Felton, qui n'avait pas encore regardé Milady, se
retourna vers elle.
" Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c'est bien : à son
réveil elle soupera. "
Et il fit quelques pas pour sortir.
" Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoïque que son
chef, et qui s'était approché de Milady, cette
femme ne dort pas.
- Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ?
- Elle est évanouie ; son visage est très
pâle, et j'ai beau écouter, je n'entends pas sa
respiration.
- Vous avez raison, dit Felton après avoir
regardé Milady de la place où il se trouvait,
sans faire un pas vers elle, allez prévenir Lord de Winter
que sa prisonnière est évanouie, car je ne sais
que faire, le cas n'ayant pas été
prévu. "
Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier ;
Felton s'assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard
près de la porte et attendit sans dire une parole, sans
faire un geste. Milady possédait ce grand art, tant
étudié par les femmes, de voir à
travers ses longs cils sans avoir l'air d'ouvrir les
paupières : elle aperçut Felton qui lui tournait
le dos, elle continua de le regarder pendant dix minutes à
peu près, et pendant ces dix minutes, l'impassible gardien
ne se retourna pas une seule fois.
Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa
présence, une nouvelle force à son
geôlier : sa première épreuve
était perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur
ses ressources ; en conséquence elle leva la tête,
ouvrit les yeux et soupira faiblement.
A ce soupir, Felton se retourna enfin.
" Ah ! vous voici réveillée, Madame ! dit-il, je
n'ai donc plus affaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous
appellerez.
- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j'ai souffert ! " murmura Milady avec
cette voix harmonieuse qui, pareille à celle des
enchanteresses antiques, charmait tous ceux qu'elle voulait perdre.
Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus
gracieuse et plus abandonnée encore que celle qu'elle avait
lorsqu'elle était couchée.
Felton se leva.
" Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il : le
matin à neuf heures, dans la journée à
une heure, et le soir à huit heures. Si cela ne vous
convient pas, vous pouvez indiquer vos heures au lieu de celles que je
vous propose, et, sur ce point, on se conformera à vos
désirs.
- Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste
chambre ? demanda Milady.
- Une femme des environs a été
prévenue, elle sera demain au château, et viendra
toutes les fois que vous désirerez sa présence.
- Je vous rends grâce, Monsieur " , répondit
humblement la prisonnière.
Felton fit un léger salut et se dirigea vers la porte. Au
moment où il allait en franchir le seuil, Lord de Winter
parut dans le corridor, suivi du soldat qui était
allé lui porter la nouvelle de l'évanouissement
de Milady. Il tenait à la main un flacon de sels. " Eh bien
! qu'est-ce ? et que se passe-t-il donc ici ? dit-il d'une voix
railleuse en voyant sa prisonnière debout et Felton
prêt à sortir. Cette morte est-elle donc
déjà ressuscitée ? Pardieu, Felton,
mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour un novice et
qu'on te jouait le premier acte d'une comédie dont nous
aurons sans doute le plaisir de suivre tous les
développements ?
- Je l'ai bien pensé, Milord, dit Felton ; mais, enfin,
comme la prisonnière est femme, après tout, j'ai
voulu avoir les égards que tout homme bien né
doit à une femme, sinon pour elle, du moins pour lui-
même. "
Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton passaient
comme une glace par toutes ses veines.
" Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment
étalés, cette peau blanche et ce langoureux
regard ne t'ont pas encore séduit, coeur de pierre ?
- Non, Milord, répondit l'impassible jeune homme, et
croyez-moi bien, il faut plus que des manèges et des
coquetteries de femme pour me corrompre.
- En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre
chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l'imagination
féconde et le second acte de la comédie ne
tardera pas à suivre le premier. "
Et à ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de
Felton et l'emmena en riant.
" Oh ! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura Milady entre ses
dents ; sois tranquille, pauvre moine manqué, pauvre soldat
converti qui t'es taillé ton uniforme dans un froc. "
" A propos, reprit de Winter en s'arrêtant sur le seuil de la
porte, il ne faut pas, Milady, que cet échec vous
ôte l'appétit. Tâtez de ce poulet et de
ces poissons que je n'ai pas fait empoisonner, sur l'honneur. Je
m'accommode assez de mon cuisinier, et comme il ne doit pas
hériter de moi, j'ai en lui pleine et entière
confiance. Faites comme moi. Adieu, chère soeur !
à votre prochain évanouissement. "
C'était tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se
crispèrent sur son fauteuil, ses dents grincèrent
sourdement, ses yeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait
derrière Lord de Winter et Felton ; et, lorsqu'elle se vit
seule, une nouvelle crise de désespoir la prit ; elle jeta
les yeux sur la table, vit briller un couteau,
s'élança et le saisit ; mais son
désappointement fut cruel : la lame en était
ronde et d'argent flexible.
Un éclat de rire retentit derrière la porte mal
fermée, et la porte se rouvrit.
" Ah ! ah ! s'écria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien,
mon brave Felton, vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau,
c'était pour toi ; mon enfant, elle t'aurait tué
; vois-tu, c'est un de ses travers, de se débarrasser ainsi,
d'une façon ou de l'autre, des gens qui la gênent.
Si je t'eusse écouté, le couteau eût
été pointu et d'acier : alors plus de Felton,
elle t'aurait égorgé et, après toi,
tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait bien tenir son couteau.
"
En effet, Milady tenait encore l'arme offensive dans sa main
crispée, mais ces derniers mots, cette suprême
insulte, détendirent ses mains, ses forces et
jusqu'à sa volonté.
Le couteau tomba par terre.
" Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond
dégoût qui retentit jusqu'au fond du coeur de
Milady, vous avez raison et c'est moi qui avais tort. "
Et tous deux sortirent de nouveau.
Mais cette fois, Milady prêta une oreille plus attentive que
la première fois, et elle entendit leurs pas
s'éloigner et s'éteindre dans le fond du
corridor.
" Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilà au pouvoir de
gens sur lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des statues de
bronze ou de granit ; ils me savent par coeur et sont
cuirassés contre toutes mes armes.
" Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont
décidé. "
En effet, comme l'indiquait cette dernière
réflexion, ce retour instinctif à
l'espérance, dans cette âme profonde la crainte et
les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se mit
à table, mangea de plusieurs mets, but un peu de vin
d'Espagne, et sentit revenir toute sa résolution.
Avant de se coucher elle avait déjà
commenté, analysé, retourné sur toutes
leurs faces, examiné sous tous les points, les paroles, les
pas, les gestes, les signes et jusqu'au silence de ses
geôliers, et de cette étude profonde, habile et
savante, il était résulté que Felton
était, à tout prendre, le plus
vulnérable de ses deux persécuteurs.
Un mot surtout revenait à l'esprit de la
prisonnière :
" Si je t'eusse écouté " , avait dit Lord de
Winter à Felton.
Donc Felton avait parlé en sa faveur, puisque Lord de Winter
n'avait pas voulu écouter Felton.
" Faible ou forte, répétait Milady, cet homme a
donc une lueur de pitié dans son âme ; de cette
lueur je ferai un incendie qui le dévorera.
" Quant à l'autre, il me connaît, il me craint et
sait ce qu'il a à attendre de moi si jamais je
m'échappe de ses mains, il est donc inutile de rien tenter
sur lui. Mais Felton, c'est autre chose ; c'est un jeune homme
naïf, pur et qui semble vertueux ; celui-là, il y a
moyen de le perdre. "
Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lèvres
; quelqu'un qui l'eût vue dormant eût dit une jeune
fille rêvant à la couronne de fleurs qu'elle
devait mettre sur son front à la prochaine fête.
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Chapitre LIII.
DEUXIEME JOURNEE DE CAPTIVITE.
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Milady rêvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle
assistait à son supplice, et c'était la vue de
son sang odieux, coulant sous la hache du bourreau, qui dessinait ce
charmant sourire sur les lèvres.
Elle dormait comme dort un prisonnier bercé par sa
première espérance.
Le lendemain, lorsqu'on entra dans sa chambre, elle était
encore au lit. Felton était dans le corridor : il amenait la
femme dont il avait parlé la veille, et qui venait d'arriver
; cette femme entra et s'approcha du lit de Milady en lui offrant ses
services.
Milady était habituellement pâle ; son teint
pouvait donc tromper une personne qui la voyait pour la
première fois.
" J'ai la fièvre, dit-elle ; je n'ai pas dormi un seul
instant pendant toute cette longue nuit, je souffre horriblement :
serez-vous plus humaine qu'on ne l'a été hier
avec moi ? Tout ce que je demande, au reste, c'est la permission de
rester couchée.
- Voulez-vous qu'on appelle un médecin ? " dit la femme.
Felton écoutait ce dialogue sans dire une parole.
Milady réfléchissait que plus on l'entourerait de
monde, plus elle aurait de monde à apitoyer, et plus la
surveillance de Lord de Winter redoublerait ; d'ailleurs le
médecin pourrait déclarer que la maladie
était feinte, et Milady, après avoir perdu la
première partie, ne voulait pas perdre la seconde.
" Aller chercher un médecin, dit-elle, à quoi bon
? ces Messieurs ont déclaré hier que mon mal
était une comédie, il en serait sans doute de
même aujourd'hui ; car depuis hier soir, on a eu le temps de
prévenir le docteur.
- Alors, dit Felton impatienté, dites vous-même,
Madame, quel traitement vous voulez suivre.
- Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre,
voilà tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu
m'importe.
- Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatigué de ces
plaintes éternelles.
- Oh ! non, non ! s'écria Milady, non, Monsieur, ne
l'appelez pas, je vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de
rien, ne l'appelez pas. "
Elle mit une véhémence si prodigieuse, une
éloquence si entraînante dans cette exclamation,
que Felton, entraîné, fit quelques pas dans la
chambre.
" Il est ému " , pensa Milady.
" Cependant, Madame, dit Felton, si vous souffrez réellement
, on enverra chercher un médecin, et si vous nous
trompez, Eh bien, ce sera tant pis pour vous, mais du moins, de notre
côté, nous n'aurons rien à nous
reprocher. "
Milady ne répondit point ; mais renversant sa belle
tête sur son oreiller, elle fondit en larmes et
éclata en sanglots.
Felton la regarda un instant avec son impassibilité
ordinaire ; puis voyant que la crise menaçait de se
prolonger, il sortit ; la femme le suivit. Lord de Winter ne parut pas.
" Je crois que je commence à voir clair " , murmura Milady
avec une joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher
à tous ceux qui pourraient l'épier cet
élan de satisfaction intérieure.
Deux heures s'écoulèrent.
" Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle : levons-nous
et obtenons quelque succès dès aujourd'hui ; je
n'ai que dix jours, et ce soir il y en aura deux
d'écoulés. "
En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avait
apporté son déjeuner ; or elle avait
pensé qu'on ne tarderait pas à venir enlever la
table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton.
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si
Milady avait ou non touché au repas, fit un signe pour qu'on
emportât hors de la chambre la table, que l'on apportait
ordinairement toute servie.
Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main.
Milady, couchée dans un fauteuil près de la
cheminée, belle, pâle et
résignée, ressemblait à une vierge
sainte attendant le martyre.
Felton s'approcha d'elle et dit :
" Lord de Winter, qui est catholique comme vous, Madame, a
pensé que la privation des rites et des
cérémonies de votre religion peut vous
être pénible : il consent donc à ce que
vous lisiez chaque jour l'ordinaire de votre messe ,
et voici un livre qui en contient le rituel. "
A l'air dont Felton déposa ce livre sur la petite table
près de laquelle était Milady, au ton dont il
prononça ces deux mots votre messe , au
sourire dédaigneux dont il les accompagna, Milady leva la
tête et regarda plus attentivement l'officier.
Alors, à cette coiffure sévère,
à ce costume d'une simplicité
exagérée, à ce front poli comme le
marbre, mais dur et impénétrable comme lui, elle
reconnut un de ces sombres puritains qu'elle avait
rencontrés si souvent tant à la cour du roi
Jacques qu'à celle du roi de France, où,
malgré le souvenir de la
Saint-Barthélémy, ils venaient parfois chercher
un refuge.
Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les gens de
génie seuls en reçoivent dans les grandes crises,
dans les moments suprêmes qui doivent décider de
leur fortune ou de leur vie.
Ces deux mots, votre messe , et un simple coup
d'oeil jeté sur Felton, lui avaient en effet
révélé toute l'importance de la
réponse qu'elle allait faire.
Mais avec cette rapidité d'intelligence qui lui
était particulière, cette réponse
toute formulée se présenta sur ses
lèvres :
" Moi ! dit-elle avec un accent de dédain monté
à l'unisson de celui qu'elle avait remarqué dans
la voix du jeune officier, moi, Monsieur, ma messe !
Lord de Winter, le catholique corrompu, sait bien que je ne suis pas de
sa religion, et c'est un piège qu'il veut me tendre !
- Et de quelle religion êtes-vous donc, Madame ? demanda
Felton avec un étonnement que, malgré son empire
sur lui-même, il ne put cacher entièrement.
- Je le dirai, s'écria Milady avec une exaltation feinte,
le jour où j'aurai assez souffert pour ma foi. "
Le regard de Felton découvrit à Milady toute
l'étendue de l'espace qu'elle venait de s'ouvrir par cette
seule parole.
Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, son regard seul
avait parlé.
" Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec ce ton
d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains ; Eh bien, que mon
Dieu me sauve ou que je périsse pour mon Dieu !
voilà la réponse que je vous prie de faire
à Lord de Winter. Et quant à ce livre,
ajouta-t-elle en montrant le rituel du bout du doigt, mais sans le
toucher, comme si elle eût dû être
souillée par cet attouchement, vous pouvez le remporter et
vous en servir pour vous-même, car sans doute vous
êtes doublement complice de Lord de Winter, complice dans sa
persécution, complice dans son
hérésie. "
Felton ne répondit rien, prit le livre avec le
même sentiment de répugnance qu'il avait
déjà manifesté et se retira pensif.
Lord de Winter vint vers les cinq heures du soir ; Milady avait eu le
temps pendant toute la journée de se tracer son plan de
conduite ; elle le reçut en femme qui a
déjà repris tous ses avantages.
" Il paraît, dit le baron en s'asseyant dans un fauteuil en
face de celui qu'occupait Milady et en étendant
nonchalamment ses pieds sur le foyer, il paraît que nous
avons fait une petite apostasie !
- Que voulez-vous dire, Monsieur ?
- Je veux dire que depuis la dernière fois que nous nous
sommes vus, nous avons changé de religion ; auriez-vous
épousé un troisième mari protestant,
par hasard ?
- Expliquez-vous, Milord, reprit la prisonnière avec
majesté, car je vous déclare que j'entends vos
paroles, mais que je ne les comprends pas.
- Alors, c'est que vous n'avez pas de religion du tout ; j'aime mieux
cela, reprit en ricanant Lord de Winter.
- Il est certain que cela est plus selon vos principes, reprit
froidement Milady.
- Oh ! je vous avoue que cela m'est parfaitement égal.
- Oh ! vous n'avoueriez pas cette indifférence religieuse,
Milord, que vos débauches et vos crimes en feraient foi.
- Hein ! vous parlez de débauches, Madame Messaline, vous
parlez de crimes, Lady Macbeth ! Ou j'ai mal entendu, ou vous
êtes, pardieu, bien impudente.
- Vous parlez ainsi parce que vous savez qu'on nous écoute,
Monsieur, répondit froidement Milady, et que vous voulez
intéresser vos geôliers et vos bourreaux contre
moi.
- Mes geôliers ! mes bourreaux ! Ouais, Madame, vous le
prenez sur un ton poétique, et la comédie d'hier
tourne ce soir à la tragédie. Au reste, dans huit
jours vous serez où vous devez être et ma
tâche sera achevée.
- Tâche infâme ! tâche impie ! reprit
Milady avec l'exaltation de la victime qui provoque son juge.
- Je crois, ma parole d'honneur, dit de Winter en se levant, que la
drôlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, Madame
la puritaine, ou je vous fais mettre au cachot. Pardieu ! c'est mon vin
d'Espagne qui vous monte à la tête, n'est-ce pas ?
Mais, soyez tranquille, cette ivresse-là n'est pas
dangereuse et n'aura pas de suites. "
Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui à cette
époque était une habitude toute
cavalière.
Felton était en effet derrière la porte et
n'avait pas perdu un mot de toute cette scène.
Milady avait deviné juste.
" Oui, va ! va ! dit-elle à son frère, les suites
approchent, au contraire, mais tu ne les verras, imbécile,
que lorsqu'il ne sera plus temps de les éviter. "
Le silence se rétablit, deux heures
s'écoulèrent ; on apporta le souper, et l'on
trouva Milady occupée à faire tout haut ses
prières, prières qu'elle avait apprises d'un
vieux serviteur de son second mari, puritain des plus
austères. Elle semblait en extase et ne parut pas
même faire attention à ce qui se passait autour
d'elle. Felton fit signe qu'on ne la dérangeât
point, et lorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec
les soldats.
Milady savait qu'elle pouvait être
épiée, elle continua donc ses prières
jusqu'à la fin, et il lui sembla que le soldat qui
était de sentinelle à sa porte ne marchait plus
du même pas et paraissait écouter.
Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva, se mit
à table, mangea peu et ne but que de l'eau.
Une heure après on vint enlever la table, mais Milady
remarqua que cette fois Felton n'accompagnait point les soldats.
Il craignait donc de la voir trop souvent.
Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait dans ce
sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire
l'eût dénoncée.
Elle laissa encore s'écouler une demi-heure, et comme en ce
moment tout faisait silence dans le vieux château, comme on
n'entendait que l'éternel murmure de la houle, cette
respiration immense de l'océan, de sa voix pure, harmonieuse
et vibrante, elle commença le premier couplet de ce psaume
alors en entière faveur près des puritains :
Seigneur, si tu nous abandonnes,
C'est pour voir si nous sommes forts. ;
Mais ensuite c'est toi qui donnes
De ta céleste main la palme à nos
efforts.
Ces vers n'étaient pas excellents, il s'en fallait
même de beaucoup ; mais, comme on le sait, les protestants ne
se piquaient pas de poésie.
Tout en chantant, Milady écoutait : le soldat de garde
à sa porte s'était arrêté
comme s'il eût été changé en
pierre. Milady put donc juger de l'effet qu'elle avait produit.
Alors elle continua son chant avec une ferveur et un sentiment
inexprimables ; il lui sembla que les sons se répandaient au
loin sous les voûtes et allaient comme un charme magique
adoucir le coeur de ses geôliers. Cependant il
paraît que le soldat en sentinelle,
zélé catholique sans doute, secoua le charme, car
à travers la porte :
" Taisez-vous donc, Madame, dit-il, votre chanson est triste comme un De
profundis , et si, outre l'agrément
d'être en garnison ici, il faut encore y entendre de
pareilles choses, ce sera à n'y point tenir.
- Silence ! dit alors une voix grave, que Milady reconnut pour celle
de Felton ; de quoi vous mêlez-vous, drôle ? Vous
a-t-on ordonné d'empêcher cette femme de chanter ?
Non. On vous a dit de la garder, de tirer sur elle si elle essayait de
fuir. Gardez-la ; si elle fuit, tuez-la ; mais ne changez rien
à la consigne. "
Une expression de joie indicible illumina le visage de Milady, mais
cette expression fut fugitive comme le reflet d'un éclair,
et, sans paraître avoir entendu le dialogue dont elle n'avait
pas perdu un mot, elle reprit en donnant à sa voix tout le
charme, toute l'étendue et toute la séduction que
le démon y avait mis :
Pour tant de pleurs et de misère,
Pour mon exil et pour mes fers,
J'ai ma jeunesse, ma prière,
Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts.
Cette voix, d'une étendue inouïe et d'une passion
sublime, donnait à la poésie rude et inculte de
ces psaumes une magie et une expression que les puritains les plus
exaltés trouvaient rarement dans les chants de leurs
frères, et qu'ils étaient forcés
d'orner de toutes les ressources de leur imagination : Felton crut
entendre chanter l'ange qui consolait les trois Hébreux dans
la fournaise.
Milady continua :
Mais le jour de la délivrance
Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;
Et s'il trompe notre espérance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.
Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s'efforça
de mettre toute son âme, acheva de porter le
désordre dans le coeur du jeune officier : il ouvrit
brusquement la porte, et Milady le vit apparaître
pâle comme toujours, mais les yeux ardents et presque
égarés.
" Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix ?
- Pardon, Monsieur, dit Milady avec douceur, j'oubliais que mes chants
ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous ai sans doute
offensé dans vos croyances ; mais c'était sans le
vouloir, je vous jure ; pardonnez-moi donc une faute qui est
peut-être grande, mais qui certainement est involontaire. "
Milady était si belle dans ce moment, l'extase religieuse
dans laquelle elle semblait plongée donnait une telle
expression à sa physionomie, que Felton, ébloui,
crut voir l'ange que tout à l'heure il croyait seulement
entendre.
" Oui, oui, répondit-il, oui : vous troublez, vous agitez
les gens qui habitent ce château. "
Et le pauvre insensé ne s'apercevait pas lui-même
de l'incohérence de ses discours, tandis que Milady
plongeait son oeil de lynx au plus profond de son coeur.
" Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute la douceur
qu'elle put donner à sa voix, avec toute la
résignation qu'elle put imprimer à son maintien.
- Non, non, Madame, dit Felton ; seulement, chantez moins haut, la
nuit surtout. "
Et à ces mots, Felton, sentant qu'il ne pourrait pas
conserver longtemps sa sévérité
à l'égard de la prisonnière,
s'élança hors de son appartement.
" Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ; : ces chants
bouleversent l'âme ; cependant on finit par s'y accoutumer :
sa voix est si belle ! "
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Chapitre LIV.
TROISIEME JOURNEE DE CAPTIVITE.
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Felton était venu ; mais il y avait encore un pas
à faire : il fallait le retenir, ou plutôt il
fallait qu'il restât tout seul ; et Milady ne voyait encore
qu'obscurément le moyen qui devait la conduire à
ce résultat.
Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui parler
aussi : car, Milady le savait bien, sa plus grande séduction
était dans sa voix, qui parcourait si habilement toute la
gamme des tons, depuis la parole humaine jusqu'au langage
céleste.
Et cependant, malgré toute cette séduction,
Milady pouvait échouer, car Felton était
prévenu, et cela contre le moindre hasard. Dès
lors, elle surveilla toutes ses actions, toutes ses paroles, jusqu'au
plus simple regard de ses yeux, jusqu'à son geste,
jusqu'à sa respiration, qu'on pouvait interpréter
comme un soupir. Enfin, elle étudia tout, comme fait un
habile comédien à qui l'on vient de donner un
rôle nouveau dans un emploi qu'il n'a pas l'habitude de
tenir.
Vis-à-vis de Lord de Winter sa conduite était
plus facile ; aussi avait- elle été
arrêtée dès la veille. Rester muette et
digne en sa présence, de temps en temps l'irriter par un
dédain affecté, par un mot méprisant,
le pousser à des menaces et à des violences qui
faisaient un contraste avec sa résignation à
elle, tel était son projet. Felton verrait :
peut-être ne dirait-il rien ; mais il verrait.
Le matin, Felton vint comme d'habitude ; mais Milady le laissa
présider à tous les apprêts du
déjeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au moment
où il allait se retirer, eut-elle une lueur d'espoir ; car
elle crut que c'était lui qui allait parler ; mais ses
lèvres remuèrent sans qu'aucun son
sortît de sa bouche, et, faisant un effort sur
lui-même, il renferma dans son coeur les paroles qui allaient
s'échapper de ses lèvres, et sortit.
Vers midi, Lord de Winter entra.
Il faisait une assez belle journée d'hiver, et un rayon de
ce pâle soleil d'Angleterre qui éclaire, mais qui
n'échauffe pas, passait à travers les barreaux de
la prison.
Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant de ne pas
entendre la porte qui s'ouvrait.
" Ah ! ah ! dit Lord de Winter, après avoir fait de la
comédie, après avoir fait de la
tragédie, voilà que nous faisons de la
mélancolie. "
La prisonnière ne répondit pas.
" Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ; vous voudriez bien
être en liberté sur ce rivage ; vous voudriez
bien, sur un bon navire, fendre les flots de cette mer verte comme de
l'émeraude ; vous voudriez bien, soit sur terre, soit sur
l'océan, me dresser une de ces bonnes petites embuscades
comme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience ! Dans
quatre jours, le rivage vous sera permis, la mer vous sera ouverte,
plus ouverte que vous ne le voudrez, car dans quatre jours l'Angleterre
sera débarrassée de vous. "
Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel :
" Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angélique
suavité de geste et d'intonation, pardonnez à cet
homme, comme je lui pardonne moi- même.
- Oui, prie, maudite, s'écria le baron, ta
prière est d'autant plus généreuse que
tu es, je te le jure, au pouvoir d'un homme qui ne pardonnera pas. "
Et il sortit.
Au moment où il sortait, un regard perçant glissa
par la porte entrebâillée, et elle
aperçut Felton qui se rangeait rapidement pour
n'être pas vu d'elle.
Alors elle se jeta à genoux et se mit à prier.
" Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, vous savez pour quelle sainte cause
je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir. "
La porte s'ouvrit doucement ; la belle suppliante fit semblant de
n'avoir pas entendu, et d'une voix pleine de larmes, elle continua :
" Dieu vengeur ! Dieu de bonté ! laisserez-vous s'accomplir
les affreux projets de cet homme ! "
Alors, seulement, elle feignit d'entendre le bruit des pas de Felton
et, se relevant rapide comme la pensée, elle rougit comme si
elle eût été honteuse d'avoir
été surprise à genoux.
" Je n'aime point à déranger ceux qui prient,
Madame, dit gravement Felton ; ne vous dérangez donc pas
pour moi, je vous en conjure.
- Comment savez-vous que je priais, Monsieur ? dit Milady d'une voix
suffoquée par les sanglots ; vous vous trompiez, Monsieur,
je ne priais pas.
- Pensez-vous donc, Madame, répondit Felton de sa
même voix grave, quoique avec un accent plus doux, que je me
croie le droit d'empêcher une créature de se
prosterner devant son Créateur ? A Dieu ne plaise !
D'ailleurs le repentir sied bien aux coupables ; quelque crime qu'il
ait commis, un coupable m'est sacré aux pieds de Dieu.
- Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eût
désarmé l'ange du jugement dernier. Coupable !
mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites que je suis
condamnée, Monsieur, à la bonne heure ; mais vous
le savez, Dieu qui aime les martyrs, permet que l'on condamne
quelquefois les innocents.
- Fussiez-vous condamnée, fussiez-vous martyre,
répondit Felton, raison de plus pour prier, et
moi-même je vous aiderai de mes prières.
- Oh ! vous êtes un juste, vous, s'écria Milady
en se précipitant à ses pieds ; tenez, je n'y
puis tenir plus longtemps, car je crains de manquer de force au moment
où il me faudra soutenir la lutte et confesser ma foi ;
écoutez donc la supplication d'une femme au
désespoir. On vous abuse, Monsieur, mais il n'est pas
question de cela, je ne vous demande qu'une grâce, et, si
vous me l'accordez, je vous bénirai dans ce monde et dans
l'autre.
- Parlez au maître, Madame, dit Felton ; je ne suis
heureusement chargé, moi, ni de pardonner ni de punir, et
c'est à plus haut que moi que Dieu a remis cette
responsabilité.
- A vous, non, à vous seul. Ecoutez-moi, plutôt
que de contribuer à ma perte, plutôt que de
contribuer à mon ignominie.
- Si vous avez mérité cette honte, Madame, si
vous avez encouru cette ignominie, il faut la subir en l'offrant
à Dieu.
- Que dites-vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand je parle
d'ignominie, vous croyez que je parle d'un châtiment
quelconque, de la prison ou de la mort ! Plût au Ciel ! que
m'importent, à moi, la mort ou la prison !
- C'est moi qui ne vous comprends plus, Madame.
- Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, Monsieur,
répondit la prisonnière avec un sourire de doute.
- Non, Madame, sur l'honneur d'un soldat, sur la foi d'un
chrétien !
- Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.
- Je les ignore.
- Impossible, vous son confident !
- Je ne mens jamais, Madame.
- Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les devine pas.
- Je ne cherche à rien deviner, Madame ; j'attends qu'on me
confie, et à part ce qu'il m'a dit devant vous, Lord de
Winter ne m'a rien confié.
- Mais, s'écria Milady avec un incroyable accent de
vérité, vous n'êtes donc pas son
complice, vous ne savez donc pas qu'il me destine à une
honte que tous les châtiments de la terre ne sauraient
égaler en horreur ?
- Vous vous trompez, Madame, dit Felton en rougissant, Lord de Winter
n'est pas capable d'un tel crime. "
" Bon, dit Milady en elle-même, sans savoir ce que c'est, il
appelle cela un crime ! "
Puis tout haut :
" L'ami de l'infâme est capable de tout.
- Qui appelez-vous l'infâme ? demanda Felton.
- Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à qui un
semblable nom puisse convenir ?
- Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont les
regards s'enflammèrent.
- Que les païens, les gentils et les infidèles
appellent duc de Buckingham, reprit Milady ; je n'aurais pas cru qu'il
y aurait eu un Anglais dans toute l'Angleterre qui eût eu
besoin d'une si longue explication pour reconnaître celui
dont je voulais parler !
- La main du Seigneur est étendue sur lui, dit Felton, il
n'échappera pas au châtiment qu'il
mérite. "
Felton ne faisait qu'exprimer à l'égard du duc le
sentiment d'exécration que tous les Anglais avaient
voué à celui que les catholiques eux-
mêmes appelaient l'exacteur, le concussionnaire, le
débauché, et que les puritains appelaient tout
simplement Satan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Milady, quand je vous
supplie d'envoyer à cet homme le châtiment qui lui
est dû, vous savez que ce n'est pas ma propre vengeance que
je poursuis, mais la délivrance de tout un peuple que
j'implore.
- Le connaissez-vous donc ? " demanda Felton.
" Enfin, il m'interroge " se dit en elle-même Milady au
comble de la joie d'en être arrivée si vite
à un si grand résultat.
" Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon malheur
éternel. "
Et Milady se tordit les bras comme arrivée au paroxysme de
la douleur. Felton sentit sans doute en lui-même que sa force
l'abandonnait, et il fit quelques pas vers la porte ; la
prisonnière, qui ne le perdait pas de vue, bondit
à sa poursuite et l'arrêta.
" Monsieur ! s'écria-t-elle, soyez bon, soyez
clément, écoutez ma prière : ce
couteau que la fatale prudence du baron m'a enlevé, parce
qu'il sait l'usage que j'en veux faire ; oh ! écoutez-moi
jusqu'au bout ! ce couteau, rendez-le-moi une minute seulement, par
grâce, par pitié ! J'embrasse vos genoux ; voyez,
vous fermerez la porte, ce n'est pas à vous que j'en veux :
Dieu ! vous en vouloir, à vous, le seul être
juste, bon et compatissant que j'aie rencontré !
à vous, mon sauveur peut- être ! une minute, ce
couteau, une minute, une seule, et je vous le rends par le guichet de
la porte ; rien qu'une minute, Monsieur Felton, et vous m'aurez
sauvé l'honneur !
- Vous tuer ! s'écria Felton avec terreur, oubliant de
retirer ses mains des mains de la prisonnière ; vous tuer !
- J'ai dit, Monsieur, murmura Milady en baissant la voix et en se
laissant tomber affaissée sur le parquet, j'ai dit mon
secret ! Il sait tout ! Mon Dieu, je suis perdue ! "
Felton demeurait debout, immobile et indécis.
" Il doute encore, pensa Milady, je n'ai pas été
assez vraie. "
On entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le pas de Lord
de Winter. Felton le reconnut aussi et s'avança vers la
porte.
Milady s'élança.
" Oh ! pas un mot, dit-elle d'une voix concentrée, pas un
mot de tout ce que je vous ai dit à cet homme, ou je suis
perdue, et c'est vous, vous... "
Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur qu'on
n'entendît sa voix, appuyant avec un geste de terreur infinie
sa belle main sur la bouche de Felton. Felton repoussa doucement
Milady, qui alla tomber sur une chaise longue.
Lord de Winter passa devant la porte sans s'arrêter, et l'on
entendit le bruit des pas qui s'éloignaient.
Felton, pâle comme la mort, resta quelques instants l'oreille
tendue et écoutant, puis quand le bruit se fut
éteint tout à fait, il respira comme un homme qui
sort d'un songe, et s'élança hors de
l'appartement.
" Ah ! dit Milady en écoutant à son tour le bruit
des pas de Felton, qui s'éloignaient dans la direction
opposée à ceux de Lord de Winter, enfin tu es
donc à moi ! "
Puis son front se rembrunit.
" S'il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui sait
bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un couteau entre les
mains, et il verra bien que tout ce grand désespoir
n'était qu'un jeu. "
Elle alla se placer devant sa glace et se regarda, jamais elle n'avait
été si belle.
" Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. "
Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.
" Monsieur, lui dit Milady, votre présence est-elle un
accessoire obligé de ma captivité, et ne
pourriez-vous pas m'épargner ce surcroît de
tortures que me causent vos visites ?
- Comment donc, chère soeur ! dit de Winter, ne m'avez-vous
pas sentimentalement annoncé, de cette jolie bouche si
cruelle pour moi aujourd'hui, que vous veniez en Angleterre
à cette seule fin de me voir tout à votre aise,
jouissance dont, me disiez-vous, vous ressentiez si vivement la
privation, que vous avez tout risqué pour cela : mal de mer,
tempête, captivité ! Eh bien, me voilà,
soyez satisfaite ; d'ailleurs, cette fois ma visite a un motif. "
Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlé ; jamais
de sa vie, peut-être, cette femme, qui avait
éprouvé tant d'émotions puissantes et
opposées, n'avait senti battre son coeur si violemment.
Elle était assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira
à son côté et s'assit auprès
d'elle, puis prenant dans sa poche un papier qu'il déploya
lentement :
" Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espèce de
passeport que j'ai rédigé moi-même et
qui vous servira désormais de numéro d'ordre dans
la vie que je consens à vous laisser. "
Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :
" Ordre de conduire à... " Le nom est en blanc, interrompit
de Winter : si vous avez quelque préférence, vous
me l'indiquerez ; et pour peu que ce soit à un millier de
lieues de Londres, il sera fait droit à votre
requête. Je reprends donc : " Ordre de conduire
à... la nommée Charlotte Backson,
flétrie par la justice du royaume de France, mais
libérée après châtiment ;
elle demeurera dans cette résidence, sans jamais s'en
écarter de plus de trois lieues. En cas de tentative
d'évasion, la peine de mort lui sera appliquée.
Elle touchera cinq shillings par jour pour son logement et sa
nourriture. "
" Cet ordre ne me concerne pas, répondit froidement Milady,
puisqu'un autre nom que le mien y est porté.
- Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?
- J'ai celui de votre frère.
- Vous vous trompez, mon frère n'est que votre second mari,
et le premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai en place
du nom de Charlotte Backson. Non ? ... Vous ne voulez pas ?... Vous
gardez le silence ? C'est bien ! Vous serez
écrouée sous le nom de Charlotte Backson. "
Milady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce
n'était plus par affectation, mais par terreur : elle crut
l'ordre prêt à être
exécuté ; elle pensa que Lord de Winter avait
avancé son départ ; elle crut qu'elle
était condamnée à partir le soir
même. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant un instant,
quand tout à coup elle s'aperçut que l'ordre
n'était revêtu d'aucune signature.
La joie qu'elle ressentit de cette découverte fut si grande,
qu'elle ne put la cacher.
" Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s'aperçut de ce qui se
passait en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites :
tout n'est pas perdu, puisque cet acte n'est pas signé ; on
me le montre pour m'effrayer, voilà tout. Vous vous trompez
: demain cet ordre sera envoyé à Lord Buckingham
; après-demain il reviendra signé de sa main et
revêtu de son sceau, et vingt-quatre heures après,
c'est moi qui vous en réponds, il recevra son commencement
d'exécution. Adieu, Madame, voilà tout ce que
j'avais à vous dire.
- Et moi je vous répondrai, Monsieur, que cet abus de
pouvoir, que cet exil sous un nom supposé sont une infamie.
- Aimez-vous mieux être pendue sous votre vrai nom, Milady ?
Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur l'abus que l'on
fait du mariage ; expliquez-vous franchement : quoique mon nom ou
plutôt le nom de mon frère se trouve
mêlé dans tout cela, je risquerai le scandale d'un
procès public pour être sûr que du coup
je serai débarrassé de vous. "
Milady ne répondit pas, mais devint pâle comme un
cadavre.
" Oh ! je vois que vous aimez mieux la
pérégrination. A merveille, Madame, et il y a un
vieux proverbe qui dit que les voyages forment la jeunesse. Ma foi !
vous n'avez pas tort, après tout, et la vie est bonne. C'est
pour cela que je ne me soucie pas que vous me l'ôtiez. Reste
donc à régler l'affaire des cinq shillings ; je
me montre un peu parcimonieux, n'est-ce pas ? cela tient à
ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez vos gardiens. D'ailleurs
il vous restera toujours vos charmes pour les séduire.
Usez-en si votre échec avec Felton ne vous a pas
dégoûtée des tentatives de ce genre. "
" Felton n'a point parlé, se dit Milady à
elle-même, rien n'est perdu alors. "
" Et maintenant, Madame, à vous revoir. Demain je viendrai
vous annoncer le départ de mon messager. "
Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.
Milady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ; quatre
jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton.
Une idée terrible lui vint alors, c'est que Lord de Winter
enverrait peut- être Felton lui-même pour faire
signer l'ordre à Buckingham ; de cette façon
Felton lui échappait, et pour que la prisonnière
réussît il fallait la magie d'une
séduction continue.
Cependant, comme nous l'avons dit, une chose la rassurait : Felton
n'avait pas parlé.
Elle ne voulut point paraître émue par les menaces
de Lord de Winter, elle se mit à table et mangea.
Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit à genoux,
et répéta tout haut ses prières. Comme
la veille, le soldat cessa de marcher et s'arrêta pour
l'écouter.
Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux
de la sentinelle qui venaient du fond du corridor et qui
s'arrêtaient devant sa porte.
" C'est lui " , dit-elle.
Et elle commença le même chant religieux qui la
veille avait si violemment exalté Felton.
Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eût
vibré plus harmonieuse et plus déchirante que
jamais, la porte resta close. Il parut bien à Milady, dans
un des regards furtifs qu'elle lançait sur le petit guichet,
apercevoir à travers le grillage serré les yeux
ardents du jeune homme ; mais, que ce fût une
réalité ou une vision, cette fois il eut sur
lui-même la puissance de ne pas entrer.
Seulement, quelques instants après qu'elle eut fini son
chant religieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis les
mêmes pas qu'elle avait entendus s'approcher
s'éloignèrent lentement et comme à
regret.
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Chapitre LV.
QUATRIEME JOURNEE DE CAPTIVITE.
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Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva debout,
montée sur un fauteuil, tenant entre ses mains une corde
tissée à l'aide de quelques mouchoirs de batiste
déchirés en lanières
tressées les unes avec les autres et attachées
bout à bout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte,
Milady sauta légèrement à bas de son
fauteuil, et essaya de cacher derrière elle cette corde
improvisée, qu'elle tenait à la main.
Le jeune homme était plus pâle encore que
d'habitude, et ses yeux rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait
passé une nuit fiévreuse.
Cependant son front était armé d'une
sérénité plus austère que
jamais.
Il s'avança lentement vers Milady, qui s'était
assise, et prenant un bout de la tresse meurtrière que par
mégarde ou à dessein peut-être elle
avait laissée passer :
" Qu'est-ce que cela, Madame ? demanda-t-il froidement.
- Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression douloureuse
qu'elle savait si bien donner à son sourire, l'ennui est
l'ennemi mortel des prisonniers, je m'ennuyais et je me suis
amusée à tresser cette corde. "
Felton porta les yeux vers le point du mur de l'appartement devant
lequel il avait trouvé Milady debout sur le fauteuil
où elle était assise maintenant, et au-dessus de
sa tête il aperçut un crampon doré,
scellé dans le mur, et qui servait à accrocher
soit des hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonnière vit ce tressaillement ;
car, quoiqu'elle eût les yeux baissés, rien ne lui
échappait.
" Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.
- Que vous importe ? répondit Milady.
- Mais, reprit Felton, je désire le savoir.
- Ne m'interrogez pas, dit la prisonnière, vous savez bien
qu'à nous autres, véritables
chrétiens, il nous est défendu de mentir.
- Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez, ou
plutôt ce que vous alliez faire ; vous alliez achever
l'oeuvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit : songez-y,
Madame, si notre Dieu défend le mensonge, il
défend bien plus sévèrement encore le
suicide.
- Quand Dieu voit une de ses créatures
persécutée injustement, placée entre
le suicide et le déshonneur, croyez-moi, Monsieur,
répondit Milady d'un ton de profonde conviction, Dieu lui
pardonne le suicide : car, alors, le suicide c'est le martyre.
- Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, Madame, au nom du Ciel,
expliquez-vous.
- Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de
fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les
dénoncer à mon persécuteur : non,
Monsieur ; d'ailleurs, que vous importe la vie ou la mort d'une
malheureuse condamnée ? vous ne répondez que de
mon corps, n'est-ce pas ? et pourvu que vous représentiez un
cadavre, qu'il soit reconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas
davantage, et peut-être, même, aurez-vous double
récompense.
- Moi, Madame, moi ! s'écria Felton, supposer que
j'accepterais jamais le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce
que vous dites.
- Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady en
s'exaltant, tout soldat doit être ambitieux, n'est-ce pas ?
Vous êtes lieutenant, Eh bien, vous suivrez mon convoi avec
le grade de capitaine.
- Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton
ébranlé, pour que vous me chargiez d'une pareille
responsabilité devant les hommes et devant Dieu ? Dans
quelques jours vous allez être loin d'ici, Madame, votre vie
ne sera plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous
en ferez ce que vous voudrez.
- Ainsi, s'écria Milady comme si elle ne pouvait
résister à une sainte indignation, vous, un homme
pieux, vous que l'on appelle un juste, vous ne demandez qu'une chose :
c'est de n'être point inculpé,
inquiété pour ma mort !
- Je dois veiller sur votre vie, Madame, et j'y veillerai.
- Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ? cruelle
déjà si j'étais coupable, quel nom lui
donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui donnera-t-il, si je suis
innocente ?
- Je suis soldat, Madame, et j'accomplis les ordres que j'ai
reçus.
- Croyez-vous qu'au jour du jugement dernier Dieu séparera
les bourreaux aveugles des juges iniques ? Vous ne voulez pas que je
tue mon corps, et vous vous faites l'agent de celui qui veut tuer mon
âme !
- Mais, je vous le répète, reprit Felton
ébranlé, aucun danger ne vous menace, et je
réponds de Lord de Winter comme de moi-même.
- Insensé ! s'écria Milady, pauvre
insensé, qui ose répondre d'un autre homme quand
les plus sages, quand les plus grands selon Dieu hésitent
à répondre d'eux-mêmes, et qui se range
du parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus faible
et la plus malheureuse !
- Impossible, Madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au fond
du coeur la justesse de cet argument : prisonnière, vous ne
recouvrerez pas par moi la liberté, vivante, vous ne perdrez
pas par moi la vie.
- Oui, s'écria Milady, mais je perdrai ce qui m'est bien
plus cher que la vie, je perdrai l'honneur, Felton ; et c'est vous,
vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de ma
honte et de mon infamie. "
Cette fois Felton, tout impassible qu'il était ou qu'il
faisait semblant d'être, ne put résister
à l'influence secrète qui s'était
déjà emparée de lui : voir cette femme
si belle, blanche comme la plus candide vision, la voir tour
à tour éplorée et
menaçante, subir à la fois l'ascendant de la
douleur et de la beauté, c'était trop pour un
visionnaire, c'était trop pour un cerveau miné
par les rêves ardents de la foi extatique, c'était
trop pour un coeur corrodé à la fois par l'amour
du Ciel qui brûle, par la haine des hommes qui
dévore.
Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme des
passions opposées qui brûlaient avec le sang dans
les veines du jeune fanatique ; et, pareille à un
général habile qui, voyant l'ennemi
prêt à reculer, marche sur lui en poussant un cri
de victoire, elle se leva, belle comme une prêtresse antique,
inspirée comme une vierge chrétienne, et, le bras
étendu, le col découvert, les cheveux
épars, retenant d'une main sa robe pudiquement
ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de ce
feu qui avait déjà porté le
désordre dans les sens du jeune puritain, elle marcha vers
lui, s'écriant sur un air véhément, de
sa voix si douce, à laquelle, dans l'occasion, elle donnait
un accent terrible :
Livre à Baal sa victime,
Jette aux lions le martyr :
Dieu te fera repentir !...
Je crie à lui de l'abîme. .
Felton s'arrêta sous cette étrange apostrophe, et
comme pétrifié.
" Qui êtes-vous, qui êtes-vous ?
s'écria-t-il en joignant les mains ; êtes- vous
une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministre des
enfers, êtes-vous ange ou démon, vous appelez-vous
Eloa ou Astarté ?
- Ne m'as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis ni un ange, ni un
démon, je suis une fille de la terre, je suis une soeur de
ta croyance, voilà tout.
- Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.
- Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de
Bélial qu'on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant
tu me laisses aux mains de mes ennemis, de l'ennemi de l'Angleterre, de
l'ennemi de Dieu ? Tu crois, et cependant tu me livres à
celui qui remplit et souille le monde de ses
hérésies et de ses débauches,
à cet infâme Sardanapale que les aveugles nomment
le duc de Buckingham et que les croyants appellent
l'Antéchrist.
- Moi, vous livrer à Buckingham moi! que dites-vous
là ?
- Ils ont des yeux, s'écria Milady, et ils ne verront pas ;
ils ont des oreilles, et ils n'entendront point.
- Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert de
sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la
voix qui me parle dans mes rêves ; oui, je reconnais les
traits de l'ange qui m'apparaît chaque nuit, criant
à mon âme qui ne peut dormir : " Frappe, sauve
l'Angleterre, Sauve-toi, car tu mourras sans avoir
désarmé Dieu ! " Parlez, parlez !
s'écria Felton, je puis vous comprendre à
présent. "
Un éclair de joie terrible, mais rapide comme la
pensée, jaillit des yeux de Milady.
Si fugitive qu'eût été cette lueur
homicide, Felton la vit et tressaillit comme si cette lueur
eût éclairé les abîmes du
coeur de cette femme.
Felton se rappela tout à coup les avertissements de Lord de
Winter, les séductions de Milady, ses premières
tentatives lors de son arrivée ; il recula d'un pas et
baissa la tête, mais sans cesser de la regarder : comme si,
fasciné par cette étrange créature,
ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux.
Milady n'était point femme à se
méprendre au sens de cette hésitation. Sous ses
émotions apparentes, son sang-froid glacé ne
l'abandonnait point. Avant que Felton lui eût
répondu et qu'elle fût forcée de
reprendre cette conversation si difficile à soutenir sur le
même accent d'exaltation, elle laissa retomber ses mains, et,
comme si la faiblesse de la femme reprenait le dessus sur
l'enthousiasme de l'inspirée :
" Mais, non, dit-elle, ce n'est pas à moi d'être
la Judith qui délivrera Béthulie de cet
Holopherne. Le glaive de l'Eternel est trop lourd pour mon bras.
Laissez-moi donc fuir le déshonneur par la mort, laissez-
moi me réfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la
liberté, comme ferait une coupable, ni la vengeance, comme
ferait une païenne. Laissez-moi mourir, voilà tout.
Je vous supplie, je vous implore à genoux ; laissez-moi
mourir, et mon dernier soupir sera une
bénédiction pour mon sauveur. "
A cette voix douce et suppliante, à ce regard timide et
abattu, Felton se rapprocha. Peu à peu l'enchanteresse avait
revêtu cette parure magique qu'elle reprenait et quittait
à volonté, c'est-à-dire la
beauté, la douceur, les larmes et surtout
l'irrésistible attrait de la volupté mystique, la
plus dévorante des voluptés.
" Hélas ! dit Felton, je ne puis qu'une chose, vous plaindre
si vous me prouvez que vous êtes une victime ! Mais Lord de
Winter a de cruels griefs contre vous. Vous êtes
chrétienne, vous êtes ma soeur en religion ; je me
sens entraîné vers vous, moi qui n'ai
aimé que mon bienfaiteur, moi qui n'ai trouvé
dans la vie que des traîtres et des impies. Mais vous,
Madame, vous êtes si belle en réalité,
vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter vous poursuive
ainsi, vous avez donc commis des iniquités ?
- Ils ont des yeux, répéta Milady avec un accent
d'indicible douleur, et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et
ils n'entendront point.
- Mais, alors, s'écria le jeune officier, parlez, parlez
donc !
- Vous confier ma honte ! s'écria Milady avec le rouge de
la pudeur au visage, car souvent le crime de l'un est la honte de
l'autre ; vous confier ma honte, à vous homme, moi femme !
Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux
yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !
- A moi, à un frère ! " s'écria
Felton.
Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier
prit pour du doute, et qui cependant n'était que de
l'observation et surtout la volonté de fasciner.
Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.
" Eh bien, dit Milady, je me fie à mon frère,
j'oserai ! "
En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois,
le terrible beau-frère de Milady ne se contenta point, comme
il avait fait la veille, de passer devant la porte et de
s'éloigner, il s'arrêta, échangea deux
mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut.
Pendant ces deux mots échangés, Felton
s'était reculé vivement, et lorsque Lord de
Winter entra, il était à quelques pas de la
prisonnière.
Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la
prisonnière au jeune officier :
" Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous
êtes ici ; cette femme vous a-t-elle raconté ses
crimes ? alors je comprends la durée de l'entretien. "
Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle était perdue si
elle ne venait au secours du puritain
décontenancé.
" Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne vous
échappe ! dit-elle, Eh bien, demandez à votre
digne geôlier quelle grâce, à l'instant
même, je sollicitais de lui.
- Vous demandiez une grâce ? dit le baron
soupçonneux.
- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.
- Et quelle grâce, voyons ? demanda Lord de Winter.
- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute
après l'avoir reçu, répondit Felton.
- Il y a donc quelqu'un de caché ici que cette gracieuse
personne veuille égorger ? reprit Lord de Winter de sa voix
railleuse et méprisante.
- Il y a moi, répondit Milady.
- Je vous ai donné le choix entre l'Amérique et
Tyburn, reprit Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde
est, croyez-moi, encore plus sûre que le couteau. "
Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment
où il était entré, Milady tenait une
corde.
" Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais
déjà pensé ; puis elle ajouta d'une
voix sourde : j'y penserai encore. "
Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ;
probablement Lord de Winter aperçut ce mouvement.
" Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis
reposé sur toi, prends garde ! Je t'ai prévenu !
D'ailleurs, aie bon courage, mon enfant, dans trois jours nous serons
délivrés de cette créature, et
où je l'envoie, elle ne nuira plus à personne.
- Vous l'entendez ! " s'écria Milady avec éclat,
de façon que le baron crût qu'elle s'adressait au
Ciel et que Felton comprît que c'était
à lui.
Felton baissa la tête et rêva.
Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tête sur
son épaule, afin de ne pas perdre Milady de vue
jusqu'à ce qu'il fût sorti.
" Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la porte se fut
refermée, je ne suis pas encore si avancée que je
le croyais. Winter a changé sa sottise ordinaire en une
prudence inconnue ; ce que c'est que le désir de la
vengeance, et comme ce désir forme l'homme ! Quant
à Felton, il hésite. Ah ! ce n'est pas un homme
comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que les vierges, et il
les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les femmes, et il
les aime en joignant les bras. "
Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que
la journée ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton.
Enfin, une heure après la scène que nous venons
de raconter, elle entendit que l'on parlait bas à la porte,
puis bientôt la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s'avança rapidement dans la chambre en
laissant la porte ouverte derrière lui et en faisant signe
à Milady de se taire ; il avait le visage
bouleversé.
" Que me voulez-vous ? dit-elle.
- Ecoutez, répondit Felton à voix basse, je
viens d'éloigner la sentinelle pour pouvoir rester ici sans
qu'on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu'on puisse
entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire
effroyable. "
Milady prit son sourire de victime résignée, et
secoua la tête.
" Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le
baron, mon bienfaiteur, mon père, est un monstre. Je vous
connais depuis quatre jours, je l'aime depuis dix ans, lui ; je puis
donc hésiter entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce
que je vous dis, j'ai besoin d'être convaincu. Cette nuit,
après minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez.
- Non, Felton, non mon frère, dit-elle, le sacrifice est
trop grand, et je sens qu'il vous coûte. Non, je suis perdue,
ne vous perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus
éloquente que ma vie, et le silence du cadavre vous
convaincra bien mieux que les paroles de la prisonnière.
- Taisez-vous, Madame, s'écria Felton, et ne me parlez pas
ainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour
que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacré, que
vous n'attenterez pas à votre vie.
- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a
le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.
- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment
où vous m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous
persistez encore, Eh bien, alors, vous serez libre, et
moi-même je vous donnerai l'arme que vous m'avez
demandée.
- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai.
- Jurez-le.
- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ?
- Bien, dit Felton, à cette nuit ! "
Et il s'élança hors de l'appartement, referma la
porte, et attendit en dehors, la demi-pique du soldat à la
main, comme s'il eût monté la garde à
sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, à travers le guichet dont elle s'était
rapprochée, Milady vit le jeune homme se signer avec une
ferveur délirante et s'en aller par le corridor avec un
transport de joie.
Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire
de sauvage mépris sur les lèvres, et elle
répéta en blasphémant ce nom terrible
de Dieu, par lequel elle avait juré sans jamais avoir appris
à le connaître.
" Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensé ! mon Dieu ! c'est
moi, moi et celui qui m'aidera à me venger. "
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Chapitre LVI.
CINQUIEME JOURNEE DE CAPTIVITE.
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Cependant Milady en était arrivée à un
demi-triomphe, et le succès obtenu doublait ses forces.
Il n'était pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait
fait jusque-là, des hommes prompts à se laisser
séduire, et que l'éducation galante de la cour
entraînait vite dans le piège ; Milady
était assez belle pour ne pas trouver de
résistance de la part de la chair, et elle était
assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit.
Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une nature
sauvage, concentrée, insensible à force
d'austérité ; la religion et la
pénitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux
séductions ordinaires. Il roulait dans cette tête
exaltée des plans tellement vastes, des projets tellement
tumultueux, qu'il n'y restait plus de place pour aucun amour, de
caprice ou de matière, ce sentiment qui se nourrit de loisir
et grandit par la corruption. Milady avait donc fait brèche,
avec sa fausse vertu, dans l'opinion d'un homme prévenu
horriblement contre elle, et par sa beauté, dans le coeur et
les sens d'un homme chaste et pur. Enfin, elle s'était
donné la mesure de ses moyens, inconnus d'elle-
même jusqu'alors, par cette expérience faite sur
le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre
à son étude.
Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle
avait désespéré du sort et
d'elle-même ; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais
elle avait foi dans le génie du mal, cette immense
souveraineté qui règne dans tous les
détails de la vie humaine, et à laquelle, comme
dans la fable arabe, un grain de grenade suffit pour reconstruire un
monde perdu.
Milady, bien préparée à recevoir
Felton, put dresser ses batteries pour le lendemain. Elle savait qu'il
ne lui restait plus que deux jours, qu'une fois l'ordre
signé par Buckingham (et Buckingham le signerait d'autant
plus facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu'il ne
pourrait reconnaître la femme dont il était
question), une fois cet ordre signé, disons-nous, le baron
la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les femmes
condamnées à la déportation usent
d'armes bien moins puissantes dans leurs séductions que les
prétendues femmes vertueuses dont le soleil du monde
éclaire la beauté, dont la voix de la mode vante
l'esprit et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs
enchantées. Etre une femme condamnée à
une peine misérable et infamante n'est pas un
empêchement à être belle, mais c'est un
obstacle à jamais redevenir puissante. Comme tous les gens
d'un mérite réel, Milady connaissait le milieu
qui convenait à sa nature, à ses moyens. La
pauvreté lui répugnait, l'abjection la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n'était reine que
parmi les reines, il fallait à sa domination le plaisir de
l'orgueil satisfait. Commander aux êtres
inférieurs était plutôt une humiliation
qu'un plaisir pour elle.
Certes, elle fût revenue de son exil, elle n'en doutait pas
un seul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ?
Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les
jours qu'on n'occupe point à monter sont des jours
néfastes ; qu'on trouve donc le mot dont on doive nommer les
jours qu'on emploie à descendre ! Perdre un an, deux ans,
trois ans, c'est-à-dire une éternité ;
revenir quand d'Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et ses
amis, reçu de la reine la récompense qui leur
était bien acquise pour les services qu'ils lui avaient
rendus, c'étaient là de ces idées
dévorantes qu'une femme comme Milady ne pouvait supporter.
Au reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle
eût fait éclater les murs de sa prison, si son
corps eût pu prendre un seul instant les proportions de son
esprit.
Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela,
c'était le souvenir du cardinal. Que devait penser, que
devait dire de son silence le cardinal défiant, inquiet,
soupçonneux, le cardinal, non seulement son seul appui, son
seul soutien, son seul protecteur dans le présent, mais
encore le principal instrument de sa fortune et de sa vengeance
à venir ? Elle le connaissait, elle savait qu'à
son retour, après un voyage inutile, elle aurait beau arguer
de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances subies, le
cardinal répondrait avec ce calme railleur du sceptique
puissant à la fois par la force et par le génie :
" Il ne fallait pas vous laisser prendre ! "
Alors Milady réunissait toute son énergie,
murmurant au fond de sa pensée le nom de Felton, la seule
lueur de jour qui pénétrât
jusqu'à elle au fond de l'enfer où elle
était tombée ; et comme un serpent qui roule et
déroule ses anneaux pour se rendre compte à
lui-même de sa force, elle enveloppait d'avance Felton dans
les mille replis de son inventive imagination.
Cependant le temps s'écoulait, les heures les unes
après les autres semblaient réveiller la cloche
en passant, et chaque coup du battant d'airain retentissait sur le
coeur de la prisonnière. A neuf heures, Lord de Winter fit
sa visite accoutumée, regarda la fenêtre et les
barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la cheminée
et les portes, sans que, pendant cette longue et minutieuse visite, ni
lui ni Milady prononçassent une seule parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la situation était
devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en
colère sans effet.
" Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez
pas encore cette nuit ! "
A dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son
pas. Elle le devinait maintenant comme une maîtresse devine
celui de l'amant de son coeur, et cependant Milady détestait
et méprisait à la fois ce faible fanatique.
Ce n'était point l'heure convenue, Felton n'entra point.
Deux heures après et comme minuit sonnait, la sentinelle fut
relevée.
Cette fois c'était l'heure : aussi, à partir de
ce moment, Milady attendit- elle avec impatience.
La nouvelle sentinelle commença à se promener
dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint.
Milady prêta l'oreille.
" Ecoute, dit le jeune homme à la sentinelle, sous aucun
prétexte ne t'éloigne de cette porte, car tu sais
que la nuit dernière un soldat a été
puni par Milord pour avoir quitté son poste un instant, et
cependant c'est moi qui, pendant sa courte absence, avais
veillé à sa place.
- Oui, je le sais, dit le soldat.
- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il,
je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette
femme, qui a, j'en ai peur, de sinistres projets sur
elle-même et que j'ai reçu l'ordre de surveiller.
"
" Bon, murmura Milady, voilà l'austère puritain
qui ment ! "
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
" Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n'êtes pas malheureux
d'être chargé de commissions pareilles, surtout si
Milord vous a autorisé à regarder jusque dans son
lit. "
Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eût
réprimandé le soldat qui se permettait une
pareille plaisanterie ; mais sa conscience murmurait trop haut pour que
sa bouche osât parler.
" Si j'appelle, dit-il, viens ; de même que si l'on vient,
appelle-moi.
- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat.
Felton entra chez Milady. Milady se leva.
" Vous voilà ? dit-elle.
- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.
- Vous m'avez promis autre chose encore.
- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgré son
empire sur lui-même, sentait ses genoux trembler et la sueur
poindre sur son front.
- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser
après notre entretien.
- Ne parlez pas de cela, Madame, dit Felton, il n'y a pas de
situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une
créature de Dieu à se donner la mort. J'ai
réfléchi que jamais je ne devais me rendre
coupable d'un pareil péché.
- Ah ! vous avez réfléchi ! dit la
prisonnière en s'asseyant sur son fauteuil avec un sourire
de dédain ; et moi aussi j'ai
réfléchi.
- A quoi ?
- Que je n'avais rien à dire à un homme qui ne
tenait pas sa parole.
- O mon Dieu ! murmura Felton.
- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.
- Voilà le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme
que, selon sa promesse, il avait apportée, mais qu'il
hésitait à remettre à sa
prisonnière.
- Voyons-le, dit Milady.
- Pour quoi faire ?
- Sur l'honneur, je vous le rends à l'instant
même ; vous le poserez sur cette table ; et vous resterez
entre lui et moi. "
Felton tendit l'arme à Milady, qui en examina attentivement
la trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.
" Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est
en bel et bon acier ; vous êtes un fidèle ami,
Felton. "
Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait
d'être convenu avec sa prisonnière.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
" Maintenant, dit-elle, écoutez-moi. "
La recommandation était inutile : le jeune officier se
tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les
dévorer.
" Felton, dit Milady avec une solennité pleine de
mélancolie, Felton, si votre soeur, la fille de votre
père, vous disait : " Jeune encore, assez belle par malheur,
on m'a fait tomber dans un piège, j'ai
résisté ; on a multiplié autour de moi
les embûches, les violences, j'ai
résisté ; on a blasphémé la
religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais
à mon secours ce Dieu et cette religion, j'ai
résisté ; alors on m'a prodigué les
outrages, et comme on ne pouvait perdre mon âme, on a voulu
à tout jamais flétrir mon corps ; enfin... "
Milady s'arrêta, et un sourire amer passa sur ses
lèvres.
" Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ?
- Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette
résistance qu'on ne pouvait vaincre : un soir, on
mêla à mon eau un narcotique puissant ;
à peine eus-je achevé mon repas, que je me sentis
tomber peu à peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse
sans défiance, une crainte vague me saisit et j'essayai de
lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir à
la fenêtre, appeler au secours, mais mes jambes
refusèrent de me porter ; il me semblait que le plafond
s'abaissait sur ma tête et m'écrasait de son poids
; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que pousser des
sons inarticulés ; un engourdissement
irrésistible s'emparait de moi, je me retins à un
fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientôt cet appui
fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur un
genou, puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue était
glacée ; Dieu ne me vit ni ne m'entendit sans doute, et je
glissai sur le parquet, en proie à un sommeil qui
ressemblait à la mort.
" De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui
s'écoula pendant sa durée, je n'eus aucun
souvenir ; la seule chose que je me rappelle, c'est que je me
réveillai couchée dans une chambre ronde, dont
l'ameublement était somptueux, et dans laquelle le jour ne
pénétrait que par une ouverture au plafond. Du
reste, aucune porte ne semblait y donner entrée : on
eût dit une magnifique prison.
" Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu
où je me trouvais et de tous les détails que je
rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les
pesantes ténèbres de ce sommeil auquel je ne
pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace
parcouru, du roulement d'une voiture, d'un rêve horrible dans
lequel mes forces se seraient épuisées ; mais
tout cela était si sombre et si indistinct dans ma
pensée, que ces événements semblaient
appartenir à une autre vie que la mienne et cependant
mêlée à la mienne par une fantastique
dualité.
" Quelque temps, l'état dans lequel je me trouvais me sembla
si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je
me levai chancelante, mes habits étaient près de
moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m'être
dévêtue, ni m'être couchée.
Alors peu à peu la réalité se
présenta à moi pleine de pudiques terreurs : je
n'étais plus dans la maison que j'habitais ; autant que j'en
pouvais juger par la lumière du soleil, le jour
était déjà aux deux tiers
écoulé ! c'était la veille au soir que
je m'étais endormie ; mon sommeil avait donc
déjà duré près de
vingt-quatre heures. Que s'était-il passé pendant
ce long sommeil ?
" Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes
mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du narcotique
n'était point encore entièrement
dissipée. Au reste, cette chambre était
meublée pour recevoir une femme ; et la coquette la plus
achevée n'eût pas eu un souhait à
former, qu'en promenant son regard autour de l'appartement elle
n'eût vu son souhait accompli.
" Certes, je n'étais pas la première captive qui
s'était vue enfermée dans cette splendide prison
; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison était
belle, plus je m'épouvantais.
" Oui, c'était une prison, car j'essayai vainement d'en
sortir. Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte,
partout les murs rendirent un son plein et mat.
" Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre,
cherchant une issue quelconque ; il n'y en avait pas : je tombai
écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.
" Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes
terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester où
j'étais assise ; il me semblait que j'étais
entourée de dangers inconnus, dans lesquels j'allais tomber
à chaque pas. Quoique je n'eusse rien mangé
depuis la veille, mes craintes m'empêchaient de ressentir la
faim.
" Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le temps,
ne venait jusqu'à moi ; je présumai seulement
qu'il pouvait être sept ou huit heures du soir ; car nous
étions au mois d'octobre, et il faisait nuit
entière.
" Tout à coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds
me fit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture
vitrée du plafond, jetant une vive lumière dans
ma chambre, et je m'aperçus avec terreur qu'un homme
était debout à quelques pas de moi.
" Une table à deux couverts, supportant un souper tout
préparé, s'était dressée
comme par magie au milieu de l'appartement.
" Cet homme était celui qui me poursuivait depuis un an, qui
avait juré mon déshonneur, et qui, aux premiers
mots qui sortirent de sa bouche, me fit comprendre qu'il l'avait
accompli la nuit précédente.
- L'infâme ! murmura Felton.
- Oh ! oui, l'infâme ! s'écria Milady, voyant
l'intérêt que le jeune officier, dont
l'âme semblait suspendue à ses lèvres,
prenait à cet étrange récit ; oh !
oui, l'infâme ! il avait cru qu'il lui suffisait d'avoir
triomphé de moi dans mon sommeil, pour que tout
fût dit ; il venait, espérant que j'accepterais ma
honte, puisque ma honte était consommée ; il
venait m'offrir sa fortune en échange de mon amour. "
Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe
mépris et de paroles dédaigneuses, je le versai
sur cet homme ; sans doute, il était habitué
à de pareils reproches ; car il m'écouta calme,
souriant, et les bras croisés sur la poitrine ; puis,
lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il s'avança vers moi ;
je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l'appuyai sur ma
poitrine.
" - Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon
déshonneur, vous aurez encore ma mort à vous
reprocher. "
" Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma
personne, cette vérité de geste, de pose et
d'accent, qui porte la conviction dans les âmes les plus
perverses, car il s'arrêta.
" - Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous êtes une trop
charmante maîtresse pour que je consente à vous
perdre ainsi, après avoir eu le bonheur de vous
posséder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle !
j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de
meilleures dispositions. "
" A ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui
éclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai
dans l'obscurité. Le même bruit d'une porte qui
s'ouvre et se referme se reproduisit un instant après, le
globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule.
" Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes sur mon
malheur, ces doutes s'étaient évanouis dans une
désespérante réalité :
j'étais au pouvoir d'un homme que non seulement je
détestais, mais que je méprisais ; d'un homme
capable de tout, et qui m'avait déjà
donné une preuve fatale de ce qu'il pouvait oser.
- Mais quel était donc cet homme ? demanda Felton.
- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit ;
car, à minuit à peu près, la lampe
s'était éteinte, et je m'étais
retrouvée dans l'obscurité. Mais la nuit se passa
sans nouvelle tentative de mon persécuteur ; le jour vint :
la table avait disparu ; seulement, j'avais encore le couteau
à la main.
" Ce couteau c'était tout mon espoir.
" J'étais écrasée de fatigue ;
l'insomnie brûlait mes yeux ; je n'avais pas osé
dormir un seul instant : le jour me rassura, j'allai me jeter sur mon
lit sans quitter le couteau libérateur que je cachai sous
mon oreiller.
" Quand je me réveillai, une nouvelle table était
servie.
" Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de
mes angoisses, une faim dévorante se faisait sentir ; il y
avait quarante-huit heures que je n'avais pris aucune nourriture : je
mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique
mêlé à l'eau que j'avais bue, je ne
touchai point à celle qui était sur la table, et
j'allai remplir mon verre à une fontaine de marbre
scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette.
" Cependant, malgré cette précaution, je ne
demeurai pas moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ;
mais mes craintes, cette fois, n'étaient pas
fondées : je passai la journée sans rien
éprouver qui ressemblât à ce que je
redoutais.
" J'avais eu la précaution de vider à demi la
carafe, pour qu'on ne s'aperçût point de ma
défiance.
" Le soir vint, et avec lui l'obscurité ; cependant, si
profonde qu'elle fût, mes yeux commençaient
à s'y habituer ; je vis, au milieu des
ténèbres, la table s'enfoncer dans le plancher ;
un quart d'heure après, elle reparut portant mon souper ; un
instant après, grâce à la
même lampe, ma chambre s'éclaira de nouveau.
" J'étais résolue à ne manger que des
objets auxquels il était impossible de mêler aucun
somnifère : deux oeufs et quelques fruits
composèrent mon repas ; puis, j'allai puiser un verre d'eau
à ma fontaine protectrice, et je le bus.
" Aux premières gorgées, il me sembla qu'elle
n'avait plus le même goût que le matin : un
soupçon rapide me prit, je m'arrêtai ; mais j'en
avais déjà avalé un demi-verre.
" Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de
l'épouvante au front.
" Sans doute quelque invisible témoin m'avait vue prendre de
l'eau à cette fontaine, et avait profité de ma
confiance même pour mieux assurer ma perte si froidement
résolue, si cruellement poursuivie.
" Une demi-heure ne s'était pas
écoulée, que les mêmes
symptômes se produisirent ; seulement, comme cette fois je
n'avais bu qu'un demi- verre d'eau, je luttai plus longtemps, et, au
lieu de m'endormir tout à fait, je tombai dans un
état de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se
passait autour de moi, tout en m'ôtant la force ou de me
défendre ou de fuir.
" Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la seule
défense qui me restât, mon couteau sauveur ; mais
je ne pus arriver jusqu'au chevet : je tombai à genoux, les
mains cramponnées à l'une des colonnes du pied ;
alors, je compris que j'étais perdue. "
Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut par
tout son corps.
" Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix
altérée comme si elle eût encore
éprouvé la même angoisse qu'en ce
moment terrible, c'est que, cette fois, j'avais la conscience du danger
qui me menaçait ; c'est que mon âme, je puis le
dire, veillait dans mon corps endormi ; c'est que je voyais, c'est que
j'entendais : il est vrai que tout cela était comme dans un
rêve ; mais ce n'en était que plus effrayant.
" Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissait
dans l'obscurité ; puis j'entendis le cri si bien connu de
cette porte, quoique cette porte ne se fût ouverte que deux
fois.
" Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi : on dit que le
malheureux perdu dans les déserts de l'Amérique
sent ainsi l'approche du serpent.
" Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable
énergie de volonté je me relevai même,
mais pour retomber aussitôt... et retomber dans les bras de
mon persécuteur.
- Dites-moi donc quel était cet homme ? "
s'écria le jeune officier.
Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de souffrance
à Felton, en pesant sur chaque détail de son
récit ; mais elle ne voulait lui faire grâce
d'aucune torture. Plus profondément elle lui briserait le
coeur, plus sûrement il la vengerait. Elle continua donc
comme si elle n'eût point entendu son exclamation, ou comme
si elle eût pensé que le moment n'était
pas encore venu d'y répondre.
" Seulement, cette fois, ce n'était plus à une
espèce de cadavre inerte, sans aucun sentiment, que
l'infâme avait affaire. Je vous l'ai dit : sans pouvoir
parvenir à retrouver l'exercice complet de mes
facultés, il me restait le sentiment de mon danger : je
luttai donc de toutes mes forces et sans doute j'opposai, tout
affaiblie que j'étais, une longue résistance, car
je l'entendis s'écrier :
" - Ces misérables puritaines ! je savais bien qu'elles
lassaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre
leurs séducteurs. "
" Hélas ! cette résistance
désespérée ne pouvait durer longtemps,
je sentis mes forces qui s'épuisaient, et cette fois ce ne
fut pas de mon sommeil que le lâche profita, ce fut de mon
évanouissement. "
Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu'une
espèce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait
sur son front de marbre, et sa main cachée sous son habit
déchirait sa poitrine.
" Mon premier mouvement, en revenant à moi, fut de chercher
sous mon oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait
point servi à la défense, il pouvait au moins
servir à l'expiation.
" Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée terrible me
vint. J'ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout ; je
vous ai promis la vérité, je la dirai,
dût-elle me perdre.
- L'idée vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce
pas ? s'écria Felton.
- Eh bien, oui ! dit Milady : cette idée n'était
pas d'une chrétienne, je le sais ; sans doute cet
éternel ennemi de notre âme, ce lion rugissant
sans cesse autour de nous la soufflait à mon esprit. Enfin,
que vous dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d'une femme qui
s'accuse d'un crime, cette idée me vint et ne me quitta plus
sans doute. C'est de cette pensée homicide que je porte
aujourd'hui la punition.
- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai hâte de vous voir
arriver à la vengeance.
- Oh ! je résolus qu'elle aurait lieu le plus tôt
possible, je ne doutais pas qu'il ne revînt la nuit suivante.
Dans le jour je n'avais rien à craindre.
" Aussi, quand vint l'heure du déjeuner, je
n'hésitai pas à manger et à boire :
j'étais résolue à faire semblant de
souper, mais à ne rien prendre : je devais donc par la
nourriture du matin combattre le jeûne du soir.
" Seulement je cachai un verre d'eau soustraite à mon
déjeuner, la soif ayant été ce qui
m'avait le plus fait souffrir quand j'étais
demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.
" La journée s'écoula sans avoir d'autre
influence sur moi que de m'affermir dans la résolution prise
: seulement j'eus soin que mon visage ne trahît en rien la
pensée de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse
observée ; plusieurs fois même je sentis un
sourire sur mes lèvres. Felton, je n'ose pas vous dire
à quelle idée je souriais, vous me prendriez en
horreur...
- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que
j'écoute et que j'ai hâte d'arriver.
- Le soir vint, les événements ordinaires
s'accomplirent ; pendant l'obscurité, comme d'habitude, mon
souper fut servi, puis la lampe s'alluma, et je me mis à
table.
" Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser
de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais
conservée dans mon verre, la substitution, au reste, fut
faite assez adroitement pour que mes espions, si j'en avais, ne
conçussent aucun soupçon.
" Après le souper, je donnai les mêmes marques
d'engourdissement que la veille ; mais cette fois, comme si je
succombais à la fatigue ou comme si je me familiarisais avec
le danger, je me traînai vers mon lit, et je fis semblant de
m'endormir.
" Cette fois, j'avais retrouvé mon couteau sous l'oreiller,
et tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la
poignée.
" Deux heures s'écoulèrent sans qu'il se
passât rien de nouveau : cette fois, ô mon Dieu !
qui m'eût dit cela la veille ? je commençais
à craindre qu'il ne vînt pas.
" Enfin, je vis la lampe s'élever doucement et
disparaître dans les profondeurs du plafond ; ma chambre
s'emplit de ténèbres, mais je fis un effort pour
percer du regard l'obscurité.
" Dix minutes à peu près se passèrent.
Je n'entendais d'autre bruit que celui du battement de mon coeur.
" J'implorais le Ciel pour qu'il vînt.
" Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et se
refermait ; j'entendis, malgré l'épaisseur du
tapis, un pas qui faisait crier le parquet ; je vis, malgré
l'obscurité, une ombre qui approchait de mon lit.
- Hâtez-vous, hâtez-vous ! dit Felton, ne
voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brûle comme du
plomb fondu !
- Alors, continua Milady, alors je réunis toutes mes
forces, je me rappelai que le moment de la vengeance ou
plutôt de la justice avait sonné ; je me regardai
comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-même, mon
couteau à la main, et quand je le vis près de
moi, étendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec
le dernier cri de la douleur et du désespoir, je le frappai
au milieu de la poitrine.
" Le misérable ! il avait tout prévu : sa
poitrine était couverte d'une cotte de mailles ; le couteau
s'émoussa.
"- Ah ! ah ! s'écria-t-il en me saisissant le bras et en
m'arrachant l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez
à ma vie, ma belle puritaine ! mais c'est plus que de la
haine, cela, c'est de l'ingratitude ! Allons, allons, calmez-vous, ma
belle enfant ! j'avais cru que vous vous étiez adoucie. Je
ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force : vous ne
m'aimez pas, j'en doutais avec ma fatuité ordinaire ;
maintenant j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. "
" Je n'avais qu'un désir, c'était qu'il me
tuât.
" - Prenez garde ! lui dis-je, car ma liberté c'est votre
déshonneur. Oui, car, à peine sortie d'ici, je
dirai tout, je dirai la violence dont vous avez usé envers
moi, je dirai ma captivité. Je dénoncerai ce
palais d'infamie ; vous êtes bien haut placé,
Milord, mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du
roi il y a Dieu. "
" Si maître qu'il parût de lui, mon
persécuteur laissa échapper un mouvement de
colère. Je ne pouvais voir l'expression de son visage, mais
j'avais senti frémir son bras sur lequel était
posée ma main.
" - Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il.
" - Bien, bien ! m'écriai-je, alors le lieu de mon supplice
sera aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez
si un fantôme qui accuse n'est pas plus terrible encore qu'un
vivant qui menace !
" - On ne vous laissera aucune arme.
" - Il y en a une que le désespoir a mise à la
portée de toute créature qui a le courage de s'en
servir. Je me laisserai mourir de faim.
" - Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas
mieux qu'une pareille guerre ? Je vous rends la liberté
à l'instant même, je vous proclame une vertu, je
vous surnomme la Lucrèce de l'Angleterre .
" - Et moi je dis que vous en êtes le Sextus ,
moi je vous dénonce aux hommes comme je vous ai
déjà dénoncé à
Dieu ; et s'il faut que, comme Lucrèce, je signe mon
accusation de mon sang, je la signerai.
" - Ah ! ah ! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre
chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rien ne
vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre
faute. "
" A ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la
porte, et je restai abîmée, moins encore, je
l'avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne m'être pas
vengée.
" Il me tint parole. Toute la journée, toute la nuit du
lendemain s'écoulèrent sans que je le revisse.
Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus ;
j'étais, comme je le lui avais dit, résolue
à me laisser mourir de faim.
" Je passai le jour et la nuit en prière, car
j'espérais que Dieu me pardonnerait mon suicide.
" La seconde nuit la porte s'ouvrit ; j'étais
couchée à terre sur le parquet, les forces
commençaient à m'abandonner.
" Au bruit je me relevai sur une main.
" Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une façon trop
terrible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh
bien, sommes-nous un peu adoucie, et paierons nous notre
liberté d'une seule promesse de silence ?
" Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n'aime
pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux puritaines,
quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la
croix, je ne vous en demande pas davantage.
" - Sur la croix ! m'écriai-je en me relevant, car
à cette voix abhorrée j'avais retrouvé
toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que nulle promesse, nulle
menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la croix ! je jure
de vous dénoncer partout comme un meurtrier, comme un larron
d'honneur, comme un lâche ; sur la croix ! je jure, si jamais
je parviens à sortir d'ici, de demander vengeance contre
vous au genre humain entier.
" - Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais
pas encore entendu, j'ai un moyen suprême, que je
n'emploierai qu'à la dernière
extrémité, de vous fermer la bouche ou du moins
d'empêcher qu'on ne croie à un seul mot de ce que
vous direz. "
" Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un
éclat de rire.
" Il vit que c'était entre nous désormais une
guerre éternelle, une guerre à mort.
" - Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la
journée de demain ; réfléchissez :
promettez de vous taire, la richesse, la considération, les
honneurs mêmes vous entoureront ; menacez de parler, et je
vous condamne à l'infamie.
" - Vous ! m'écriai-je, vous !
" - A l'infamie éternelle, ineffaçable !
" - Vous ! répétai-je. Oh ! je vous le dis,
Felton, je le croyais insensé !
" - Oui, moi ! reprit-il.
" - Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas
qu'à vos yeux je me brise la tête contre la
muraille !
" - C'est bien, reprit-il, vous le voulez, à demain soir !
" - A demain soir " , répondis-je en me laissant tomber et
en mordant le tapis de rage... "
Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de
démon que la force lui manquerait peut-être avant
la fin du récit.
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Chapitre LVII.
UN MOYEN DE TRAGEDIE CLASSIQUE.
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Après un moment de silence employé par Milady
à observer le jeune homme qui l'écoutait, elle
continua son récit :
" Il y avait près de trois jours que je n'avais ni bu ni
mangé, je souffrais des tortures atroces : parfois il me
passait comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient
les yeux : c'était le délire.
" Le soir vint ; j'étais si faible, qu'à chaque
instant je m'évanouissais et à chaque fois que je
m'évanouissais je remerciais Dieu, car je croyais que
j'allais mourir.
" Au milieu de l'un de ces évanouissements, j'entendis la
porte s'ouvrir ; la terreur me rappela à moi.
" Mon persécuteur entra suivi d'un homme masqué,
il était masqué lui-même ; mais je
reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que l'enfer a
donné à sa personne pour le malheur de
l'humanité.
" Eh bien, me dit-il, êtes-vous décidée
à me faire le serment que je vous ai demandé ?
" - Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la mienne,
vous l'avez entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au tribunal
des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !
" - Ainsi, vous persistez ?
" - Je le jure devant ce Dieu qui m'entend : je prendrai le monde
entier à témoin de votre crime, et cela
jusqu'à ce que j'aie trouvé un vengeur.
" - Vous êtes une prostituée, dit-il d'une voix
tonnante, et vous subirez le supplice des prostituées !
Flétrie aux yeux du monde que vous invoquerez,
tâchez de prouver à ce monde que vous
n'êtes ni coupable ni folle ! "
" Puis s'adressant à l'homme qui l'accompagnait :
" - Bourreau, dit-il, fais ton devoir. "
- Oh ! son nom, son nom ! s'écria Felton ; son nom,
dites-le-moi !
- Alors, malgré mes cris, malgré ma
résistance, car je commençais à
comprendre qu'il s'agissait pour moi de quelque chose de pire que la
mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de
ses étreintes, et suffoquée par les sanglots,
presque sans connaissance, invoquant Dieu, qui ne m'écoutait
pas, je poussai tout à coup un effroyable cri de douleur et
de honte ; un fer brûlant, un fer rouge, le fer du bourreau,
s'était imprimé sur mon épaule. "
Felton poussa un rugissement.
" Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majesté de
reine, - tenez, Felton, voyez comment on a inventé un
nouveau martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la
brutalité d'un scélérat. Apprenez
à connaître le coeur des hommes, et
désormais faites-vous moins facilement l'instrument de leurs
injustes vengeances. "
Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe, déchira la batiste
qui couvrait son sein, et, rouge d'une feinte colère et
d'une honte jouée, montra au jeune homme l'empreinte
ineffaçable qui déshonorait cette
épaule si belle.
" Mais, s'écria Felton, c'est une fleur de lys que je vois
là !
- Et voilà justement où est l'infamie,
répondit Milady. La flétrissure d'Angleterre !...
il fallait prouver quel tribunal me l'avait imposée, et
j'aurais fait un appel public à tous les tribunaux du
royaume ; mais la flétrissure de France... oh ! par elle,
j'étais bien réellement flétrie. "
C'en était trop pour Felton.
Pâle, immobile, écrasé par cette
révélation effroyable, ébloui par la
beauté surhumaine de cette femme qui se dévoilait
à lui avec une impudeur qu'il trouva sublime, il finit par
tomber à genoux devant elle comme faisaient les premiers
chrétiens devant ces pures et saintes martyres que la
persécution des empereurs livrait dans le cirque
à la sanguinaire lubricité des populaces. La
flétrissure disparut, la beauté seule resta.
" Pardon, pardon ! s'écria Felton, oh ! pardon ! "
Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.
" Pardon de quoi ? demanda-t-elle.
- Pardon de m'être joint à vos
persécuteurs. "
Milady lui tendit la main.
" Si belle, si jeune ! " s'écria Felton en couvrant cette
main de baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave font un
roi.
Felton était puritain : il quitta la main de cette femme
pour baiser ses pieds.
Il ne l'aimait déjà plus, il l'adorait.
Quand cette crise fut passée, quand Milady parut avoir
recouvré son sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu ;
lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la
chasteté ces trésors d'amour qu'on ne lui cachait
si bien que pour les lui faire désirer plus ardemment :
" Ah ! maintenant, dit-il, je n'ai plus qu'une chose à vous
demander, c'est le nom de votre véritable bourreau ; car
pour moi il n'y en a qu'un ; l'autre était l'instrument,
voilà tout.
- Eh quoi, frère ! s'écria Milady, il faut
encore que je te le nomme, et tu ne l'as pas deviné ?
- Quoi ! reprit Felton, lui !... encore lui !... toujours lui !...
Quoi ! le vrai coupable...
- Le vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de l'Angleterre, le
persécuteur des vrais croyants, le lâche ravisseur
de l'honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son coeur
corrompu va faire verser tant de sang à deux royaumes, qui
protège les protestants aujourd'hui et qui les trahira
demain...
- Buckingham ! c'est donc Buckingham ! " s'écria Felton
exaspéré.
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eût
pu supporter la honte que lui rappelait ce nom.
" Buckingham, le bourreau de cette angélique
créature ! s'écria Felton. Et tu ne l'as pas
foudroyé, mon Dieu ! et tu l'as laissé noble,
honoré, puissant pour notre perte à tous !
- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-même, dit Milady.
- Mais il veut donc attirer sur sa tête le
châtiment réservé aux maudits !
continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la
vengeance humaine prévienne la justice céleste !
- Les hommes le craignent et l'épargnent.
- Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne
l'épargnerai pas !... "
Milady sentit son âme baignée d'une joie
infernale.
" Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon père,
demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à
tout cela ?
- Ecoutez, Felton, reprit Milady, car à
côté des hommes lâches et
méprisables, il est encore des natures grandes et
généreuses. J'avais un fiancé, un
homme que j'aimais et qui m'aimait ; un coeur comme le vôtre,
Felton, un homme comme vous. Je vins à lui et je lui
racontai tout ;, il me connaissait, celui-là, et ne douta
point un instant. C'était un grand seigneur,
c'était un homme en tout point l'égal de
Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son
épée, s'enveloppa de son manteau et se rendit
à Buckingham Palace.
- Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes
ce ne soit pas l'épée qu'il faille employer, mais
le poignard.
- Buckingham était parti depuis la veille,
envoyé comme ambassadeur en Espagne, où il allait
demander la main de l'infante pour le roi Charles Ier, qui
n'était alors que prince de Galles. Mon fiancé
revint.
" - Ecoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par
conséquent, il échappe à ma vengeance
; mais en attendant soyons unis, comme nous devions l'être,
puis rapportez-vous-en à Lord de Winter pour soutenir son
honneur et celui de sa femme. "
- Lord de Winter ! s'écria Felton.
- Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout
comprendre, n'est-ce pas ? Buckingham resta plus d'un an absent. Huit
jours avant son arrivée, Lord de Winter mourut subitement,
me laissant sa seule héritière. D'où
venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je
n'accuse personne...
- Oh ! quel abîme, quel abîme ! s'écria
Felton.
- Lord de Winter était mort sans rien dire à son
frère. Le secret terrible devait être
caché à tous, jusqu'à ce qu'il
éclatât comme la foudre sur la tête du
coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son
frère aîné avec une jeune fille sans
fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d'un homme
trompé dans ses espérances d'héritage
aucun appui. Je passai en France résolue à y
demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en
Angleterre ; les communications fermées par la guerre, tout
me manqua : force fut alors d'y revenir ; il y a six jours j'abordais
à Portsmouth.
- Eh bien ? dit Felton.
- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla
à Lord de Winter, déjà
prévenu contre moi, et lui dit que sa belle-soeur
était une prostituée, une femme
flétrie. La voix pure et noble de mon mari
n'était plus là pour me défendre. Lord
de Winter crut tout ce qu'on lui dit, avec d'autant plus de
facilité qu'il avait intérêt
à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit ici,
me remit sous votre garde. Vous savez le reste :
après-demain il me bannit, il me déporte ;
après-demain il me relègue parmi les
infâmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot
est habile et mon honneur n'y survivra pas. Vous voyez bien qu'il faut
que je meure, Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! "
Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient
épuisées, Milady se laissa aller
débile et languissante entre les bras du jeune officier,
qui, ivre d'amour, de colère et de voluptés
inconnues, la reçut avec transport, la serra contre son
coeur, tout frissonnant à l'haleine de cette bouche si
belle, tout éperdu au contact de ce sein si palpitant.
" Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorée et pure, tu
vivras pour triompher de tes ennemis. "
Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du regard ; mais
Felton, à son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une
divinité.
" Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses
paupières, oh ! la mort plutôt que la honte ;
Felton, mon frère, mon ami, je t'en conjure !
- Non, s'écria Felton, non, tu vivras, et tu seras
vengée !
- Felton, je porte malheur à tout ce qui m'entoure !
Felton, abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !
- Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! " s'écria-t-il en
appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.
Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois, Milady
le repoussa réellement.
" Ecoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c'en est fait, nous
sommes perdus !
- Non, dit Felton, c'est la sentinelle qui me prévient
seulement qu'une ronde arrive.
- Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même. "
Felton obéit ; cette femme était
déjà toute sa pensée, toute son
âme.
Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille de
surveillance.
" Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.
- Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au secours,
dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser la clef
; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j'ai
voulu ouvrir la porte, elle était fermée en
dedans, alors j'ai appelé le sergent.
- Et me voilà " , dit le sergent.
Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.
Milady comprit que c'était à elle de s'emparer de
la situation, elle courut à la table et prit le couteau qu'y
avait déposé Felton :
" Et de quel droit voulez-vous m'empêcher de mourir ?
dit-elle.
- Grand Dieu ! " s'écria Felton en voyant le couteau luire
à sa main.
En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans le
corridor.
Le baron, attiré par le bruit, en robe de chambre, son
épée sous le bras, se tenait debout sur le seuil
de la porte.
" Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la
tragédie ; vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes
les phases que j'avais indiquées ; mais soyez tranquille, le
sang ne coulera pas. "
Milady comprit qu'elle était perdue si elle ne donnait pas
à Felton une preuve immédiate et terrible de son
courage.
" Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang
retomber sur ceux qui le font couler ! "
Felton jeta un cri et se précipita vers elle ; il
était trop tard : Milady s'était
frappée. Mais le couteau avait rencontré,
heureusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui,
à cette époque, défendait comme une
cuirasse la poitrine des femmes ; il avait glissé en
déchirant la robe, et avait
pénétré de biais entre la chair et les
côtes.
La robe de Milady n'en fut pas moins tachée de sang en une
seconde.
Milady était tombée à la renverse et
semblait évanouie.
Felton arracha le couteau.
" Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui
était sous ma garde et qui s'est tuée !
- Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n'est pas morte,
les démons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille et
allez m'attendre chez moi.
- Mais, Milord...
- Allez, je vous l'ordonne. "
A cette injonction de son supérieur, Felton obéit
; mais, en sortant, il mit le couteau dans sa poitrine.
Quant à Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme
qui servait Milady et, lorsqu'elle fut venue, lui recommandant la
prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule
avec elle.
Cependant, comme à tout prendre, malgré ses
soupçons, la blessure pouvait être grave, il
envoya, à l'instant même, un homme à
cheval chercher un médecin.
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Chapitre LVIII.
EVASION.
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Comme l'avait pensé Lord de Winter, la blessure de Milady
n'était pas dangereuse ; aussi dès qu'elle se
trouva seule avec la femme que le baron avait fait appeler et qui se
hâtait de la déshabiller, rouvrit-elle les yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce
n'étaient pas choses difficiles pour une
comédienne comme Milady ; aussi la pauvre femme fut-elle si
complètement dupe de sa prisonnière, que,
malgré ses instances, elle s'obstina à la veiller
toute la nuit.
Mais la présence de cette femme n'empêchait pas
Milady de songer.
Il n'y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton
était à elle : un ange apparût-il au
jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait certainement, dans la
disposition d'esprit où il se trouvait, pour un
envoyé du démon.
Milady souriait à cette pensée, car Felton,
c'était désormais sa seule espérance,
son seul moyen de salut.
Mais Lord de Winter pouvait l'avoir soupçonné,
mais Felton maintenant pouvait être surveillé
lui-même.
Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva ; mais
depuis le temps où Milady s'était
frappée, la blessure s'était
déjà refermée : le médecin
ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il reconnut
seulement au pouls de la malade que le cas n'était point
grave.
Le matin, Milady, sous prétexte qu'elle n'avait pas dormi de
la nuit et qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait
près d'elle.
Elle avait une espérance, c'est que Felton arriverait
à l'heure du déjeuner, mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s'étaient-elles réalisées
? Felton, soupçonné par le baron, allait-il lui
manquer au moment décisif ? Elle n'avait plus qu'un jour :
Lord de Winter lui avait annoncé son embarquement pour le 23
et l'on était arrivé au matin du 22.
Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment
jusqu'à l'heure du dîner.
Quoiqu'elle n'eût pas mangé le matin, le
dîner fut apporté à l'heure habituelle
; Milady s'aperçut alors avec effroi que l'uniforme des
soldats qui la gardaient était changé.
Alors elle se hasarda à demander ce qu'était
devenu Felton. On lui répondit que Felton était
monté à cheval il y avait une heure, et
était parti.
Elle s'informa si le baron était toujours au
château ; le soldat répondit que oui, et qu'il
avait ordre de le prévenir si la prisonnière
désirait lui parler.
Milady répondit qu'elle était trop faible pour le
moment, et que son seul désir était de demeurer
seule.
Le soldat sortit, laissant le dîner servi.
Felton était écarté, les soldats de
marine étaient changés, on se défiait
donc de Felton.
C'était le dernier coup porté à la
prisonnière.
Restée seule, elle se leva ; ce lit où elle se
tenait par prudence et pour qu'on la crût gravement
blessée, la brûlait comme un brasier ardent. Elle
jeta un coup d'oeil sur la porte : le baron avait fait clouer une
planche sur le guichet ; il craignait sans doute que, par cette
ouverture, elle ne parvînt encore, par quelque moyen
diabolique, à séduire les gardes.
Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer à ses
transports sans être observée : elle parcourait la
chambre avec l'exaltation d'une folle furieuse ou d'une tigresse
enfermée dans une cage de fer. Certes, si le couteau lui
fût resté, elle eût songé,
non plus à se tuer elle-même, mais, cette fois,
à tuer le baron.
A six heures, Lord de Winter entra ; il était
armé jusqu'aux dents. Cet homme, dans lequel,
jusque-là, Milady n'avait vu qu'un gentleman assez niais,
était devenu un admirable geôlier : il semblait
tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.
Un seul regard jeté sur Milady lui apprit ce qui se passait
dans son âme.
" Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui ; vous
n'avez plus d'armes, et d'ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez
commencé à pervertir mon pauvre Felton : il
subissait déjà votre infernale influence, mais je
veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos
hardes, demain vous partirez. J'avais fixé l'embarquement au
24, mais j'ai pensé que plus la chose serait
rapprochée, plus elle serait sûre. Demain
à midi j'aurai l'ordre de votre exil, signé
Buckingham. Si vous dites un seul mot à qui que ce soit
avant d'être sur le navire, mon sergent vous fera sauter la
cervelle, et il en a l'ordre ; si, sur le navire, vous dites un mot
à qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette,
le capitaine vous fait jeter à la mer, c'est convenu. Au
revoir, voilà ce que pour aujourd'hui j'avais à
vous dire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes adieux ! "
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait écouté toute cette
menaçante tirade le sourire du dédain sur les
lèvres, mais la rage dans le coeur.
On servit le souper ; Milady sentit qu'elle avait besoin de forces,
elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui
s'approchait menaçante, car de gros nuages roulaient au
ciel, et des éclairs lointains annonçaient un
orage.
L'orage éclata vers les dix heures du soir : Milady sentait
une consolation à voir la nature partager le
désordre de son coeur ; la foudre grondait dans l'air comme
la colère dans sa pensée ; il lui semblait que la
rafale, en passant, échevelait son front comme les arbres
dont elle courbait les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait
comme l'ouragan, et sa voix se perdait dans la grande voix de la
nature, qui, elle aussi, semblait gémir et se
désespérer.
Tout à coup elle entendit frapper à une vitre,
et, à la lueur d'un éclair, elle vit le visage
d'un homme apparaître derrière les barreaux.
Elle courut à la fenêtre et l'ouvrit.
" Felton ! s'écria-t-elle, je suis sauvée !
- Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps de
scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu'ils ne vous voient par le
guichet.
- Oh ! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit
Milady, ils ont fermé le guichet avec une planche.
- C'est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit Felton.
- Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.
- Rien, rien ; refermez la fenêtre seulement. Couchez-vous,
ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillée ;
quand j'aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me
suivre ?
- Oh ! oui.
- Votre blessure ?
- Me fait souffrir, mais ne m'empêche pas de marcher.
- Tenez-vous donc prête au premier signal. "
Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe, et
alla, comme le lui avait recommandé Felton, se blottir dans
son lit. Au milieu des plaintes de l'orage, elle entendait le
grincement de la lime contre les barreaux, et, à la lueur de
chaque éclair, elle apercevait l'ombre de Felton
derrière les vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front,
et le coeur serré par une épouvantable angoisse
à chaque mouvement qu'elle entendait dans le corridor.
Il y a des heures qui durent une année.
Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins
formaient une ouverture à passer un homme.
" Etes-vous prête ? demanda Felton.
- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose ?
- De l'or, si vous en avez.
- Oui, heureusement on m'a laissé ce que j'en avais.
- Tant mieux, car j'ai usé tout le mien pour
fréter une barque.
- Prenez " , dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein
d'or.
Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
" Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?
- Me voici. "
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la
fenêtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de
l'abîme par une échelle de corde.
Pour la première fois, un mouvement de terreur lui rappela
qu'elle était femme.
Le vide l'épouvantait.
" Je m'en étais douté, dit Felton.
- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Milady, je descendrai les yeux
fermés.
- Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.
- Vous le demandez ?
- Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c'est bien. "
Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le
mouchoir, avec une corde.
" Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.
- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
- Mais je vous ferai perdre l'équilibre, et nous nous
briserons tous les deux.
- Soyez tranquille, je suis marin. "
Il n'y avait pas une seconde à perdre ; Milady passa ses
deux bras autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la
fenêtre.
Felton se mit à descendre les échelons lentement
et un à un. Malgré la pesanteur des deux corps,
le souffle de l'ouragan les balançait dans l'air.
Tout à coup Felton s'arrêta.
" Qu'y a-t-il ? demanda Milady.
- Silence, dit Felton, j'entends des pas.
- Nous sommes découverts ! "
Il se fit un silence de quelques instants.
" Non, dit Felton, ce n'est rien.
- Mais enfin quel est ce bruit ?
- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
- Où est le chemin de ronde ?
- Juste au-dessous de nous.
- Elle va nous découvrir.
- Non, s'il ne fait pas d'éclairs.
- Elle heurtera le bas de l'échelle.
- Heureusement elle est trop courte de six pieds.
- Les voilà, mon Dieu !
- Silence ! "
Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle,
à vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats
passaient au-dessous riant et causant.
Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui
s'éloignait, et le murmure des voix qui allait
s'affaiblissant.
" Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés. "
Milady poussa un soupir et s'évanouit.
Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'échelle,
et lorsqu'il ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna
avec ses mains ; enfin, arrivé au dernier
échelon, il se laissa pendre à la force des
poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d'or et le
prit entre ses dents.
Puis il souleva Milady dans ses bras, et s'éloigna vivement
du côté opposé à celui
qu'avait pris la patrouille. Bientôt il quitta le chemin de
ronde, descendit à travers les rochers, et,
arrivé au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.
Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes
après, il vit apparaître une barque
montée par quatre hommes.
La barque s'approcha aussi près qu'elle put du rivage, mais
il n'y avait pas assez de fond pour qu'elle pût toucher le
bord ; Felton se mit à l'eau jusqu'à la ceinture,
ne voulant confier à personne son précieux
fardeau.
Heureusement la tempête commençait à se
calmer, et cependant la mer était encore violente ; la
petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille de noix.
" Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. "
Les quatre hommes se mirent à la rame ; mais la mer
était trop grosse pour que les avirons eussent grande prise
dessus.
Toutefois on s'éloignait du château ;
c'était le principal. La nuit était
profondément ténébreuse, et il
était déjà presque impossible de
distinguer le rivage de la barque, à plus forte raison
n'eût-on pas pu distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balançait sur la mer.
C'était le sloop.
Pendant que la barque s'avançait de son
côté de toute la force de ses quatre rameurs,
Felton déliait la corde, puis le mouchoir qui liait les
mains de Milady.
Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit
de l'eau de la mer et la lui jeta au visage.
Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
" Où suis-je ? dit-elle.
- Sauvée, répondit le jeune officier.
- Oh ! sauvée ! sauvée !
s'écria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la mer ! Cet air
que je respire, c'est celui de la liberté. Ah !... merci,
Felton, merci ! "
Le jeune homme la pressa contre son coeur.
" Mais qu'ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me semble qu'on
m'a brisé les poignets dans un étau. "
En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris.
" Hélas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en
secouant doucement la tête.
- Oh ! ce n'est rien, ce n'est rien ! s'écria Milady :
maintenant je me rappelle ! "
Milady chercha des yeux autour d'elle.
" Il est là " , dit Felton en poussant du pied le sac d'or.
On s'approchait du sloop. Le marin de quart héla la barque,
la barque répondit.
" Quel est ce bâtiment ? demanda Milady.
- Celui que j'ai frété pour vous.
- Où va-t-il me conduire ?
- Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez
à Portsmouth.
- Qu'allez-vous faire à Portsmouth ? demanda Milady.
- Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un sombre
sourire.
- Quels ordres ? demanda Milady.
- Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.
- Non ; expliquez-vous, je vous en prie.
- Comme il se défiait de moi, il a voulu vous garder
lui-même, et m'a envoyé à sa place
faire signer à Buckingham l'ordre de votre
déportation.
- Mais s'il se défiait de vous, comment vous a-t-il
confié cet ordre ?
- Etais-je censé savoir ce que je portais ?
- C'est juste. Et vous allez à Portsmouth ?
- Je n'ai pas de temps à perdre : c'est demain le 23, et
Buckingham part demain avec la flotte.
- Il part demain, pour où part-il ?
- Pour La Rochelle.
- Il ne faut pas qu'il parte ! s'écria Milady, oubliant sa
présence d'esprit accoutumée.
- Soyez tranquille, répondit Felton, il ne partira pas. "
Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond du
coeur du jeune homme : la mort de Buckingham y était
écrite en toutes lettres.
" Felton... , dit-elle, vous êtes grand comme Judas
Macchabée ! Si vous mourez, je meurs avec vous :
voilà tout ce que je puis vous dire.
- Silence ! dit Felton, nous sommes arrivés. "
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier à l'échelle et donna la
main à Milady, tandis que les matelots la soutenaient, car
la mer était encore fort agitée.
Un instant après ils étaient sur le pont.
" Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai
parlé, et qu'il faut conduire saine et sauve en France.
- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
- Je vous en ai donné cinq cents.
- C'est juste, dit le capitaine.
- Et voilà les cinq cents autres, reprit Milady, en portant
la main au sac d'or.
- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai
donnée à ce jeune homme ; les cinq cents autres
pistoles ne me sont dues qu'en arrivant à Boulogne.
- Et nous y arriverons ?
- Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'appelle Jack
Buttler.
- Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est pas cinq
cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
- Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse
Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie !
- En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de
Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu'il est convenu que
vous nous conduirez là. "
Le capitaine répondit en commandant la manoeuvre
nécessaire, et vers les sept heures du matin le petit
bâtiment jetait l'ancre dans la baie
désignée.
Pendant cette traversée, Felton avait tout
raconté à Milady : comment, au lieu d'aller
à Londres, il avait frété le petit
bâtiment, comment il était revenu, comment il
avait escaladé la muraille en plaçant dans les
interstices des pierres, à mesure qu'il montait, des
crampons, pour assurer ses pieds, et comment enfin, arrivé
aux barreaux, il avait attaché l'échelle, Milady
savait le reste.
De son côté, Milady essaya d'encourager Felton
dans son projet ; mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche,
elle vit bien que le jeune fanatique avait plutôt besoin
d'être modéré que d'être
affermi.
Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu'à dix
heures ; si à dix heures il n'était pas de
retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu'il fût libre, il la rejoindrait en
France, au couvent des Carmélites de Béthune.
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Chapitre LIX.
CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628
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Felton prit congé de Milady comme un frère qui va
faire une simple promenade prend congé de sa soeur en lui
baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son état de calme
ordinaire : seulement une lueur inaccoutumée brillait dans
ses yeux, pareille à un reflet de fièvre ; son
front était plus pâle encore que de coutume ; ses
dents étaient serrées, et sa parole avait un
accent bref et saccadé qui indiquait que quelque chose de
sombre s'agitait en lui.
Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait à terre, il
demeura le visage tourné du côté de
Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des yeux. Tous deux
étaient assez rassurés sur la crainte
d'être poursuivis : on n'entrait jamais dans la chambre de
Milady avant neuf heures ; et il fallait trois heures pour venir du
château à Londres.
Felton mit pied à terre, gravit la petite crête
qui conduisait au haut de la falaise, salua Milady une
dernière fois, et prit sa course vers la ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne
pouvait plus voir que le mât du sloop.
Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth, dont il
voyait en face de lui, à un demi-mille à peu
près, se dessiner dans la brume du matin les tours et les
maisons.
Au-delà de Portsmouth, la mer était couverte de
vaisseaux dont on voyait les mâts, pareils à une
forêt de peupliers dépouillés par
l'hiver, se balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix années
de méditations ascétiques et un long
séjour au milieu des puritains lui avaient fourni
d'accusations vraies ou fausses contre le favori de Jacques VI et de
Charles Ier.
Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes
éclatants, crimes européens, si on pouvait le
dire, avec les crimes privés et inconnus dont l'avait
chargé Milady, Felton trouvait que le plus coupable des deux
hommes que renfermait Buckingham était celui dont le public
ne connaissait pas la vie. C'est que son amour si étrange,
si nouveau, si ardent, lui faisait voir les accusations
infâmes et imaginaires de Lady de Winter, comme on voit au
travers d'un verre grossissant, à l'état de
monstres effroyables, des atomes imperceptibles en
réalité auprès d'une fourmi.
La rapidité de sa course allumait encore son sang ;
l'idée qu'il laissait derrière lui,
exposée à une vengeance effroyable, la femme
qu'il aimait ou plutôt qu'il adorait comme une sainte,
l'émotion passée, sa fatigue présente,
tout exaltait encore son âme au-dessus des sentiments
humains.
Il entra à Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute
la population était sur pied ; le tambour battait dans les
rues et sur le port ; les troupes d'embarquement descendaient vers la
mer.
Felton arriva au palais de l'Amirauté, couvert de
poussière et ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement
si pâle, était pourpre de chaleur et de
colère. La sentinelle voulut le repousser ; mais Felton
appela le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il
était porteur :
" Message pressé de la part de Lord de Winter " , dit-il.
Au nom de Lord de Winter, qu'on savait l'un des plus intimes de Sa
Grâce, le chef de poste donna l'ordre de laisser passer
Felton, qui, du reste, portait lui-même l'uniforme d'officier
de marine.
Felton s'élança dans le palais.
Au moment où il entrait dans le vestibule un homme entrait
aussi, poudreux, hors d'haleine, laissant à la porte un
cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux genoux.
Felton et lui s'adressèrent en même temps
à Patrick, le valet de chambre de confiance du duc. Felton
nomma le baron de Winter, l'inconnu ne voulut nommer personne, et
prétendit que c'était au duc seul qu'il pouvait
se faire connaître. Tous deux insistaient pour passer l'un
avant l'autre.
Patrick, qui savait que Lord de Winter était en affaires de
service et en relations d'amitié avec le duc, donna la
préférence à celui qui venait en son
nom. L'autre fut forcé d'attendre, et il fut facile de voir
combien il maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser à Felton une grande salle
dans laquelle attendaient les députés de La
Rochelle conduits par le prince de Soubise, et l'introduisit dans un
cabinet où Buckingham, sortant du bain, achevait sa
toilette, à laquelle, cette fois comme toujours, il
accordait une attention extraordinaire.
" Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter.
- De la part de Lord de Winter ! répéta
Buckingham, faites entrer. "
Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapé
une riche robe de chambre brochée d'or, pour endosser un
pourpoint de velours bleu tout brodé de perles.
" Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-même ? demanda
Buckingham, je l'attendais ce matin.
- Il m'a chargé de dire à Votre Grâce,
répondit Felton, qu'il regrettait fort de ne pas avoir cet
honneur, mais qu'il en était empêché
par la garde qu'il est obligé de faire au château.
- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une
prisonnière.
- C'est justement de cette prisonnière que je voulais
parler à Votre Grâce, reprit Felton.
- Eh bien, parlez.
- Ce que j'ai à vous dire ne peut être entendu
que de vous, Milord.
- Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous à
portée de la sonnette ; je vous appellerai tout à
l'heure. "
Patrick sortit.
" Nous sommes seuls, Monsieur, dit Buckingham, parlez.
- Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a écrit
l'autre jour pour vous prier de signer un ordre d'embarquement relatif
à une jeune femme nommée Charlotte Backson.
- Oui, Monsieur, et je lui ai répondu de m'apporter ou de
m'envoyer cet ordre et que je le signerais.
- Le voici, Milord.
- Donnez " , dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup
d'oeil rapide. Alors, s'apercevant que c'était bien celui
qui lui était annoncé, il le posa sur la table,
prit une plume et s'apprêta à signer.
" Pardon, Milord, dit Felton arrêtant le duc, mais Votre
Grâce sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le
véritable nom de cette jeune femme ?
- Oui, Monsieur, je le sais, répondit le duc en trempant la
plume dans l'encrier.
- Alors, Votre Grâce connaît son
véritable nom ? demanda Felton d'une voix brève.
- Je le connais. "
Le duc approcha la plume du papier.
" Et, connaissant ce véritable nom, reprit Felton,
Monseigneur signera tout de même ?
- Sans doute, dit Buckingham, et plutôt deux fois qu'une.
- Je ne puis croire, continua Felton d'une voix qui devenait de plus
en plus brève et saccadée, que Sa Grâce
sache qu'il s'agit de Lady de Winter...
- Je le sais parfaitement, quoique je sois
étonné que vous le sachiez, vous !
- Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords ? "
Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
" Ah çà, Monsieur, savez-vous bien, lui dit-il,
que vous me faites là d'étranges questions, et
que je suis bien simple d'y répondre ?
- Répondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est
plus grave que vous ne le croyez peut-être. "
Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de Lord de
Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
" Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady de
Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire
grâce que de borner sa peine à l'extradition. "
Le duc posa sa plume sur le papier.
" Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en faisant un pas
vers le duc.
- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ?
- Parce que vous descendrez en vous-même, et que vous
rendrez justice à Milady.
- On lui rendra justice en l'envoyant à Tyburn, dit
Buckingham ; Milady est une infâme.
- Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous
demande sa liberté.
- Ah çà, dit Buckingham, êtes-vous fou
de me parler ainsi ?
- Milord, excusez-moi ! je parle comme je puis ; je me contiens.
Cependant, Milord, songez à ce que vous allez faire, et
craignez d'outrepasser la mesure !
- Plaît-il ?... Dieu me pardonne ! s'écria
Buckingham, mais je crois qu'il me menace !
- Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte d'eau
suffit pour faire déborder le vase plein, une faute
légère peut attirer le châtiment sur la
tête épargnée malgré tant de
crimes.
- Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d'ici et vous
rendre aux arrêts sur-le-champ.
- Vous allez m'écouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez
séduit cette jeune fille, vous l'avez outragée,
souillée ; réparez vos crimes envers elle,
laissez-la partir librement, et je n'exigerai pas autre chose de vous
.
- Vous n'exigerez pas ? dit Buckingham regardant Felton avec
étonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois
mots qu'il venait de prononcer.
- Milord, continua Felton s'exaltant à mesure qu'il
parlait, Milord, prenez garde, toute l'Angleterre est lasse de vos
iniquités ; Milord, vous avez abusé de la
puissance royale que vous avez presque usurpée ; Milord,
vous êtes en horreur aux hommes et à Dieu ; Dieu
vous punira plus tard, mais, moi, je vous punirai aujourd'hui.
- Ah ! ceci est trop fort ! " cria Buckingham en faisant un pas vers
la porte.
Felton lui barra le passage.
" Je vous le demande humblement, dit-il, signez l'ordre de mise en
liberté de Lady de Winter ; songez que c'est la femme que
vous avez déshonorée.
- Retirez-vous, Monsieur, dit Buckingham, ou j'appelle et vous fais
mettre aux fers.
- Vous n'appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et la
sonnette placée sur un guéridon
incrusté d'argent ; prenez garde, Milord, vous
voilà entre les mains de Dieu.
- Dans les mains du diable, vous voulez dire, s'écria
Buckingham en élevant la voix pour attirer du monde, sans
cependant appeler directement.
- Signez, Milord, signez la liberté de Lady de Winter, dit
Felton en poussant un papier vers le duc.
- De force ! vous moquez-vous ? holà, Patrick !
- Signez, Milord !
- Jamais !
- Jamais !
- A moi " , cria le duc, et en même temps il sauta sur son
épée.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait tout
ouvert et caché dans son pourpoint le couteau dont
s'était frappée Milady ; d'un bond il fut sur le
duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :
" Milord, une lettre de France !
- De France ! " s'écria Buckingham, oubliant tout en
pensant de qui lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonça dans le flanc le
couteau jusqu'au manche.
" Ah ! traître ! cria Buckingham, tu m'as tué...
- Au meurtre ! " hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la porte
libre, s'élança dans la chambre voisine, qui
était celle où attendaient, comme nous l'avons
dit, les députés de La Rochelle, la traversa tout
en courant et se précipita vers l'escalier ; mais, sur la
première marche, il rencontra Lord de Winter, qui, le voyant
pâle, égaré, livide, taché
de sang à la main et à la figure, lui sauta au
cou en s'écriant :
" Je le savais, je l'avais deviné et j'arrive trop tard
d'une minute ! Oh ! malheureux que je suis ! "
Felton ne fit aucune résistance ; Lord de Winter le remit
aux mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux
ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et il
s'élança dans le cabinet de Buckingham.
Au cri poussé par le duc, à l'appel de Patrick,
l'homme que Felton avait rencontré dans l'antichambre se
précipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa blessure
dans sa main crispée.
" La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa
part ?
- Oui, Monseigneur, répondit le fidèle serviteur
d'Anne d'Autriche, mais trop tard peut-être.
- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne laissez
entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu'elle me fait dire ! mon
Dieu, je me meurs ! "
Et le duc s'évanouit.
Cependant, Lord de Winter, les députés, les chefs
de l'expédition, les officiers de la maison de Buckingham,
avaient fait irruption dans sa chambre ; partout des cris de
désespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait le
palais de plaintes et de gémissements en déborda
bientôt partout et se répandit par la ville.
Un coup de canon annonça qu'il venait de se passer quelque
chose de nouveau et d'inattendu.
Lord de Winter s'arrachait les cheveux.
" Trop tard d'une minute ! s'écriait-il, trop tard d'une
minute ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! "
En effet, on était venu lui dire à sept heures du
matin qu'une échelle de corde flottait à une des
fenêtres du château ; il avait couru
aussitôt à la chambre de Milady, avait
trouvé la chambre vide et la fenêtre ouverte, les
barreaux sciés, il s'était rappelé la
recommandation verbale que lui avait fait transmettre d'Artagnan par
son messager, il avait tremblé pour le duc, et, courant
à l'écurie, sans prendre le temps de faire seller
son cheval, avait sauté sur le premier venu,
était accouru ventre à terre, et sautant
à bas dans la cour, avait monté
précipitamment l'escalier, et, sur le premier
degré, avait, comme nous l'avons dit, rencontré
Felton.
Cependant le duc n'était pas mort : il revint à
lui, rouvrit les yeux, et l'espoir rentra dans tous les coeurs.
" Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
" Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyé ce matin
un singulier fou, voyez l'état dans lequel il m'a mis !
- Oh ! Milord ! s'écria le baron, je ne m'en consolerai
jamais.
- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant
la main, je ne connais pas d'homme qui mérite
d'être regretté pendant toute la vie d'un autre
homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. "
Le baron sortit en sanglotant.
Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé, La Porte et
Patrick.
On cherchait un médecin, qu'on ne pouvait trouver.
" Vous vivrez, Milord, vous vivrez, répétait,
à genoux devant le sofa du duc, le messager d'Anne
d'Autriche.
- Que m'écrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout
ruisselant de sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait,
d'atroces douleurs, que m'écrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.
- Oh ! Milord ! fit La Porte.
- Obéis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps
à perdre ? "
La Porte rompit le cachet et plaça le parchemin sous les
yeux du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distinguer
l'écriture.
" Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car
bientôt peut- être je n'entendrai plus, et je
mourrai sans savoir ce qu'elle m'a écrit. "
La Porte ne fit plus de difficulté, et lut :
" Milord,
" Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et
pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos,
d'interrompre les grands armements que vous faites contre la France et
de cesser une guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause
visible, et tout bas que votre amour pour moi est la cause
cachée. Cette guerre peut non seulement amener pour la
France et pour l'Angleterre de grandes catastrophes, mais encore pour
vous, Milord, des malheurs dont je ne me consolerais pas.
" Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera
chère du moment où je ne serai pas
obligée de voir en vous un ennemi.
" Votre affectionnée,
" ANNE "
Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter
cette lecture ; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eût
trouvé dans cette lettre un amer désappointement
:
" N'avez-vous donc pas autre chose à me dire de vive voix,
La Porte ? demanda-t-il.
- Si fait, Monseigneur : la reine m'avait chargé de vous
dire de veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous
assassiner.
- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience.
- Elle m'avait encore chargé de vous dire qu'elle vous
aimait toujours.
- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit loué ! ma mort ne sera
donc pas pour elle la mort d'un étranger !... "
La Porte fondit en larmes.
" Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret où
étaient les ferrets de diamants. "
Patrick apporta l'objet demandé, que La Porte reconnut pour
avoir appartenu à la reine.
" Maintenant le sachet de satin blanc, où son chiffre est
brodé en perles. "
Patrick obéit encore.
" Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j'eusse
à elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les
rendrez à Sa Majesté ; et pour dernier
souvenir... (il chercha autour de lui quelque objet
précieux)... vous y joindrez... "
Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne
rencontrèrent que le couteau tombé des mains de
Felton, et fumant encore du sang vermeil étendu sur la lame.
" Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La
Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa
tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu'il ne
pouvait plus parler ; puis, dans une dernière convulsion,
que cette fois il n'avait plus la force de combattre, il glissa du sofa
sur le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une dernière fois ; mais la mort
arrêta sa pensée, qui resta gravée sur
son front comme un dernier baiser d'amour.
En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré
; il était déjà à bord du
vaisseau amiral, on avait été obligé
d'aller le chercher là.
Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne,
et la laissa retomber.
" Tout est inutile, dit-il, il est mort.
- Mort, mort ! " s'écria Patrick.
A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que
consternation et que tumulte.
Aussitôt que Lord de Winter vit Buckingham expiré,
il courut à Felton, que les soldats gardaient toujours sur
la terrasse du palais.
" Misérable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de
Buckingham, avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne
devaient plus l'abandonner ; misérable ! qu'as-tu fait ?
- Je me suis vengé, dit-il.
- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument à
cette femme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier
crime.
- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et
j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tué M. de
Buckingham parce qu'il a refusé deux fois à
vous-même de me nommer capitaine : je l'ai puni de son
injustice, voilà tout. "
De Winter, stupéfait, regardait les gens qui liaient Felton,
et ne savait que penser d'une pareille insensibilité.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A
chaque bruit qu'il entendait, le naïf puritain croyait
reconnaître les pas et la voix de Milady venant se jeter dans
ses bras pour s'accuser et se perdre avec lui.
Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point
de la mer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait
tout entière ; avec ce regard d'aigle du marin, il avait
reconnu, là où un autre n'aurait vu qu'un
goéland se balançant sur les flots, la voile du
sloop qui se dirigeait vers les côtes de France.
Il pâlit, porta la main à son coeur, qui se
brisait, et comprit toute la trahison.
" Une dernière grâce, Milord ! dit-il au baron.
- Laquelle ? demanda celui-ci.
- Quelle heure est-il ? "
Le baron tira sa montre.
" Neuf heures moins dix minutes " , dit-il.
Milady avait avancé son départ d'une heure et
demie ; dès qu'elle avait entendu le coup de canon qui
annonçait le fatal événement, elle
avait donné l'ordre de lever l'ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu à une grande distance de
la côte.
" Dieu l'a voulu " , dit Felton avec la résignation du
fanatique, mais cependant sans pouvoir détacher les yeux de
cet esquif à bord duquel il croyait sans doute distinguer le
blanc fantôme de celle à qui sa vie allait
être sacrifiée.
De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.
" Sois puni seul d'abord, misérable,
dit Lord de Winter à Felton, qui se laissait
entraîner les yeux tournés vers la mer ; mais je
te jure, sur la mémoire de mon frère que j'aimais
tant, que ta complice n'est pas sauvée. "
Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.
Quant à de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se
rendit au port.
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Chapitre LX.
EN FRANCE.
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La première crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en
apprenant cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne
décourageât les Rochelois ; il essaya, dit
Richelieu dans ses Mémoires, de la leur cacher le plus
longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et
prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau ne sortît
jusqu'à ce que l'armée que Buckingham
apprêtait fût partie, se chargeant, à
défaut de Buckingham, de surveiller lui-même le
départ.
Il poussa même la sévérité
de cet ordre jusqu'à retenir en Angleterre l'ambassadeur de
Danemark, qui avait pris congé, et l'ambassadeur ordinaire
de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires
des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies.
Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures
après l'événement,
c'est-à-dire à deux heures de
l'après-midi, deux navires étaient
déjà sortis du port : l'un emmenant, comme nous
le savons, Milady, laquelle, se doutant déjà de
l'événement, fut encore confirmée dans
cette croyance en voyant le pavillon noir se déployer au
mât du vaisseau amiral.
Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il
portait et comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ;
seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais
peut-être encore un peu plus au camp qu'ailleurs,
résolut d'aller incognito passer les fêtes de
saint Louis à Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui
faire préparer une escorte de vingt mousquetaires seulement.
Le cardinal, que l'ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand
plaisir ce congé à son royal lieutenant, lequel
promit d'être de retour vers le 15 septembre.
M. de Tréville, prévenu par Son Eminence, fit son
porte-manteau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif
désir et même l'impérieux besoin que
ses amis avaient de revenir à Paris, il va sans dire qu'il
les désigna pour faire partie de l'escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure
après M. de Tréville, car ils furent les premiers
à qui il la communiqua. Ce fut alors que d'Artagnan
apprécia la faveur que lui avait accordée le
cardinal en le faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette
circonstance, il était forcé de rester au camp
tandis que ses compagnons partaient.
On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait
pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant
au couvent de Béthune avec Milady, son ennemie mortelle.
Aussi, comme nous l'avons dit, Aramis avait écrit
immédiatement à Marie Michon, cette
lingère de Tours qui avait de si belles connaissances, pour
qu'elle obtînt que la reine donnât l'autorisation
à Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se retirer soit
en Lorraine, soit en Belgique. La réponse ne
s'était pas fait attendre, et, huit ou dix jours
après, Aramis avait reçu cette lettre :
" Mon cher cousin,
" Voici l'autorisation de ma soeur à retirer notre petite
servante du couvent de Béthune, dont vous pensez que l'air
est mauvais pour elle. Ma soeur vous envoie cette autorisation avec
grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, à
laquelle elle se réserve d'être utile plus tard.
" Je vous embrasse.
" MARIE MICHON. "
A cette lettre était jointe une autorisation ainsi
conçue :
" La supérieure du couvent de Béthune remettra
aux mains de la personne qui lui remettra ce billet la novice qui
était entrée dans son couvent sous ma
recommandation et sous mon patronage.
" Au Louvre, le 10 août 1628.
" ANNE. "
On comprend combien ces relations de parenté entre Aramis et
une lingère qui appelait la reine sa soeur avaient
égayé la verve des jeunes gens ; mais Aramis,
après avoir rougi deux ou trois fois jusqu'au blanc des yeux
aux grosses plaisanteries de Porthos, avait prié ses amis de
ne plus revenir sur ce sujet, déclarant que s'il lui en
était dit encore un seul mot, il n'emploierait plus sa
cousine comme intermédiaire dans ces sortes d'affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre
mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de
tirer Mme Bonacieux du couvent des carmélites de
Béthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas
à grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La Rochelle,
c'est-à-dire à l'autre bout de la France ; aussi
d'Artagnan allait-il demander un congé à M. de
Tréville, en lui confiant tout bonnement l'importance de son
départ, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi
qu'à ses trois compagnons, que le roi allait partir pour
Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient
partie de l'escorte.
La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et
l'on partit le 16 au matin.
Le cardinal reconduisit Sa Majesté de Surgères
à Mauzé, et là, le roi et son ministre
prirent congé l'un de l'autre avec de grandes
démonstrations d'amitié.
Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le
plus vite qu'il lui était possible, car il
désirait être arrivé à Paris
pour le 23, s'arrêtait de temps en temps pour voler la pie,
passe-temps dont le goût lui avait autrefois
été inspiré par de Luynes, et pour
lequel il avait toujours conservé une grande
prédilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque la
chose arrivait, se réjouissaient fort de ce bon temps ; mais
quatre maugréaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait
des bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce que
Porthos expliquait ainsi :
" Une très grande dame m'a appris que cela veut dire que
l'on parle de vous quelque part. "
Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M.
de Tréville, et lui permit de distribuer des
congés pour quatre jours, à la condition que pas
un des favorisés ne paraîtrait dans un lieu
public, sous peine de la Bastille.
Les quatre premiers congés accordés, comme on le
pense bien, furent à nos quatre amis. Il y a plus, Athos
obtint de M. de Tréville six jours au lieu de quatre et fit
mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24,
à cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de
Tréville postdata le congé du 25 au matin.
" Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait
jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l'embarras pour
une chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois
chevaux (peu m'importe : j'ai de l'argent), je suis à
Béthune, je remets la lettre de la reine à la
supérieure, et je ramène le cher
trésor que je vais chercher, non pas en Lorraine, non pas en
Belgique, mais à Paris, où il sera mieux
caché, surtout tant que M. le cardinal sera à La
Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, Eh bien,
moitié par la protection de sa cousine, moitié en
faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous
obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous
épuisez pas de fatigue inutilement ; moi et Planchet, c'est
tout ce qu'il faut pour une expédition aussi simple. "
A ceci Athos répondit tranquillement :
" Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout
à fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont
pas tout à fait mangé. Nous crèverons
donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez, d'Artagnan,
ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson au
jeune homme, songez que Béthune est une ville où
le cardinal a donné rendez-vous à une femme qui,
partout où elle va, mène le malheur
après elle. Si vous n'aviez affaire qu'à quatre
hommes, d'Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire
à cette femme, allons-y quatre, et plaise à Dieu
qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant !
- Vous m'épouvantez, Athos, s'écria d'Artagnan ;
que craignez-vous donc, mon Dieu ?
- Tout ! " répondit Athos.
D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui
d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquiétude profonde, et
l'on continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter
une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme
d'Artagnan venait de mettre pied à terre à
l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de
vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, où il venait
de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin
de Paris. Au moment où il passait de la grande porte dans la
rue, le vent entrouvrit le manteau dont il était
enveloppé, quoiqu'on fût au mois d'août,
et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment
où il avait déjà quitté sa
tête, et l'enfonça vivement sur ses yeux.
D'Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devint
fort pâle et laissa tomber son verre.
" Qu'avez-vous, Monsieur ? dit Planchet... Oh ! là,
accourez, Messieurs, voilà mon maître qui se
trouve mal ! "
Les trois amis accoururent et trouvèrent d'Artagnan qui, au
lieu de se trouver mal, courait à son cheval. Ils
l'arrêtèrent sur le seuil de la porte.
" Eh bien, où diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.
- C'est lui ! s'écria d'Artagnan, pâle de
colère et la sueur sur le front, c'est lui ! laissez-moi le
rejoindre !
- Mais qui, lui ? demanda Athos.
- Lui, cet homme !
- Quel homme ?
- Cet homme maudit, mon mauvais génie, que j'ai toujours vu
lorsque j'étais menacé de quelque malheur : celui
qui accompagnait l'horrible femme lorsque je la rencontrai pour la
première fois, celui que je cherchais quand j'ai
provoqué Athos, celui que j'ai vu le matin du jour
où Mme Bonacieux a été
enlevée ! l'homme de Meung enfin ! je l'ai vu, c'est lui !
Je l'ai reconnu quand le vent a entrouvert son manteau.
- Diable ! dit Athos rêveur.
- En selle, Messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le
rattraperons.
- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du côté
opposé à celui où nous allons ; qu'il
a un cheval frais et que nos chevaux sont fatigués ; que par
conséquent nous crèverons nos chevaux sans
même avoir la chance de le rejoindre. Laissons l'homme,
d'Artagnan, sauvons la femme.
- Eh ! Monsieur ! s'écria un garçon
d'écurie courant après l'inconnu, eh ! Monsieur,
voilà un papier qui s'est échappé de
votre chapeau ! Eh ! Monsieur ! eh !
- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !
- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! "
Le garçon d'écurie, enchanté de la
bonne journée qu'il avait faite, rentra dans la cour de
l'hôtel : d'Artagnan déplia le papier.
" Eh bien ? demandèrent ses amis en l'entourant.
- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan.
- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village.
- " Armentières " , lut Porthos.
Armentières, je ne connais pas cela !
- Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main !
s'écria Athos.
- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d'Artagnan,
peut-être n'ai-je pas perdu ma dernière pistole. A
cheval, mes amis, à cheval ! "
Et les quatre compagnons s'élancèrent au galop
sur la route de Béthune.
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Chapitre LXI.
LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE.
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Les grands criminels portent avec eux une espèce de
prédestination qui leur fait surmonter tous les obstacles,
qui les fait échapper à tous les dangers,
jusqu'au moment que la Providence, lassée, a
marqué pour l'écueil de leur fortune impie.
Il en était ainsi de Milady : elle passa au travers des
croiseurs des deux nations, et arriva à Boulogne sans aucun
accident.
En débarquant à Portsmouth, Milady
était une Anglaise que les persécutions de la
France chassaient de La Rochelle ; débarquée
à Boulogne, après deux jours de
traversée, elle se fit passer pour une Française
que les Anglais inquiétaient à Portsmouth, dans
la haine qu'ils avaient conçue contre la France.
Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa
beauté, sa grande mine et la
générosité avec laquelle elle
répandait les pistoles. Affranchie des formalités
d'usage par le sourire affable et les manières galantes d'un
vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta
à Boulogne que le temps de mettre à la poste une
lettre ainsi conçue :
" A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp
devant La Rochelle.
" Monseigneur, que Votre Eminence se rassure ; Sa Grâce le
duc de Buckingham ne partira point pour la France.
" Boulogne, 25 au soir.
" MILADY DE ***.
" P.-S. Selon les désirs de Votre Eminence, je me rends au
couvent des carmélites de Béthune où
j'attendrai ses ordres. "
Effectivement, le même soir, Milady se mit en route ; la nuit
la prit : elle s'arrêta et coucha dans une auberge ; puis, le
lendemain, à cinq heures du matin, elle partit, et trois
heures après, elle entra à Béthune.
Elle se fit indiquer le couvent des carmélites, et y entra
aussitôt.
La supérieure vint au-devant d'elle ; Milady lui montra
l'ordre du cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir
à déjeuner.
Tout le passé s'était déjà
effacé aux yeux de cette femme, et, le regard
fixé vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que
lui réservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement
servi, sans que son nom fût mêlé en rien
à toute cette sanglante affaire. Les passions toujours
nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l'apparence
de ces nuages qui volent dans le ciel, reflétant
tantôt l'azur, tantôt le feu, tantôt le
noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d'autres traces
sur la terre que la dévastation et la mort.
Après le déjeuner, l'abbesse vint lui faire sa
visite ; il y a peu de distraction au cloître, et la bonne
supérieure avait hâte de faire connaissance avec
sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire à l'abbesse ; or, c'était
chose facile à cette femme si réellement
supérieure ; elle essaya d'être aimable : elle fut
charmante et séduisit la bonne supérieure par sa
conversation si variée et par les grâces
répandues dans toute sa personne.
L'abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout
les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux
extrémités du royaume et qui, surtout, ont tant
de peine à franchir les murs des couvents, au seuil desquels
viennent expirer les bruits du monde.
Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les
intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six
ans, elle avait constamment vécu, elle se mit donc
à entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la
cour de France, mêlées aux dévotions
outrées du roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des
seigneurs et des dames de la cour, que l'abbesse connaissait
parfaitement de nom, toucha légèrement les amours
de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on
parlât un peu.
Mais l'abbesse se contenta d'écouter et de sourire, le tout
sans répondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de
récit l'amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit
tomber la conversation sur le cardinal.
Mais elle était fort embarrassée ; elle ignorait
si l'abbesse était royaliste ou cardinaliste : elle se tint
dans un milieu prudent ; mais l'abbesse, de son
côté, se tint dans une réserve plus
prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de
tête toutes les fois que la voyageuse prononçait
le nom de Son Eminence.
Milady commença à croire qu'elle s'ennuierait
fort dans le couvent ; elle résolut donc de risquer quelque
chose pour savoir de suite à quoi s'en tenir. Voulant voir
jusqu'où irait la discrétion de cette bonne
abbesse, elle se mit à dire un mal, très
dissimulé d'abord, puis très
circonstancié du cardinal, racontant les amours du ministre
avec Mme d'Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres
femmes galantes.
L'abbesse écouta plus attentivement, s'anima peu
à peu et sourit.
" Bon, dit Milady, elle prend goût à mon discours
; si elle est cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. "
Alors elle passa aux persécutions exercées par le
cardinal sur ses ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans
approuver ni désapprouver.
Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse
était plutôt royaliste que cardinaliste. Milady
continua, renchérissant de plus en plus.
" Je suis fort ignorante de toutes ces
matières-là, dit enfin l'abbesse, mais tout
éloignées que nous sommes de la cour, tout en
dehors des intérêts du monde où nous
nous trouvons placées, nous avons des exemples fort tristes
de ce que vous nous racontez là ; et l'une de nos
pensionnaires a bien souffert des vengeances et des
persécutions de M. le cardinal.
- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme,
je la plains alors.
- Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre :
prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais,
après tout, reprit l'abbesse, M. le cardinal avait
peut-être des motifs plausibles pour agir ainsi, et
quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les gens
sur la mine. "
" Bon ! dit Milady à elle-même, qui sait ! je vais
peut-être découvrir quelque chose ici, je suis en
veine. "
Et elle s'appliqua à donner à son visage une
expression de candeur parfaite.
" Hélas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu'il ne
faut pas croire aux physionomies ; mais à quoi croira-t-on
cependant, si ce n'est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant
à moi, je serai trompée toute ma vie
peut-être ; mais je me fierai toujours à une
personne dont le visage m'inspirera de la sympathie.
- Vous seriez donc tentée de croire, dit l'abbesse, que
cette jeune femme est innocente ?
- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a
certaines vertus qu'il poursuit plus sévèrement
que certains forfaits.
- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse.
- Et sur quoi ? demanda Milady avec naïveté.
- Mais sur le langage que vous tenez.
- Que trouvez-vous d'étonnant à ce langage ?
demanda en souriant Milady.
- Vous êtes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici,
et cependant...
- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la
pensée de la supérieure.
- Au moins n'en dites-vous pas de bien.
- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa
victime.
- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande
à moi ?...
- Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce
de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites.
- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ?
- Où irais-je ? Croyez-vous qu'il y ait un endroit de la
terre où ne puisse atteindre le cardinal, s'il veut se
donner la peine de tendre la main ? Si j'étais un homme,
à la rigueur cela serait possible encore ; mais une femme,
que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que vous
avez ici a-t-elle essayé de fuir, elle ?
- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je la crois retenue
en France par quelque amour.
- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout
à fait malheureuse.
- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un
intérêt croissant, c'est encore une pauvre
persécutée que je vois ?
- Hélas, oui " , dit Milady.
L'abbesse regarda un instant Milady avec inquiétude, comme
si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.
" Vous n'êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en
balbutiant.
- Moi, s'écria Milady, moi, protestante ! Oh ! non,
j'atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente
catholique.
- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison
où vous êtes ne sera pas une prison bien dure, et
nous ferons tout ce qu'il faudra pour vous faire chérir la
captivité. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme
persécutée sans doute par suite de quelque
intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse.
- Comment la nommez-vous ?
- Elle m'a été recommandée par
quelqu'un de très haut placé, sous le nom de
Ketty. Je n'ai pas cherché à savoir son autre
nom.
- Ketty ! s'écria Milady ; quoi ! vous êtes
sûre ?...
- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la
connaîtriez-vous ? "
Milady sourit à elle-même et à
l'idée qui lui était venue que cette jeune femme
pouvait être son ancienne camérière. Il
se mêlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de
colère, et un désir de vengeance avait
bouleversé les traits de Milady, qui reprirent au reste
presque aussitôt l'expression calme et bienveillante que
cette femme aux cent visages leur avait momentanément fait
perdre.
" Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens
déjà une si grande sympathie ? demanda Milady.
- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journée
même. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit
vous-même ; ce matin vous vous êtes
levée à cinq heures, vous devez avoir besoin de
repos. Couchez-vous et dormez, à l'heure du dîner
nous vous réveillerons. "
Quoique Milady eût très bien pu se passer de
sommeil, soutenue qu'elle était par toutes les excitations
qu'une aventure nouvelle faisait éprouver à son
coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta pas moins l'offre de la
supérieure : depuis douze ou quinze jours elle avait
passé par tant d'émotions diverses que, si son
corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son âme
avait besoin de repos.
Elle prit donc congé de l'abbesse et se coucha, doucement
bercée par les idées de vengeance auxquelles
l'avait tout naturellement ramenée le nom de Ketty. Elle se
rappelait cette promesse presque illimitée que lui avait
faite le cardinal, si elle réussissait dans son entreprise.
Elle avait réussi, elle pourrait donc se venger de
d'Artagnan.
Une seule chose épouvantait Milady, c'était le
souvenir de son mari, le comte de La Fère, qu'elle avait cru
mort ou du moins expatrié, et qu'elle retrouvait dans Athos,
le meilleur ami de d'Artagnan.
Mais aussi, s'il était l'ami de d'Artagnan, il avait
dû lui prêter assistance dans toutes les
menées à l'aide desquelles la reine avait
déjoué les projets de Son Eminence ; s'il
était l'ami de d'Artagnan, il était l'ennemi du
cardinal ; et sans doute elle parviendrait à l'envelopper
dans la vengeance aux replis de laquelle elle comptait
étouffer le jeune mousquetaire.
Toutes ces espérances étaient de douces
pensées pour Milady ; aussi, bercée par elles,
s'endormit-elle bientôt.
Elle fut réveillée par une voix douce qui
retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse
accompagnée d'une jeune femme aux cheveux blonds, au teint
délicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une
bienveillante curiosité.
La figure de cette jeune femme lui était
complètement inconnue ; toutes deux s'examinèrent
avec une scrupuleuse attention, tout en échangeant les
compliments d'usage : toutes deux étaient fort belles, mais
de beautés tout à fait différentes.
Cependant Milady sourit en reconnaissant qu'elle l'emportait de
beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons
aristocratiques. Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune
femme n'était pas très avantageux pour soutenir
une lutte de ce genre.
L'abbesse les présenta l'une à l'autre ; puis,
lorsque cette formalité fut remplie, comme ses devoirs
l'appelaient à l'église, elle laissa les deux
jeunes femmes seules.
La novice, voyant Milady couchée, voulait suivre la
supérieure, mais Milady la retint.
" Comment, Madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je
aperçue et vous voulez déjà me priver
de votre présence, sur laquelle je comptais cependant un
peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai à passer ici ?
- Non, Madame, répondit la novice, seulement je craignais
d'avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous êtes
fatiguée.
- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un
bon réveil. Ce réveil, vous me l'avez
donné ; laissez-moi en jouir tout à mon aise. "
Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui
était près de son lit.
La novice s'assit.
" Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilà six
mois que je suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez,
votre présence allait être pour moi une compagnie
charmante, et voilà que, selon toute probabilité,
d'un moment à l'autre je vais quitter le couvent !
- Comment ! dit Milady, vous sortez bientôt ?
- Du moins je l'espère, dit la novice avec une expression
de joie qu'elle ne cherchait pas le moins du monde à
déguiser.
- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du
cardinal, continua Milady ; c'eût été
un motif de plus de sympathie entre nous.
- Ce que m'a dit notre bonne mère est donc la
vérité, que vous étiez aussi une
victime de ce méchant cardinal ?
- Chut ! dit Milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui ;
tous mes malheurs viennent d'avoir dit à peu près
ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et
qui m'a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d'une
trahison ?
- Non, dit la novice, mais de mon dévouement à
une femme que j'aimais, pour qui j'eusse donné ma vie, pour
qui je la donnerais encore.
- Et qui vous a abandonnée, c'est cela !
- J'ai été assez injuste pour le croire, mais
depuis deux ou trois jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en
remercie Dieu ; il m'aurait coûté de croire
qu'elle m'avait oubliée. Mais vous, Madame, continua la
novice, il me semble que vous êtes libre, et que si vous
vouliez fuir, il ne tiendrait qu'à vous.
- Où voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans
une partie de la France que je ne connais pas, où je ne suis
jamais venue ?...
- Oh ! s'écria la novice, quant à des amis, vous
en aurez partout où vous vous montrerez, vous paraissez si
bonne et vous êtes si belle !
- Cela n'empêche pas, reprit Milady en adoucissant son
sourire de manière à lui donner une expression
angélique, que je suis seule et
persécutée.
- Ecoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel,
voyez- vous ; il vient toujours un moment où le bien que
l'on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez,
peut-être est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans
pouvoir que je suis, que vous m'ayez rencontrée : car, si je
sors d'ici, Eh bien, j'aurai quelques amis puissants, qui,
après s'être mis en campagne pour moi, pourront
aussi se mettre en campagne pour vous.
- Oh ! quand j'ai dit que j'étais seule, dit Milady,
espérant faire parler la novice en parlant
d'elle-même, ce n'est pas faute d'avoir aussi quelques
connaissances haut placées ; mais ces connaissances
tremblent elles-mêmes devant le cardinal : la reine
elle-même n'ose pas soutenir contre le terrible ministre ;
j'ai la preuve que Sa Majesté, malgré son
excellent coeur, a plus d'une fois été
obligée d'abandonner à la colère de
Son Eminence les personnes qui l'avaient servie.
- Croyez-moi, Madame, la reine peut avoir l'air d'avoir
abandonné ces personnes-là ; mais il ne faut pas
en croire l'apparence : plus elles sont
persécutées, plus elle pense à elles,
et souvent, au moment où elles y pensent le moins, elles ont
la preuve d'un bon souvenir.
- Hélas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.
- Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous
parlez d'elle ainsi ! s'écria la novice avec enthousiasme.
- C'est-à-dire, reprit Milady, poussée dans ses
retranchements, qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la
connaître ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus
intimes : je connais M. de Putange ; j'ai connu en Angleterre M. Dujart
; je connais M. de Tréville .
- M. de Tréville ! s'écria la novice, vous
connaissez M. de Tréville ?
- Oui, parfaitement, beaucoup même.
- Le capitaine des mousquetaires du roi ?
- Le capitaine des mousquetaires du roi.
- Oh ! mais vous allez voir, s'écria la novice, que tout
à l'heure nous allons être des connaissances
achevées, presque des amies ; si vous connaissez M. de
Tréville, vous avez dû aller chez lui ?
- Souvent ! dit Milady, qui, entrée dans cette voie, et
s'apercevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser
jusqu'au bout.
- Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses
mousquetaires ?
- Tous ceux qu'il reçoit habituellement !
répondit Milady, pour laquelle cette conversation
commençait à prendre un
intérêt réel.
- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez
qu'ils seront de mes amis.
- Mais, dit Milady embarrassée, je connais M. de Louvigny,
M. de Courtivron, M. de Férussac. "
La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrêtait :
" Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé
Athos ? "
Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle
était couchée, et, si maîtresse qu'elle
fût d'elle-même, ne put s'empêcher de
pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la
dévorant du regard.
" Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme,
ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée ?
- Non, mais ce nom m'a frappée, parce que, moi aussi, j'ai
connu ce gentilhomme, et qu'il me paraît étrange
de trouver quelqu'un qui le connaisse beaucoup.
- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses
amis : MM. Porthos et Aramis !
- En vérité ! eux aussi je les connais !
s'écria Milady, qui sentit le froid
pénétrer jusqu'à son coeur.
- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons
et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous à eux, si
vous avez besoin d'appui ?
- C'est-à-dire, balbutia Milady, je ne suis liée
réellement avec aucun d'eux ; je les connais pour en avoir
beaucoup entendu parler par un de leurs amis, M. d'Artagnan.
- Vous connaissez M. d'Artagnan ! " s'écria la novice
à son tour, en saisissant la main de Milady et en la
dévorant des yeux.
Puis, remarquant l'étrange expression du regard de Milady :
" Pardon, Madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre
?
- Mais, reprit Milady embarrassée, mais à titre
d'ami.
- Vous me trompez, Madame, dit la novice ; vous avez
été sa maîtresse.
- C'est vous qui l'avez été, Madame,
s'écria Milady à son tour.
- Moi ! dit la novice.
- Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous êtes Madame
Bonacieux. "
La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.
" Oh ! ne niez pas ! répondez, reprit Milady.
- Eh bien, oui, Madame ! je l'aime, dit la novice sommes-nous rivales
? "
La figure de Milady s'illumina d'un feu tellement sauvage que, dans
toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fût enfuie
d'épouvante ; mais elle était toute à
sa jalousie.
" Voyons, dites, Madame, reprit Mme Bonacieux avec une
énergie dont on l'eût crue incapable, avez-vous
été ou êtes-vous sa maîtresse
?
- Oh ! non ! s'écria Milady avec un accent qui n'admettait
pas le doute sur sa vérité, jamais ! jamais !
- Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc alors vous
êtes-vous écriée ainsi ?
- Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui était
déjà remise de son trouble, et qui avait
retrouvé toute sa présence d'esprit.
- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.
- Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan étant mon ami, il
m'avait prise pour confidente ?
- Vraiment !
- Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlèvement
de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui
de ses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment ! Et comment ne
voulez-vous pas que je m'en étonne, quand, sans m'en douter,
je me trouve en face de vous, de vous dont nous avons parlé
si souvent ensemble, de vous qu'il aime de toute la force de son
âme, de vous qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse
vue ? Ah ! chère Constance, je vous trouve donc, je vous
vois donc enfin ! "
Et Milady tendit ses bras à Mme Bonacieux, qui, convaincue
par ce qu'elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu'un
instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie
sincère et dévouée.
" Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s'écria-t-elle en se
laissant aller sur son épaule, je l'aime tant ! "
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si
les forces de Milady eussent été à la
hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fût sortie que morte de
cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l'étouffer, elle lui
sourit.
" O chère belle ! chère bonne petite ! dit
Milady, que je suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder.
Et, en disant ces mots, elle la dévorait effectivement du
regard. Oui, c'est bien vous. Ah ! d'après ce qu'il m'a dit,
je vous reconnais à cette heure, je vous reconnais
parfaitement. "
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait
d'affreusement cruel derrière le rempart de ce front pur,
derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait
que de l'intérêt et de la compassion.
" Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu'il
vous a dit ce qu'il souffrait ; mais souffrir pour lui, c'est du
bonheur. "
Milady reprit machinalement :
" Oui, c'est du bonheur. "
Elle pensait à autre chose.
" Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche à son
terme ; demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors
le passé n'existera plus.
- Ce soir ? demain ? s'écria Milady tirée de sa
rêverie par ces paroles, que voulez-vous dire ? Attendez-vous
quelque nouvelle de lui ?
- Je l'attends lui-même.
- Lui-même ; d'Artagnan, ici !
- Lui-même.
- Mais, c'est impossible ! il est au siège de La Rochelle
avec le cardinal ; il ne reviendra à Paris
qu'après la prise de la ville.
- Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu'il y a quelque chose
d'impossible à mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme
!
- Oh ! je ne puis vous croire !
- Eh bien, lisez donc ! " dit, dans l'excès de son orgueil
et de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une
lettre à Milady.
" L'écriture de Mme de Chevreuse ! se dit en
elle-même Milady. Ah ! j'étais bien sûre
qu'ils avaient des intelligences de ce
côté-là ! "
Et elle lut avidement ces quelques lignes :
" Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre
ami vous verra bientôt, et il ne vous verra que
pour vous arracher de la prison où votre
sûreté exigeait que vous fussiez cachée
: préparez-vous donc au départ et ne
désespérez jamais de nous.
" Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle
comme toujours, dites-lui qu'on lui est bien reconnaissant quelque part
de l'avis qu'il a donné. "
" Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est précise.
Savez-vous quel est cet avis ?
- Non. Je me doute seulement qu'il aura prévenu la reine de
quelque nouvelle machination du cardinal.
- Oui, c'est cela sans doute ! " dit Milady en rendant la lettre
à Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tête
pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d'un cheval.
" Oh ! s'écria Mme Bonacieux en
s'élançant à la fenêtre,
serait-ce déjà lui ? "
Milady était restée dans son lit,
pétrifiée par la surprise ; tant de choses
inattendues lui arrivaient tout à coup, que pour la
première fois la tête lui manquait.
" Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? "
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
" Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne
connais pas, et qui cependant a l'air de venir ici ; oui, il ralentit
sa course, il s'arrête à la porte, il sonne. "
Milady sauta hors de son lit.
" Vous êtes bien sûre que ce n'est pas lui ?
dit-elle.
- Oh ! oui, bien sûre !
- Vous avez peut-être mal vu.
- Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que
je le reconnaîtrais, lui ! "
Milady s'habillait toujours.
" N'importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?
- Oui, il est entré.
- C'est ou pour vous ou pour moi.
- Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitée !
- Oui, je l'avoue, je n'ai pas votre confiance, je crains tout du
cardinal.
- Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! "
Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supérieure entra.
" Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle à
Milady.
- Oui, c'est moi, répondit celle-ci, et, tâchant
de ressaisir son sang- froid, qui me demande ?
- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du
cardinal.
- Et qui veut me parler ? demanda Milady.
- Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.
- Alors faites entrer, Madame, je vous prie.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque
mauvaise nouvelle ?
- J'en ai peur.
- Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt
son départ, si vous le permettez, je reviendrai.
- Comment donc ! je vous en prie. "
La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte ; un instant
après on entendit le bruit d'éperons qui
retentissaient sur les escaliers, puis les pas se
rapprochèrent, puis la porte s'ouvrit, et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie : cet homme c'était le comte de
Rochefort, l'âme damnée de Son Eminence.
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Chapitre LXII.
DEUX VARIETES DE DEMONS.
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" Ah ! s'écrièrent ensemble Rochefort et Milady,
c'est vous !
- Oui, c'est moi.
- Et vous arrivez... ? demanda Milady.
- De La Rochelle, et vous ?
- D'Angleterre.
- Buckingham ?
- Mort ou blessé dangereusement ; comme je partais sans
avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner.
- Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien
heureux ! et qui satisfera Son Eminence ! L'avez-vous
prévenue ?
- Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment
êtes-vous ici ?
- Son Eminence, inquiète, m'a envoyé
à votre recherche.
- Je suis arrivée d'hier seulement.
- Et qu'avez-vous fait depuis hier ?
- Je n'ai pas perdu mon temps.
- Oh ! je m'en doute bien !
- Savez-vous qui j'ai rencontré ici ?
- Non.
- Devinez.
- Comment voulez-vous ?...
- Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.
- La maîtresse du petit d'Artagnan ?
- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
- Eh bien, dit Rochefort, voilà encore un hasard qui peut
aller de pair avec l'autre ; M. le cardinal est en
vérité un homme privilégié.
- Comprenez-vous mon étonnement, continua Milady, quand je
me suis trouvée face à face avec cette femme ?
- Vous connaît-elle ?
- Non.
- Alors elle vous regarde comme une étrangère ?
"
Milady sourit.
" Je suis sa meilleure amie !
- Sur mon honneur, dit Rochefort, il n'y a que vous, ma
chère Comtesse, pour faire de ces miracles-là.
- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se
passe ?
- Non.
- On va la venir chercher demain ou après-demain avec un
ordre de la reine.
- Vraiment ? et qui cela ?
- D'Artagnan et ses amis.
- En vérité ils en feront tant, que nous serons
obligés de les envoyer à la Bastille.
- Pourquoi n'est-ce point déjà fait ?
- Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une
faiblesse que je ne comprends pas.
- Vraiment ?
- Oui.
- Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre
conversation à l'auberge du Colombier-Rouge a
été entendue par ces quatre hommes ; dites-lui
qu'après son départ l'un d'eux est
monté et m'a arraché par violence le sauf-conduit
qu'il m'avait donné ; dites-lui qu'ils avaient fait
prévenir Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que,
cette fois encore, ils ont failli faire échouer ma mission,
comme ils ont fait échouer celle des ferrets ; dites-lui que
parmi ces quatre hommes, deux seulement sont à craindre,
d'Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisième, Aramis,
est l'amant de Mme de Chevreuse : il faut laisser vivre
celui-là, on sait son secret, il peut être utile ;
quant au quatrième, Porthos, c'est un sot, un fat et un
niais, qu'il ne s'en occupe même pas.
- Mais ces quatre hommes doivent être à cette
heure au siège de La Rochelle.
- Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a
reçue de Mme de Chevreuse, et qu'elle a eu l'imprudence de
me communiquer, me porte à croire que ces quatre hommes au
contraire sont en campagne pour la venir enlever.
- Diable ! comment faire ?
- Que vous a dit le cardinal à mon égard ?
- De prendre vos dépêches écrites ou
verbales, de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous avez
fait, il avisera à ce que vous devez faire.
- Je dois donc rester ici ? demanda Milady.
- Ici ou dans les environs.
- Vous ne pouvez m'emmener avec vous ?
- Non, l'ordre est formel : aux environs du camp, vous pourriez
être reconnue, et votre présence, vous le
comprenez, compromettrait Son Eminence, surtout après ce qui
vient de se passer là-bas. Seulement, dites-moi d'avance
où vous attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache
toujours où vous retrouver.
- Ecoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
- Pourquoi ?
- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment
à l'autre.
- C'est vrai ; mais alors cette petite femme va échapper
à Son Eminence ?
- Bah ! dit Milady avec un sourire qui n'appartenait qu'à
elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie.
- Ah ! c'est vrai ! je puis donc dire au cardinal, à
l'endroit de cette femme...
- Qu'il soit tranquille.
- Voilà tout ?
- Il saura ce que cela veut dire.
- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?
- Repartir à l'instant même ; il me semble que
les nouvelles que vous reportez valent bien la peine que l'on fasse
diligence.
- Ma chaise s'est cassée en entrant à Lillers.
- A merveille !
- Comment, à merveille ?
- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.
- Et comment partirai-je, alors ?
- A franc étrier.
- Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts
lieues.
- Qu'est-ce que cela ?
- On les fera. Après ?
- Après : en passant à Lillers, vous me renvoyez
la chaise avec ordre à votre domestique de se mettre
à ma disposition.
- Bien.
- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?
- J'ai mon plein pouvoir.
- Vous le montrez à l'abbesse, et vous dites qu'on viendra
me chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai à
suivre la personne qui se présentera en votre nom.
- Très bien !
- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à
l'abbesse.
- A quoi bon ?
- Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j'inspire de la
confiance à cette pauvre petite Mme Bonacieux.
- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce
qui est arrivé ?
- Mais je vous ai raconté les
événements, vous avez bonne mémoire,
répétez les choses comme je vous les ai dites, un
papier se perd.
- Vous avez raison ; seulement que je sache où vous
retrouver, que je n'aille pas courir inutilement dans les environs.
- C'est juste, attendez.
- Voulez-vous une carte ?
- Oh ! je connais ce pays à merveille.
- Vous ? quand donc y êtes-vous venue ?
- J'y ai été élevée.
- Vraiment ?
- C'est bon à quelque chose, vous le voyez, que d'avoir
été élevée quelque part.
- Vous m'attendrez donc... ?
- Laissez-moi réfléchir un instant ; eh ! tenez,
à Armentières.
- Qu'est-ce que cela, Armentières ?
- Une petite ville sur la Lys ! je n'aurai qu'à traverser
la rivière et je suis en pays étranger.
- A merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la
rivière qu'en cas de danger.
- C'est bien entendu.
- Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes
?
- Vous n'avez pas besoin de votre laquais ?
- Non.
- C'est un homme sûr ?
- A l'épreuve.
- Donnez-le-moi ; personne ne le connaît, je le laisse
à l'endroit que je quitte, et il vous conduit où
je suis.
- Et vous dites que vous m'attendez à
Argentières ?
- A Armentières, répondit Milady.
- Ecrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de peur
que je l'oublie ; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce
pas ?
- Eh, qui sait ? N'importe, dit Milady en écrivant le nom
sur une demi- feuille de papier, je me compromets.
- Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu'il
plia et qu'il enfonça dans la coiffe de son feutre ;
d'ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et, dans
le cas où je perdrais ce papier,
répéter le nom tout le long de la route.
Maintenant est-ce tout ?
- Je le crois.
- Cherchons bien : Buckingham mort ou grièvement
blessé ; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre
mousquetaires ; Lord de Winter prévenu de votre
arrivée à Portsmouth ; d'Artagnan et Athos
à la Bastille ; Aramis l'amant de Mme de Chevreuse ; Porthos
un fat ; Mme Bonacieux retrouvée ; vous envoyer la chaise le
plus tôt possible ; mettre mon laquais à votre
disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour que l'abbesse
ne prenne aucun soupçon ; Armentières sur les
bords de la Lys. Est-ce cela ?
- En vérité, mon cher chevalier, vous
êtes un miracle de mémoire. A propos, ajoutez une
chose...
- Laquelle ?
- J'ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin
du couvent, dites qu'il m'est permis de me promener dans ces bois ; qui
sait ? j'aurai peut-être besoin de sortir par une porte de
derrière.
- Vous pensez à tout.
- Et vous, vous oubliez une chose...
- Laquelle ?
- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent.
- C'est juste, combien voulez-vous ?
- Tout ce que vous aurez d'or.
- J'ai cinq cents pistoles à peu près.
- J'en ai autant : avec mille pistoles on fait face à tout
; videz vos poches.
- Voilà, Comtesse.
- Bien, mon cher Comte ! et vous partez... ?
- Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant lequel
j'enverrai chercher un cheval de poste.
- A merveille ! Adieu, Chevalier !
- Adieu, Comtesse.
- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
- Recommandez-moi à Satan " , répliqua
Rochefort.
Milady et Rochefort échangèrent un sourire et se
séparèrent.
Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son
cheval ; cinq heures après il passait à Arras.
Nos lecteurs savent déjà comment il avait
été reconnu par d'Artagnan, et comment cette
reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires,
avait donné une nouvelle activité à
leur voyage.
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Chapitre LXIII.
UNE GOUTTE D'EAU.
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A peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva
Milady le visage riant.
" Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc
arrivé ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?
- Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.
- Je l'ai entendu de la bouche même du messager.
- Venez vous asseoir ici près de moi, dit Milady.
- Me voici.
- Attendez que je m'assure si personne ne nous écoute.
- Pourquoi toutes ces précautions ?
- Vous allez le savoir. "
Milady se leva et alla à la porte, l'ouvrit, regarda dans le
corridor, et revint se rasseoir près de Mme Bonacieux.
" Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.
- Qui cela ?
- Celui qui s'est présenté à
l'abbesse comme l'envoyé du cardinal.
- C'était donc un rôle qu'il jouait ?
- Oui, mon enfant.
- Cet homme n'est donc pas...
- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon
frère.
- Votre frère ! s'écria Mme Bonacieux.
- Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant ; si
vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai perdue,
et vous aussi peut-être.
- Oh ! mon Dieu !
- Ecoutez, voici ce qui se passe : mon frère, qui venait
à mon secours pour m'enlever ici de force, s'il le fallait,
a rencontré l'émissaire du cardinal qui venait me
chercher ; il l'a suivi. Arrivé à un endroit du
chemin solitaire et écarté, il a mis
l'épée à la main en sommant le
messager de lui remettre les papiers dont il était porteur ;
le messager a voulu se défendre, mon frère l'a
tué.
- Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
- C'était le seul moyen, songez-y. Alors mon
frère a résolu de substituer la ruse à
la force : il a pris les papiers, il s'est
présenté ici comme l'émissaire du
cardinal lui-même, et dans une heure ou deux, une voiture
doit venir me prendre de la part de Son Eminence.
- Je comprends ; cette voiture, c'est votre frère qui vous
l'envoie.
- Justement ; mais ce n'est pas tout : cette lettre que vous avez
reçue, et que vous croyez de Mme Chevreuse...
- Eh bien ?
- Elle est fausse.
- Comment cela ?
- Oui, fausse : c'est un piège pour que vous ne fassiez pas
de résistance quand on viendra vous chercher.
- Mais c'est d'Artagnan qui viendra.
- Détrompez-vous, d'Artagnan et ses amis sont retenus au
siège de La Rochelle.
- Comment savez-vous cela ?
- Mon frère a rencontré des
émissaires du cardinal en habits de mousquetaires. On vous
aurait appelée à la porte, vous auriez cru avoir
affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ramenait
à Paris.
- Oh ! mon Dieu ! ma tête se perd au milieu de ce chaos
d'iniquités. Je sens que si cela durait, continua Mme
Bonacieux en portant ses mains à son front, je deviendrais
folle !
- Attendez...
- Quoi ?
- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frère
qui repart ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. "
Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à Mme
Bonacieux de l'y rejoindre. La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
" Adieu, frère " , s'écria Milady.
Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et,
tout courant, fit à Milady un signe amical de la main.
" Ce bon Georges ! " dit-elle en refermant la fenêtre avec
une expression de visage pleine d'affection et de
mélancolie.
Et elle revint s'asseoir à sa place, comme si elle
eût été plongée dans des
réflexions toutes personnelles.
" Chère dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre
! mais que me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus
d'expérience que moi, parlez, je vous écoute.
- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d'Artagnan
et ses amis viennent véritablement à votre
secours.
- Oh ! c'eût été trop beau !
s'écria Mme Bonacieux, et tant de bonheur n'est pas fait
pour moi !
- Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de
temps, une espèce de course à qui arrivera le
premier. Si ce sont vos amis qui l'emportent en rapidité,
vous êtes sauvée ; si ce sont les satellites du
cardinal, vous êtes perdue.
- Oh ! oui, oui, perdue sans miséricorde ! Que faire donc ?
que faire ?
- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
- Lequel, dites ?
- Ce serait d'attendre, cachée dans les environs, et de
s'assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
- Mais où attendre ?
- Oh ! ceci n'est point une question : moi-même je
m'arrête et je me cache à quelques lieues d'ici en
attendant que mon frère vienne me rejoindre ; Eh bien, je
vous emmène avec moi, nous nous cachons et nous attendons
ensemble.
- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque
prisonnière.
- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous
croira pas très pressée de me suivre.
- Eh bien ?
- Eh bien, la voiture est à la porte, vous me dites adieu,
vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une
dernière fois ; le domestique de mon frère qui
vient me prendre est prévenu, il fait un signe au postillon,
et nous partons au galop.
- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ?
- Ne le saurons-nous pas ?
- Comment ?
- Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune
ce domestique de mon frère, à qui, je vous l'ai
dit, nous pouvons nous fier ; il prend un déguisement et se
loge en face du couvent : si ce sont les émissaires du
cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses
amis, il les amène où nous sommes.
- Il les connaît donc ?
- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi !
- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour
le mieux ; mais ne nous éloignons pas d'ici.
- A sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la
frontière par exemple, et à la
première alerte, nous sortons de France.
- Et d'ici là, que faire ?
- Attendre.
- Mais s'ils arrivent ?
- La voiture de mon frère arrivera avant eux.
- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; à
dîner ou à souper, par exemple ?
- Faites une chose.
- Laquelle ?
- Dites à votre bonne supérieure que, pour nous
quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de
partager mon repas.
- Le permettra-t-elle ?
- Quel inconvénient y a-t-il à cela ?
- Oh ! très bien, de cette façon nous ne nous
quitterons pas un instant !
- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je me
sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.
- Allez, et où vous retrouverai-je ?
- Ici, dans une heure.
- Ici, dans une heure ; oh ! vous êtes bonne et je vous
remercie.
- Comment ne m'intéresserais-je pas à vous ?
Quand vous ne seriez pas belle et charmante, n'êtes-vous pas
l'amie d'un de mes meilleurs amis !
- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !
- Je l'espère bien. Allons ! tout est convenu, descendons.
- Vous allez au jardin ?
- Oui.
- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
- A merveille ! merci. "
Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un
charmant sourire.
Milady avait dit la vérité, elle avait la
tête lourde ; car ses projets mal classés s'y
heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d'être
seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensées. Elle
voyait vaguement dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu de silence
et de quiétude pour donner à toutes ses
idées, encore confuses, une forme distincte, un plan
arrêté.
Ce qu'il y avait de plus pressé, c'était
d'enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de
sûreté, et là, le cas
échéant, de s'en faire un otage. Milady
commençait à redouter l'issue de ce duel
terrible, où ses ennemis mettaient autant de
persévérance qu'elle mettait, elle,
d'acharnement.
D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue
était proche et ne pouvait manquer d'être
terrible.
Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, était donc
de tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux,
c'était la vie de d'Artagnan ; c'était plus que
sa vie, c'était celle de la femme qu'il aimait ;
c'était, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et
d'obtenir sûrement de bonnes conditions.
Or, ce point était arrêté : Mme
Bonacieux, sans défiance, la suivait ; une fois
cachée avec elle à Armentières, il
était facile de lui faire croire que d'Artagnan
n'était pas venu à Béthune. Dans
quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze
jours, d'ailleurs, elle aviserait à ce qu'elle aurait
à faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s'ennuierait
pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les
événements pussent accorder à une
femme de son caractère : une bonne vengeance à
perfectionner.
Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d'elle et
classait dans sa tête la topographie du jardin. Milady
était comme un bon général, qui
prévoit tout ensemble la victoire et la défaite,
et qui est tout prêt, selon les chances de la bataille,
à marcher en avant ou à battre en retraite.
Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ;
c'était celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait
naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles
allaient souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture qui
s'arrêtait à la porte.
" Entendez-vous ? dit-elle.
- Oui, le roulement d'une voiture.
- C'est celle que mon frère nous envoie.
- Oh ! mon Dieu !
- Voyons, du courage ! "
On sonna à la porte du couvent, Milady ne s'était
pas trompée.
" Montez dans votre chambre, dit-elle à Mme Bonacieux, vous
avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.
- J'ai ses lettres, dit-elle.
- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous
souperons à la hâte ; peut-être
voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces.
- Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine,
le coeur m'étouffe, je ne puis marcher.
- Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d'heure
vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allez
faire, c'est pour lui que vous le faites.
- Oh ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un seul
mot ; allez, je vous rejoins. "
Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort,
et lui donna ses instructions.
Il devait attendre à la porte ; si par hasard les
mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le
tour du couvent, et allait attendre Milady à un petit
village qui était situé de l'autre
côté du bois. Dans ce cas, Milady traversait le
jardin et gagnait le village à pied ; nous l'avons dit
déjà, Milady connaissait à merveille
cette partie de la France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il
était convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous
prétexte de lui dire adieu, et Milady enlevait Mme
Bonacieux.
Mme Bonacieux entra, et pour lui ôter tout
soupçon, si elle en avait, Milady
répéta devant elle au laquais toute la
dernière partie de ses instructions.
Milady fit quelques questions sur la voiture : c'était une
chaise attelée de trois chevaux, conduite par un postillon ;
le laquais de Rochefort devait la précéder en
courrier.
C'était à tort que Milady craignait que Mme
Bonacieux n'eût des soupçons : la pauvre jeune
femme était trop pure pour soupçonner dans une
autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de
Winter, qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse, lui
était parfaitement inconnu, et elle ignorait même
qu'une femme eût eu une part si grande et si fatale aux
malheurs de sa vie.
" Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est
prêt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient
chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers
ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. "
Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre
de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet.
" Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui
vient ; au point du jour nous serons arrivées dans notre
retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons,
du courage, prenez quelque chose. "
Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées et
trempa ses lèvres dans son verre.
" Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien à ses
lèvres, faites comme moi. "
Mais au moment où elle l'approchait de sa bouche, sa main
resta suspendue : elle venait d'entendre sur la route comme le
roulement lointain d'un galop qui allait s'approchant ; puis, presque
en même temps, il lui sembla entendre des hennissements de
chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage réveille
au milieu d'un beau rêve ; elle pâlit et courut
à la fenêtre, tandis que Mme Bonacieux, se levant
toute tremblante, s'appuyait sur sa chaise pour ne point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait
toujours se rapprochant.
- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ?
- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid
terrible ; restez où vous êtes, je vais vous le
dire. "
Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pâle comme
une statue.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être
à plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point
encore, c'est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit
devenait si distinct, qu'on eût pu compter les chevaux par le
bruit saccadé de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait
juste assez clair pour qu'elle pût reconnaître ceux
qui venaient.
Tout à coup, au détour du chemin, elle vit
reluire des chapeaux galonnés et flotter des plumes ; elle
compta deux, puis cinq, puis huit cavaliers ; l'un d'eux
précédait tous les autres de deux longueurs de
cheval.
Milady poussa un rugissement étouffé. Dans celui
qui tenait la tête elle reconnut d'Artagnan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Mme Bonacieux, qu'y
a-t-il donc ?
- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant
à perdre ! s'écria Milady. Fuyons, fuyons !
- Oui, oui, fuyons " , répéta Mme Bonacieux,
mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu'elle
était à sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.
" Venez donc ! mais venez donc ! s'écriait Milady en
essayant de traîner la jeune femme par le bras.
Grâce au jardin, nous pouvons fuir encore, j'ai la clef, mais
hâtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard. "
Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux.
Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en
venir à bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à
la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups
de feu retentirent.
" Une dernière fois, voulez-vous venir ? s'écria
Milady.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me
manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule.
- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " ,
s'écria Milady.
Tout à coup, un éclair livide jaillit de ses
yeux, d'un bond, éperdue, elle courut à la table,
versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un chaton de bague
qu'elle ouvrit avec une promptitude singulière.
C'était un grain rougeâtre qui se fondit
aussitôt.
Puis, prenant le verre d'une main ferme :
" Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. "
Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme, qui
but machinalement.
" Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en
reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi !
on fait ce qu'on peut. "
Et elle s'élança hors de l'appartement.
Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle
était comme ces gens qui rêvent qu'on les poursuit
et qui essayent vainement de marcher.
Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissait
à la porte ; à chaque instant Mme Bonacieux
s'attendait à voir reparaître Milady, qui ne
reparaissait pas.
Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide
à son front brûlant.
Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit
des bottes et des éperons retentit par les escaliers ; il se
faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au
milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom.
Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et
s'élança vers la porte, elle avait reconnu la
voix de d'Artagnan.
" D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'écria-t-elle, est-ce vous ?
Par ici, par ici.
- Constance ! Constance ! répondit le jeune homme,
où êtes-vous ? mon Dieu ! "
Au même moment, la porte de la cellule céda au
choc plutôt qu'elle ne s'ouvrit ; plusieurs hommes se
précipitèrent dans la chambre ; Mme Bonacieux
était tombée dans un fauteuil sans pouvoir faire
un mouvement.
D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait à la
main, et tomba à genoux devant sa maîtresse, Athos
repassa le sien à sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui
tenaient leurs épées nues, les remirent au
fourreau.
" Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimé d'Artagnan ! tu viens donc
enfin, tu ne m'avais pas trompée, c'est bien toi !
- Oui, oui, Constance ! réunis !
- Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais
pas, j'espérais sourdement ; je n'ai pas voulu fuir ; oh !
comme j'ai bien fait, comme je suis heureuse ! "
A ce mot elle , Athos, qui s'était
assis tranquillement, se leva tout à coup.
" Elle ! qui elle ? demanda
d'Artagnan.
- Mais ma compagne ; celle qui, par amitié pour moi,
voulait me soustraire à mes persécuteurs ; celle
qui, vous prenant pour des gardes du cardinal, vient de s'enfuir.
- Votre compagne, s'écria d'Artagnan, devenant plus
pâle que le voile blanc de sa maîtresse, de quelle
compagne voulez-vous donc parler ?
- De celle dont la voiture était à la porte,
d'une femme qui se dit votre amie, d'Artagnan ; d'une femme
à qui vous avez tout raconté.
- Son nom, son nom ! s'écria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne
savez-vous donc pas son nom ?
- Si fait, on l'a prononcé devant moi ;, attendez... mais
c'est étrange... oh ! mon Dieu ! ma tête se
trouble, je n'y vois plus.
- A moi, mes amis, à moi ! ses mains sont
glacées, s'écria d'Artagnan, elle se trouve mal ;
grand Dieu ! elle perd connaissance ! "
Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa
voix, Aramis courut à la table pour prendre un verre d'eau ;
mais il s'arrêta en voyant l'horrible altération
du visage d'Athos, qui, debout devant la table, les cheveux
hérissés, les yeux glacés de stupeur,
regardait l'un des verres et semblait en proie au doute le plus
horrible.
" Oh ! disait Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu ne permettrait
pas un pareil crime.
- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau !
" pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix
brisée.
Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan.
" Elle revient à elle ! s'écria le jeune homme.
Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je te remercie !
- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! à qui ce
verre vide ?
- A moi, Monsieur... , répondit la jeune femme d'une voix
mourante.
- Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce
verre ?
- Elle.
- Mais, qui donc elle ?
Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... "
Les quatre amis poussèrent un seul et même cri,
mais celui d'Athos domina tous les autres.
En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur
sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et
d'Aramis.
D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile
à décrire.
" Et quoi ! dit-il, tu crois... "
Sa voix s'éteignit dans un sanglot.
" Je crois tout, dit Athos en se mordant les lèvres jusqu'au
sang.
- D'Artagnan, d'Artagnan ! s'écria Mme Bonacieux,
où es-tu ? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais
mourir. "
D'Artagnan lâcha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre
ses mains crispées, et courut à elle.
Son visage si beau était tout bouleversé, ses
yeux vitreux n'avaient déjà plus de regard, un
tremblement convulsif agitait son corps, la sueur coulait sur son
front.
" Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis, demandez du
secours !
- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de
contrepoison.
- Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du
secours ! "
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tête du
jeune homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute
son âme était passée dans son regard,
et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses lèvres sur les
siennes.
" Constance ! Constance ! " s'écria d'Artagnan.
Un soupir s'échappa de la bouche de Mme Bonacieux,
effleurant celle de d'Artagnan ; ce soupir, c'était cette
âme si chaste et si aimante qui remontait au ciel.
D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa
maîtresse, aussi pâle et aussi glacé
qu'elle.
Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de
la croix.
En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi pâle
que ceux qui étaient dans la chambre, et regarda tout autour
de lui, vit Mme Bonacieux morte et d'Artagnan évanoui.
Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit les
grandes catastrophes.
" Je ne m'étais pas trompé, dit-il,
voilà M. d'Artagnan, et vous êtes ses trois amis,
MM. Athos, Porthos et Aramis. "
Ceux dont les noms venaient d'être prononcés
regardaient l'étranger avec étonnement, il leur
semblait à tous trois le reconnaître.
" Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi
à la recherche d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire
terrible, a dû passer par ici, car j'y vois un cadavre ! "
Les trois amis restèrent muets ; seulement la voix comme le
visage leur rappelait un homme qu'ils avaient
déjà vu ; cependant, ils ne pouvaient se souvenir
dans quelles circonstances.
" Messieurs, continua l'étranger, puisque vous ne voulez pas
reconnaître un homme qui probablement vous doit la vie deux
fois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le
beau-frère de cette femme. "
Les trois amis jetèrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
" Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous êtes des
nôtres.
- Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth, dit
Lord de Winter ; je suis arrivé trois heures
après elle à Boulogne, je l'ai manquée
de vingt minutes à Saint-Omer ; enfin, à Lillers,
j'ai perdu sa trace. J'allais au hasard, m'informant à tout
le monde, quand je vous ai vus passer au galop ; j'ai reconnu M.
d'Artagnan. Je vous ai appelés, vous ne m'avez pas
répondu ; j'ai voulu vous suivre, mais mon cheval
était trop fatigué pour aller du même
train que les vôtres. Et cependant il paraît que
malgré la diligence que vous avez faite, vous êtes
encore arrivés trop tard !
- Vous voyez, dit Athos en montrant à Lord de Winter Mme
Bonacieux morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de
rappeler à la vie.
- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter.
- Non, heureusement, répondit Athos, M. d'Artagnan n'est
qu'évanoui.
- Ah ! tant mieux ! " dit Lord de Winter.
En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux.
Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme un
insensé sur le corps de sa maîtresse.
Athos se leva, marcha vers son ami d'un pas lent et solennel,
l'embrassa tendrement, et, comme il éclatait en sanglots, il
lui dit de sa voix si noble et si persuasive :
" Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les
vengent !
- Oh ! oui, dit d'Artagnan, oui ! si c'est pour la venger, je suis
prêt à te suivre ! "
Athos profita de ce moment de force que l'espoir de la vengeance
rendait à son malheureux ami pour faire signe à
Porthos et à Aramis d'aller chercher la
supérieure.
Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor, encore
toute troublée et tout éperdue de tant
d'événements ; elle appela quelques religieuses,
qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvèrent
en présence de cinq hommes.
" Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien, nous
abandonnons à vos soins pieux le corps de cette malheureuse
femme. Ce fut un ange sur la terre avant d'être un ange au
ciel. Traitez- la comme une de vos soeurs ; nous reviendrons un jour
prier sur sa tombe. "
D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et
éclata en sanglots.
" Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de vie
! Hélas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! "
Et il entraîna son ami, affectueux comme un père,
consolant comme un prêtre, grand comme l'homme qui a beaucoup
souffert.
Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride,
s'avancèrent vers la ville de Béthune, dont on
apercevait le faubourg, et ils s'arrêtèrent devant
la première auberge qu'ils rencontrèrent.
" Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ?
- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures à prendre.
- Elle nous échappera, reprit le jeune homme, elle nous
échappera, Athos, et ce sera ta faute.
- Je réponds d'elle " , dit Athos.
D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu'il
baissa la tête et entra dans l'auberge sans rien
répondre.
Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien à
l'assurance d'Athos.
Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de
d'Artagnan.
" Maintenant, Messieurs, dit Athos lorsqu'il se fut assuré
qu'il y avait cinq chambres de libres dans l'hôtel,
retirons-nous chacun chez soi ; d'Artagnan a besoin d'être
seul pour pleurer et vous pour dormir. Je me charge de tout, soyez
tranquilles.
- Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s'il y a quelque
mesure à prendre contre la comtesse, cela me regarde : c'est
ma belle- soeur.
- Et moi, dit Athos, c'est ma femme. "
D'Artagnan tressaillit, car il comprit qu'Athos était
sûr de sa vengeance, puisqu'il révélait
un pareil secret ; Porthos et Aramis se regardèrent en
pâlissant. Lord de Winter pensa qu'Athos était
fou.
" Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien
qu'en ma qualité de mari cela me regarde. Seulement,
d'Artagnan, si vous ne l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui
s'est échappé du chapeau de cet homme et sur
lequel est écrit le nom de la ville...
- Ah ! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom écrit de sa
main...
- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel !
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Chapitre LXIV.
L'HOMME AU MANTEAU ROUGE.
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Le désespoir d'Athos avait fait place à une
douleur concentrée, qui rendait plus lucides encore les
brillantes facultés d'esprit de cet homme.
Tout entier à une seule pensée, celle de la
promesse qu'il avait faite et de la responsabilité qu'il
avait prise, il se retira le dernier dans sa chambre, pria
l'hôte de lui procurer une carte de la province, se courba
dessus, interrogea les lignes tracées, reconnut que quatre
chemins différents se rendaient de Béthune
à Armentières, et fit appeler les valets.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se
présentèrent et reçurent les ordres
clairs, ponctuels et graves d'Athos.
Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre
à Armentières, chacun par une route
différente. Planchet, le plus intelligent des quatre, devait
suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les
quatre amis avaient tiré, et qui était
accompagnée, on se le rappelle, du domestique de Rochefort.
Athos mit les valets en campagne d'abord, parce que, depuis que ces
hommes étaient à son service et à
celui de ses amis, il avait reconnu en chacun d'eux des
qualités différentes et essentielles.
Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de
défiance que leurs maîtres, et trouvent plus de
sympathie chez ceux auxquels ils s'adressent.
Enfin, Milady connaissait les maîtres, tandis qu'elle ne
connaissait pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient
parfaitement Milady.
Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain,
à onze heures à l'endroit indiqué ;
s'ils avaient découvert la retraite de Milady, trois
resteraient à la garder, le quatrième reviendrait
à Béthune pour prévenir Athos et
servir de guide aux quatre amis.
Ces dispositions prises, les valets se retirèrent
à leur tour.
Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son
épée, s'enveloppa dans son manteau et sortit de
l'hôtel ; il était dix heures à peu
près. A dix heures du soir, on le sait, en province les rues
sont peu fréquentées. Athos cependant cherchait
visiblement quelqu'un à qui il pût adresser une
question. Enfin il rencontra un passant attardé, s'approcha
de lui, lui dit quelques paroles ; l'homme auquel il s'adressait recula
avec terreur, cependant il répondit aux paroles du
mousquetaire par une indication. Athos offrit à cet homme
une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa.
Athos s'enfonça dans la rue que l'indicateur avait
désignée du doigt ; mais, arrivé
à un carrefour, il s'arrêta de nouveau,
visiblement embarrassé. Cependant, comme, plus qu'aucun
autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu'un,
il s'y arrêta. En effet, au bout d'un instant, un veilleur de
nuit passa. Athos lui répéta la même
question qu'il avait déjà faite à la
première personne qu'il avait rencontrée, le
veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa
à son tour d'accompagner Athos, et lui montra de la main le
chemin qu'il devait suivre.
Athos marcha dans la direction indiquée et atteignit le
faubourg situé à
l'extrémité de la ville opposée
à celle par laquelle lui et ses compagnons
étaient entrés. Là il parut de nouveau
inquiet et embarrassé, et s'arrêta pour la
troisième fois.
Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui
demander l'aumône. Athos lui proposa un écu pour
l'accompagner où il allait. Le mendiant hésita un
instant, mais à la vue de la pièce d'argent qui
brillait dans l'obscurité, il se décida et marcha
devant Athos.
Arrivé à l'angle d'une rue, il lui montra de loin
une petite maison isolée, solitaire, triste ; Athos s'en
approcha, tandis que le mendiant, qui avait reçu son
salaire, s'en éloignait à toutes jambes.
Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la
couleur rougeâtre dont cette maison était peinte ;
aucune lumière ne paraissait à travers les
gerçures des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire
supposer qu'elle fût habitée, elle
était sombre et muette comme un tombeau.
Trois fois Athos frappa sans qu'on lui répondît.
Au troisième coup cependant des pas intérieurs se
rapprochèrent ; enfin la porte s'entrebâilla, et
un homme de haute taille, au teint pâle, aux cheveux et
à la barbe noire, parut.
Athos et lui échangèrent quelques mots
à voix basse, puis l'homme à la haute taille fit
signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer. Athos profita à
l'instant même de la permission, et la porte se referma
derrière lui.
L'homme qu'Athos était venu chercher si loin et qu'il avait
trouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son
laboratoire, où il était occupé
à retenir avec des fils de fer les os cliquetants d'un
squelette. Tout le corps était déjà
rajusté : la tête seule était
posée sur une table.
Tout le reste de l'ameublement indiquait que celui chez lequel on se
trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux
pleins de serpents, étiquetés selon les
espèces ; des lézards
desséchés reluisaient comme des
émeraudes taillées dans de grands cadres de bois
noir ; enfin, des bottes d'herbes sauvages, odoriférantes et
sans doute douées de vertus inconnues au vulgaire des
hommes, étaient attachées au plafond et
descendaient dans les angles de l'appartement.
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l'homme à la
haute taille habitait seul cette maison.
Athos jeta un coup d'oeil froid et indifférent sur tous les
objets que nous venons de décrire, et, sur l'invitation de
celui qu'il venait chercher, il s'assit près de lui.
Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il
réclamait de lui ; mais à peine eut-il
exposé sa demande, que l'inconnu, qui était
resté debout devant le mousquetaire, recula de terreur et
refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel
étaient écrites deux lignes
accompagnées d'une signature et d'un sceau, et le
présenta à celui qui donnait trop
prématurément ces signes de
répugnance. L'homme à la grande taille eut
à peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le
sceau, qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait plus aucune objection
à faire, et qu'il était prêt
à obéir.
Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en
s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir, rentra dans
l'hôtel et s'enferma chez lui.
Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu'il
fallait faire.
" Attendre " , répondit Athos.
Quelques instants après, la supérieure du couvent
fit prévenir les mousquetaires que l'enterrement de la
victime de Milady aurait lieu à midi. Quant à
l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle
avait dû fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait
reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvé la
porte fermée ; quant à la clé, elle
avait disparu.
A l'heure indiquée, Lord de Winter et les quatre amis se
rendirent au couvent : les cloches sonnaient à toute
volée, la chapelle était ouverte, la grille du
choeur était fermée. Au milieu du choeur, le
corps de la victime, revêtue de ses habits de novice,
était exposé. De chaque côté
du choeur et derrière des grilles s'ouvrant sur le couvent
était toute la communauté des
carmélites, qui écoutait de là le
service divin et mêlait son chant au chant des
prêtres, sans voir les profanes et sans être vue
d'eux.
A la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui fuyait de
nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.
Fidèle à sa mission de vengeance, Athos
s'était fait conduire au jardin ; et là, sur le
sable, suivant les pas légers de cette femme qui avait
laissé une trace sanglante partout où elle avait
passé, il s'avança jusqu'à la porte
qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s'enfonça dans
la forêt.
Alors tous ses doutes se confirmèrent : le chemin par lequel
la voiture avait disparu contournait la forêt. Athos suivit
le chemin quelque temps les yeux fixés sur le sol ; de
légères taches de sang, qui provenaient d'une
blessure faite ou à l'homme qui accompagnait la voiture en
courrier, ou à l'un des chevaux, piquetaient le chemin. Au
bout de trois quarts de lieue à peu près,
à cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large
apparaissait ; le sol était piétiné
par les chevaux. Entre la forêt et cet endroit
dénonciateur, un peu en arrière de la terre
écorchée, on retrouvait la même trace
de petits pas que dans le jardin ; la voiture s'était
arrêtée.
En cet endroit, Milady était sortie du bois et
était montée dans la voiture.
Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses
soupçons, Athos revint à l'hôtel et
trouva Planchet qui l'attendait avec impatience.
Tout était comme l'avait prévu Athos.
Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarqué
les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit
où les chevaux s'étaient
arrêtés ; mais il avait poussé plus
loin qu'Athos, de sorte qu'au village de Festubert, en buvant dans une
auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que la
veille, à huit heures et demie du soir, un homme
blessé, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une
chaise de poste, avait été obligé de
s'arrêter, ne pouvant aller plus loin. L'accident avait
été mis sur le compte de voleurs qui auraient
arrêté la chaise dans le bois. L'homme
était resté dans le village, la femme avait
relayé et continué son chemin.
Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit la
chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu'à
Fromelles, et de Fromelles elle était partie pour
Armentières. Planchet prit la traverse, et à sept
heures du matin il était à
Armentières.
Il n'y avait qu'un seul hôtel, celui de la Poste. Planchet
alla s'y présenter comme un laquais sans place qui cherchait
une condition. Il n'avait pas causé dix minutes avec les
gens de l'auberge, qu'il savait qu'une femme seule était
arrivée à onze heures du soir, avait pris une
chambre, avait fait venir le maître d'hôtel et lui
avait dit qu'elle désirerait demeurer quelque temps dans les
environs.
Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez-
vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, les
plaça en sentinelles à toutes les issues de
l'hôtel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les
renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrèrent.
Tous les visages étaient sombres et crispés,
même le doux visage d'Aramis.
" Que faut-il faire ? demanda d'Artagnan.
- Attendre " , répondit Athos.
Chacun se retira chez soi.
A huit heures du soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux, et
fit prévenir Lord de Winter et ses amis qu'ils eussent
à se préparer pour l'expédition.
En un instant tous cinq furent prêts. Chacun visita ses armes
et les mit en état. Athos descendit le premier et trouva
d'Artagnan déjà à cheval et
s'impatientant.
" Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un. "
Les quatre cavaliers regardèrent autour d'eux avec
étonnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit
quel était ce quelqu'un qui pouvait leur manquer.
En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire sauta
légèrement en selle.
" Attendez-moi, dit-il, je reviens. "
Et il partit au galop.
Un quart d'heure après, il revint effectivement
accompagné d'un homme masqué et
enveloppé d'un grand manteau rouge.
Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogèrent du
regard. Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous
ignoraient ce qu'était cet homme. Cependant ils
pensèrent que cela devait être ainsi, puisque la
chose se faisait par l'ordre d'Athos.
A neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade se
mit en route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture.
C'était un triste aspect que celui de ces six hommes courant
en silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes
comme le désespoir, sombres comme le châtiment.
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Chapitre LXV.
LE JUGEMENT.
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C'était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages
couraient au ciel, voilant la clarté des étoiles
; la lune ne devait se lever qu'à minuit.
Parfois, à la lueur d'un éclair qui brillait
à l'horizon, on apercevait la route qui se
déroulait blanche et solitaire ; puis, l'éclair
éteint, tout rentrait dans l'obscurité.
A chaque instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours à la
tête de la petite troupe, à reprendre son rang
qu'au bout d'un instant il abandonnait de nouveau ; il n'avait qu'une
pensée, c'était d'aller en avant, et il allait.
On traversa en silence le village de Festubert, où
était resté le domestique blessé, puis
on longea le bois de Richebourg ; arrivés à
Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à
gauche.
Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient
essayé d'adresser la parole à l'homme au manteau
rouge ; mais à chaque interrogation qui lui avait
été faite, il s'était
incliné sans répondre. Les voyageurs avaient
alors compris qu'il y avait quelque raison pour que l'inconnu
gardât le silence, et ils avaient cessé de lui
adresser la parole.
D'ailleurs, l'orage grossissait, les éclairs se
succédaient rapidement, le tonnerre commençait
à gronder, et le vent, précurseur de l'ouragan,
sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au-delà de Fromelles, l'orage éclata ; on
déploya les manteaux ; il restait encore trois lieues
à faire : on les fit sous des torrents de pluie.
D'Artagnan avait ôté son feutre et n'avait pas mis
son manteau ; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l'eau
sur son front brûlant et sur son corps agité de
frissons fiévreux.
Au moment où la petite troupe avait
dépassé Goskal et allait arriver à la
poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha
du tronc avec lequel il était resté confondu dans
l'obscurité, et s'avança jusqu'au milieu de la
route, mettant son doigt sur ses lèvres.
Athos reconnut Grimaud.
" Qu'y a-t-il donc ? s'écria d'Artagnan, aurait-elle
quitté Armentières ? "
Grimaud fit de sa tête un signe affirmatif. D'Artagnan
grinça des dents.
" Silence, d'Artagnan ! dit Athos, c'est moi qui me suis
chargé de tout, c'est donc à moi d'interroger
Grimaud.
- Où est-elle ? " demanda Athos.
Grimaud étendit la main dans la direction de la Lys.
" Loin d'ici ? " demanda Athos.
Grimaud présenta à son maître son index
plié.
" Seule ? " demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
" Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue
d'ici, dans la direction de la rivière.
- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud. "
Grimaud prit à travers champs, et servit de guide
à la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva
un ruisseau, que l'on traversa à gué.
A la lueur d'un éclair, on aperçut le village
d'Erquinghem.
" Est-ce là ? " demanda d'Artagnan.
Grimaud secoua la tête en signe de négation.
" Silence donc ! " dit Athos.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre éclair brilla ; Grimaud étendit le bras,
et à la lueur bleuâtre du serpent de feu on
distingua une petite maison isolée, au bord de la
rivière, à cent pas d'un bac. Une
fenêtre était éclairée.
" Nous y sommes " , dit Athos.
En ce moment, un homme couché dans le fossé se
leva, c'était Mousqueton ; il montra du doigt la
fenêtre éclairée.
" Elle est là, dit-il.
- Et Bazin ? demanda Athos.
- Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.
- Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles
serviteurs. " Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit
la bride aux mains de Grimaud, et s'avança vers la
fenêtre après avoir fait signe au reste de la
troupe de tourner du côté de la porte.
La petite maison était entourée d'une haie vive,
de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint
jusqu'à la fenêtre privée de
contrevents, mais dont les demi-rideaux étaient exactement
tirés.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son oeil pût
dépasser la hauteur des rideaux.
A la lueur d'une lampe, il vit une femme enveloppée d'une
mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d'un
feu mourant : ses coudes étaient posés sur une
mauvaise table, et elle appuyait sa tête dans ses deux mains
blanches comme l'ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur
les lèvres d'Athos, il n'y avait pas à s'y
tromper ; c'était bien celle qu'il cherchait.
En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tête, vit,
collé à la vitre, le visage pâle
d'Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu'il était reconnu, poussa la
fenêtre du genou et de la main, la fenêtre
céda, les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.
Milady courut à la porte et l'ouvrit ; plus pâle
et plus menaçant encore qu'Athos, d'Artagnan
était sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D'Artagnan, croyant qu'elle avait
quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne leur
échappât, tira un pistolet de sa ceinture ; mais
Athos leva la main.
" Remets cette arme à sa place, d'Artagnan, dit-il, il
importe que cette femme soit jugée et non
assassinée. Attends encore un instant, d'Artagnan, et tu
seras satisfait. Entrez, Messieurs. "
D'Artagnan obéit, car Athos avait la voix solennelle et le
geste puissant d'un juge envoyé par le Seigneur
lui-même. Aussi, derrière d'Artagnan,
entrèrent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l'homme au
manteau rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.
Milady était tombée sur sa chaise les mains
étendues, comme pour conjurer cette terrible apparition ; en
apercevant son beau-frère, elle jeta un cri terrible.
" Que demandez-vous ? s'écria Milady.
- Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s'est
appelée d'abord la comtesse de La Fère, puis Lady
de Winter, baronne de Sheffield.
- C'est moi, c'est moi ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que
me voulez-vous ?
- Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vous serez
libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez.
Monsieur d'Artagnan, à vous d'accuser le premier. "
D'Artagnan s'avança.
" Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir. "
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
" Nous attestons " , dirent d'un seul mouvement les deux mousquetaires.
D'Artagnan continua.
" Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir voulu
m'empoisonner moi-même, dans du vin qu'elle m'avait
envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin
venait de mes amis ; Dieu m'a sauvé ; mais un homme est mort
à ma place, qui s'appelait Brisemont.
- Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.
- Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme de m'avoir
poussé au meurtre du baron de Wardes ; et, comme personne
n'est là pour attester la vérité de
cette accusation, je l'atteste, moi.
" J'ai dit. "
Et d'Artagnan passa de l'autre côté de la chambre
avec Porthos et Aramis.
" A vous, Milord ! " dit Athos.
Le baron s'approcha à son tour.
" Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
- Le duc de Buckingham assassiné ?
s'écrièrent d'un seul cri tous les assistants.
- Oui, dit le baron, assassiné ! Sur la lettre d'avis que
vous m'aviez écrite, j'avais fait arrêter cette
femme, et je l'avais donnée en garde à un loyal
serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans
la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment
peut-être Felton paie de sa tête le crime de cette
furie. "
Un frémissement courut parmi les juges à la
révélation de ces crimes encore inconnus.
" Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter ; mon frère, qui
vous avait faite son héritière, est mort en trois
heures d'une étrange maladie qui laisse des taches livides
sur tout le corps. Ma soeur, comment votre mari est-il mort ?
- Horreur ! s'écrièrent Porthos et Aramis.
- Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon
frère, je demande justice contre vous, et je
déclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai. "
Et Lord de Winter alla se ranger près de d'Artagnan,
laissant la place libre à un autre accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de
rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.
" A mon tour, dit Athos, tremblant lui-même comme le lion
tremble à l'aspect du serpent, à mon tour.
J'épousai cette femme quand elle était jeune
fille, je l'épousai malgré toute ma famille ; je
lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un jour je
m'aperçus que cette femme était
flétrie : cette femme était marquée
d'une fleur de lys sur l'épaule gauche.
- Oh ! dit Milady en se levant, je défie de retrouver le
tribunal qui a prononcé sur moi cette sentence
infâme. Je défie de retrouver celui qui l'a
exécutée.
- Silence, dit une voix.
- A ceci, c'est à moi de répondre ! "
Et l'homme au manteau rouge s'approcha à son tour.
" Quel est cet homme, quel est cet homme ? " s'écria Milady
suffoquée par la terreur et dont les cheveux se
dénouèrent et se dressèrent sur sa
tête livide comme s'ils eussent été
vivants.
Tous les yeux se tournèrent sur cet homme, car à
tous, excepté à Athos, il était
inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction que
les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver
mêlé en quelque chose à l'horrible
drame qui se dénouait en ce moment.
Après s'être approché de Milady, d'un
pas lent et solennel, de manière que la table seule le
séparât d'elle, l'inconnu ôta son
masque.
Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage
pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont
la seule expression était une impassibilité
glacée, puis tout à coup :
" Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu'au mur ;
non, non, c'est une apparition infernale ! ce n'est pas lui ! A moi !
à moi ! " s'écria-t-elle d'une voix rauque en se
retournant vers la muraille, comme si elle eût pu s'y ouvrir
un passage avec ses mains.
" Mais qui êtes-vous donc ? s'écrièrent
tous les témoins de cette scène.
- Demandez-le à cette femme, dit l'homme au manteau rouge,
car vous voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle.
- Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! " s'écria
Milady en proie à une terreur insensée et se
cramponnant des mains à la muraille pour ne pas tomber.
Tout le monde s'écarta, et l'homme au manteau rouge resta
seul debout au milieu de la salle.
" Oh ! grâce ! grâce ! pardon ! "
s'écria la misérable en tombant à
genoux.
L'inconnu laissa le silence se rétablir.
" Je vous le disais bien qu'elle m'avait reconnu ! reprit-il. Oui, je
suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. "
Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on
attendait les paroles avec une avide anxiété.
" Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi
belle qu'elle est belle aujourd'hui. Elle était religieuse
au couvent des bénédictines de Templemar. Un
jeune prêtre au coeur simple et croyant desservait
l'église de ce couvent ; elle entreprit de le
séduire et y réussit, elle eût
séduit un saint.
" Leurs voeux à tous deux étaient
sacrés, irrévocables ; leur liaison ne pouvait
durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu'ils
quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble,
pour gagner une autre partie de la France, où ils pussent
vivre tranquilles parce qu'ils seraient inconnus, il fallait de
l'argent ; ni l'un ni l'autre n'en avait. Le prêtre vola les
vases sacrés, les vendit ; mais comme ils
s'apprêtaient à partir ensemble, ils furent
arrêtés tous deux.
" Huit jours après, elle avait séduit le fils du
geôlier et s'était sauvée. Le jeune
prêtre fut condamné à dix ans de fers
et à la flétrissure. J'étais le
bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus
obligé de marquer le coupable, et le coupable, Messieurs,
c'était mon frère !
" Je jurai alors que cette femme qui l'avait perdu, qui
était plus que sa complice, puisqu'elle l'avait
poussé au crime, partagerait au moins le
châtiment. Je me doutai du lieu où elle
était cachée, je la poursuivis, je l'atteignis,
je la garrottai et lui imprimai la même
flétrissure que j'avais imprimée à mon
frère.
" Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère
parvint à s'échapper à son tour, on
m'accusa de complicité, et l'on me condamna à
rester en prison à sa place tant qu'il ne se serait pas
constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait
ce jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble
dans le Berry ; et là, il avait obtenu une petite cure.
Cette femme passait pour sa soeur.
" Le seigneur de la terre sur laquelle était
située l'église du curé vit cette
prétendue soeur et en devint amoureux, amoureux au point
qu'il lui proposa de l'épouser. Alors elle quitta celui
qu'elle avait perdu pour celui qu'elle devait perdre, et devint la
comtesse de La Fère... "
Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont
c'était le véritable nom, et qui fit signe de la
tête que tout ce qu'avait dit le bourreau était
vrai.
" Alors, reprit celui-ci, fou,
désespéré,
décidé à se débarrasser
d'une existence à laquelle elle avait tout
enlevé, honneur et bonheur, mon pauvre frère
revint à Lille, et apprenant l'arrêt qui m'avait
condamné à sa place, se constitua prisonnier et
se pendit le même soir au soupirail de son cachot.
" Au reste, c'est une justice à leur rendre, ceux qui
m'avaient condamné me tinrent parole. A peine
l'identité du cadavre fut-elle constatée qu'on me
rendit ma liberté.
" Voilà le crime dont je l'accuse, voilà la cause
pour laquelle je l'ai marquée.
- Monsieur d'Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous
réclamez contre cette femme ?
- La peine de mort, répondit d'Artagnan.
- Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous
réclamez contre cette femme ?
- La peine de mort, reprit Lord de Winter.
- Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes
ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme ?
- La peine de mort " , répondirent d'une voix sourde les
deux mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges
en se traînant sur ses genoux.
Athos étendit la main vers elle.
" Anne de Breuil, comtesse de La Fère, Milady de Winter,
dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu
dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car
vous êtes condamnée et vous allez mourir. "
A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de
toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui
manquèrent ; elle sentit qu'une main puissante et implacable
la saisissait par les cheveux et l'entraînait aussi
irrévocablement que la fatalité
entraîne l'homme : elle ne tenta donc pas même de
faire résistance et sortit de la chaumière.
Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent
derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres
et la chambre resta solitaire avec sa fenêtre
brisée, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui
brûlait tristement sur la table.
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Chapitre LXVI.
L'EXECUTION.
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Il était minuit à peu près ; la lune,
échancrée par sa décroissance et
ensanglantée par les dernières traces de l'orage,
se levait derrière la petite ville d'Armentières,
qui détachait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de
ses maisons et le squelette de son haut clocher
découpé à jour. En face, la Lys
roulait ses eaux pareilles à une rivière
d'étain fondu ; tandis que sur l'autre rive on voyait la
masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de
gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de
crépuscule au milieu de la nuit. A gauche
s'élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes
immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri
aigu, périodique et monotone. Çà et
là dans la plaine, à droite et à
gauche du chemin que suivait le lugubre cortège,
apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains
difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure
sinistre.
De temps en temps un large éclair ouvrait l'horizon dans
toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et
venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en deux
parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l'atmosphère
alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature ; le
sol était humide et glissant de la pluie qui venait de
tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec
plus d'énergie.
Deux valets traînaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un
bras ; le bourreau marchait derrière, et Lord de Winter,
d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le
bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient Milady du côté de la
rivière. Sa bouche était muette ; mais ses yeux
parlaient avec leur inexprimable éloquence, suppliant tour
à tour chacun de ceux qu'elle regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets :
" Mille pistoles à chacun de vous si vous
protégez ma fuite ; mais si vous me livrez à vos
maîtres, j'ai ici près des vengeurs qui vous
feront payer cher ma mort. "
Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement, Lord
de Winter en fit autant.
" Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne
sont plus sûrs. "
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de
Mousqueton.
Arrivés au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady
et lui lia les pieds et les mains.
Alors elle rompit le silence pour s'écrier :
" Vous êtes des lâches, vous êtes des
misérables assassins, vous vous mettez à dix pour
égorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point
secourue, je serai vengée.
- Vous n'êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous
n'appartenez pas à l'espèce humaine, vous
êtes un démon échappé de
l'enfer et que nous allons y faire rentrer.
- Ah ! Messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention
que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à
son tour un assassin.
- Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin,
Madame, dit l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large
épée ; c'est le dernier juge, voilà
tout : Nachrichter , comme disent nos voisins les
Allemands. "
Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou
trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et étrange
en s'envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du
bois.
" Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous
m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous
n'êtes pas des juges, vous, pour me condamner.
- Je vous avais proposé Tyburn, dit Lord de Winter,
pourquoi n'avez- vous pas voulu ?
- Parce que je ne veux pas mourir ! s'écria Milady en se
débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir !
- La femme que vous avez empoisonnée à
Béthune était plus jeune encore que vous, Madame,
et cependant elle est morte, dit d'Artagnan.
- J'entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit
Milady.
- Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et
vous en êtes sortie pour perdre mon frère. "
Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le
bateau.
" Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc
me noyer ! "
Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que
d'Artagnan, qui d'abord était le plus acharné
à la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et
pencha la tête, se bouchant les oreilles avec les paumes de
ses mains ; et cependant, malgré cela, il l'entendait encore
menacer et crier.
D'Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le coeur
lui manqua.
" Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir
à ce que cette femme meure ainsi ! "
Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'était
reprise à une lueur d'espérance.
" D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai
aimé ! "
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit
sur son chemin.
" Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le
fer ensemble. "
D'Artagnan tomba à genoux et pria.
" Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis
bon catholique, je crois fermement être juste en
accomplissant ma fonction sur cette femme.
- C'est bien. "
Athos fit un pas vers Milady.
" Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait ; je vous
pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour
souillé et mon salut à jamais compromis par le
désespoir où vous m'avez jeté. Mourez
en paix. "
Lord de Winter s'avança à son tour.
" Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frère,
l'assassinat de Sa Grâce Lord Buckingham ; je vous pardonne
la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma
personne. Mourez en paix.
- Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, Madame, d'avoir, par une
fourberie indigne d'un gentilhomme, provoqué votre
colère ; et, en échange, je vous pardonne le
meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous
pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
- I am lost ! murmura en anglais Milady. I
must die. "
Alors elle se releva d'elle-même, jeta tout autour d'elle un
de ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle écouta et n'entendit rien.
Elle n'avait autour d'elle que des ennemis.
" Où vais-je mourir ? dit-elle.
- Sur l'autre rive " , répondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le
pied, Athos lui remit une somme d'argent.
" Tenez, dit-il, voici le prix de l'exécution ; que l'on
voie bien que nous agissons en juges.
- C'est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, à son
tour, cette femme sache que je n'accomplis pas mon métier,
mais mon devoir. "
Et il jeta l'argent dans la rivière.
Le bateau s'éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant
la coupable et l'exécuteur ; tous les autres
demeurèrent sur la rive droite, où ils
étaient tombés à genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet
d'un nuage pâle qui surplombait l'eau en ce moment.
On le vit aborder sur l'autre rive ; les personnages se dessinaient en
noir sur l'horizon rougeâtre.
Milady, pendant le trajet, était parvenue à
détacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant sur le
rivage, elle sauta légèrement à terre
et prit la fuite.
Mais le sol était humide ; en arrivant au haut du talus,
elle glissa et tomba sur ses genoux.
Une idée superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit
que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude
où elle se trouvait, la tête inclinée
et les mains jointes.
Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses deux
bras, un rayon de lune se refléta sur la lame de sa large
épée, les deux bras retombèrent ; on
entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une
masse tronquée s'affaissa sous le coup.
Alors le bourreau détacha son manteau rouge,
l'étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la
tête, le noua par les quatre coins, le chargea sur son
épaule et remonta dans le bateau.
Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque,
et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière :
" Laissez passer la justice de Dieu ! " cria-t-il à haute
voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma
sur lui.
Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient
à Paris ; ils étaient restés dans les
limites de leur congé, et le même soir ils
allèrent faire leur visite accoutumée
à M. de Tréville.
" Eh bien, Messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous
êtes-vous bien amusés dans votre excursion ?
- Prodigieusement " , répondit Athos, les dents
serrées.
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Chapitre LXVII.
CONCLUSION.
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Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu'il avait faite au
cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle, sortit
de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui venait
de s'y répandre que Buckingham venait d'être
assassiné.
Quoique prévenue que l'homme qu'elle avait tant
aimé courait un danger, la reine, lorsqu'on lui
annonça cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui arriva
même de s'écrier imprudemment :
" C'est faux ! il vient de m'écrire. "
Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale
nouvelle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les
ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et
funèbre présent que Buckingham envoyait
à la reine.
La joie du roi avait été très vive ;
il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit même
éclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme
tous les coeurs faibles, manquait de
générosité.
Mais bientôt le roi redevint sombre et mal portant : son
front n'était pas de ceux qui s'éclaircissent
pour longtemps ; il sentait qu'en retournant au camp il allait
reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.
Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur et il
était, lui, l'oiseau qui voltige de branche en branche sans
pouvoir lui échapper.
Aussi le retour vers La Rochelle était-il
profondément triste. Nos quatre amis surtout faisaient
l'étonnement de leurs camarades ; ils voyageaient ensemble,
côte à côte, l'oeil sombre et la
tête baissée. Athos relevait seul de temps en
temps son large front ; un éclair brillait dans ses yeux, un
sourire amer passait sur ses lèvres, puis, pareil
à ses camarades, il se laissait de nouveau aller
à ses rêveries.
Aussitôt l'arrivée de l'escorte dans une ville,
dès qu'ils avaient conduit le roi à son logis,
les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret
écarté, où ils ne jouaient ni ne
buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en regardant
avec attention si nul ne les écoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et
que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse,
s'étaient arrêtés dans un cabaret sur
la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle à franc
étrier, s'arrêta à la porte pour boire
un verre de vin, et plongea son regard dans l'intérieur de
la chambre où étaient attablés les
quatre mousquetaires.
" Holà ! Monsieur d'Artagnan ! dit-il, n'est-ce point vous
que je vois là-bas ? "
D'Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme
qu'il appelait son fantôme, c'était son inconnu de
Meung, de la rue des Fossoyeurs et d'Arras.
D'Artagnan tira son épée et
s'élança vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu
s'élança à bas de son cheval, et
s'avança à la rencontre de d'Artagnan.
" Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette
fois vous ne m'échapperez pas.
- Ce n'est pas mon intention non plus, Monsieur, car cette fois je
vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrête et dis que
vous ayez à me rendre votre épée,
Monsieur, et cela sans résistance ; il y va de la
tête, je vous en avertis.
- Qui êtes-vous donc ? demanda d'Artagnan en baissant son
épée, mais sans la rendre encore.
- Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l'inconnu,
l'écuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de
vous ramener à Son Eminence.
- Nous retournons auprès de Son Eminence, Monsieur le
chevalier, dit Athos en s'avançant, et vous accepterez bien
la parole de M. d'Artagnan, qu'il va se rendre en droite ligne
à La Rochelle.
- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le
ramèneront au camp.
- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ;
mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en
fronçant le sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. "
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arrière et
vit que Porthos et Aramis s'étaient placés entre
lui et la porte ; il comprit qu'il était
complètement à la merci de ces quatre hommes.
" Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son
épée, et joindre sa parole à la votre,
je me contenterai de votre promesse de conduire M. d'Artagnan au
quartier de Monseigneur le cardinal.
- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon
épée.
- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je
continue mon voyage.
- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile,
vous ne la retrouverez pas.
- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.
- Revenez au camp et vous le saurez. "
Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'était
plus qu'à une journée de Surgères,
jusqu'où le cardinal devait venir au-devant du roi, il
résolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux.
D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'était de
surveiller lui-même son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, à trois heures de l'après-midi, on
arriva à Surgères. Le cardinal y attendait Louis
XIII. Le ministre et le roi y échangèrent force
caresses, se félicitèrent de l'heureux hasard qui
débarrassait la France de l'ennemi acharné qui
ameutait l'Europe contre elle. Après quoi, le cardinal, qui
avait été prévenu par Rochefort que
d'Artagnan était arrêté, et qui avait
hâte de le voir, prit congé du roi en l'invitant
à venir voir le lendemain les travaux de la digue qui
étaient achevés.
En revenant le soir à son quartier du pont de La Pierre, le
cardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu'il habitait,
d'Artagnan sans épée et les trois mousquetaires
armés.
Cette fois, comme il était en force, il les regarda
sévèrement, et fit signe de l'oeil et de la main
à d'Artagnan de le suivre.
D'Artagnan obéit.
" Nous t'attendrons, d'Artagnan " , dit Athos assez haut pour que le
cardinal l'entendît.
Son Eminence fronça le sourcil, s'arrêta un
instant, puis continua son chemin sans prononcer une seule parole.
D'Artagnan entra derrière le cardinal, et Rochefort
derrière d'Artagnan ; la porte fut gardée.
Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et
fit signe à Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obéit et se retira.
D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'était sa
seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait
été bien convaincu que ce serait la
dernière.
Richelieu resta debout, appuyé contre la
cheminée, une table était dressée
entre lui et d'Artagnan.
" Monsieur, dit le cardinal, vous avez été
arrêté par mes ordres.
- On me l'a dit, Monseigneur.
- Savez-vous pourquoi ?
- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais
être arrêté est encore inconnue de Son
Eminence. "
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
" Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?
- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on m'impute,
je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis.
- On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes
plus hautes que la vôtre, Monsieur ! dit le cardinal.
- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec un calme qui
étonna le cardinal lui-même.
- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on
vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Etat, on vous impute
d'avoir essayé de faire avorter les plans de votre
général.
- Et qui m'impute cela, Monseigneur ? dit d'Artagnan, qui se doutait
que l'accusation venait de Milady : une femme flétrie par la
justice du pays, une femme qui a épousé un homme
en France et un autre en Angleterre, une femme qui a
empoisonné son second mari et qui a tenté de
m'empoisonner moi-même !
- Que dites-vous donc là ? Monsieur, s'écria le
cardinal étonné, et de quelle femme parlez-vous
ainsi ?
- De Milady de Winter, répondit d'Artagnan ; oui, de Milady
de Winter, dont, sans doute, Votre Eminence ignorait tous les crimes
lorsqu'elle l'a honorée de sa confiance.
- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes
que vous dites, elle sera punie.
- Elle l'est, Monseigneur.
- Et qui l'a punie ?
- Nous.
- Elle est en prison ?
- Elle est morte.
- Morte ! répéta le cardinal, qui ne pouvait
croire à ce qu'il entendait : morte ! N'avez-vous pas dit
qu'elle était morte ?
- Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais
pardonné ;, mais elle a tué la femme que
j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons prise, jugée
et condamnée. "
D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le
couvent des Carmélites de Béthune, le jugement
dans la maison isolée, l'exécution sur les bords
de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne
frissonnait pas facilement.
Mais tout à coup, comme subissant l'influence d'une
pensée muette, la physionomie du cardinal, sombre
jusqu'alors, s'éclaircit peu à peu et arriva
à la plus parfaite
sérénité.
" Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la
sévérité de ses paroles, vous vous
êtes constitués juges, sans penser que ceux qui
n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins !
- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant l'intention
de défendre ma tête contre vous. Je subirai le
châtiment que Votre Eminence voudra bien m'infliger. Je ne
tiens pas assez à la vie pour craindre la mort.
- Oui, je le sais, vous êtes un homme de coeur, Monsieur,
dit le cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous
dire d'avance que vous serez jugé, condamné
même.
- Un autre pourrait répondre à Votre Eminence
qu'il a sa grâce dans sa poche ; moi je me contenterai de
vous dire : " Ordonnez, Monseigneur, je suis prêt. "
- Votre grâce ? dit Richelieu surpris.
- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan.
- Et signée de qui ? du roi ? "
Et le cardinal prononça ces mots avec une
singulière expression de mépris.
" Non, de Votre Eminence.
- De moi ? vous êtes fou, Monsieur ?
- Monseigneur reconnaîtra sans doute son
écriture. "
Et d'Artagnan présenta au cardinal le précieux
papier qu'Athos avait arraché à Milady, et qu'il
avait donné à d'Artagnan pour lui servir de
sauvegarde.
Son Eminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur
chaque syllabe :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur
du présent a fait ce qu'il a fait. "
"Au camp devant La Rochelle, ce 5 août 1628. "
" RICHELIEU "
Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes, tomba dans une
rêverie profonde, mais il ne rendit pas le papier
à d'Artagnan.
" Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir, se
dit tout bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un
gentilhomme. "
Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour
trépasser héroïquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait le papier
dans ses mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard
d'aigle sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce
visage sillonné de larmes toutes les souffrances qu'il avait
endurées depuis un mois, et songea pour la
troisième ou quatrième fois combien cet enfant de
vingt et un ans avait d'avenir, et quelles ressources son
activité, son courage et son esprit pouvaient offrir
à un bon maître.
D'un autre côté, les crimes, la puissance, le
génie infernal de Milady l'avaient plus d'une fois
épouvanté. Il sentait comme une joie
secrète d'être à jamais
débarrassé de ce complice dangereux.
Il déchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si
généreusement remis.
" Je suis perdu ! " , dit en lui-même d'Artagnan.
Et il s'inclina profondément devant le cardinal en homme qui
dit : " Seigneur, que votre volonté soit faite ! "
Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir,
écrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers
étaient déjà remplis et y apposa son
sceau .
" Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'épargne
l'ennui de la Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort
aimable à lui. "
" Tenez, Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un
blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet :
vous l'écrirez vous-même. "
D'Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux
dessus.
C'était une lieutenance dans les mousquetaires.
D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
" Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous ; disposez-en
désormais ; mais cette faveur que vous m'accordez, je ne la
mérite pas : j'ai trois amis qui sont plus
méritants et plus dignes...
- Vous êtes un brave garçon, d'Artagnan,
interrompit le cardinal en lui frappant familièrement sur
l'épaule, charmé qu'il était d'avoir
vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il vous plaira.
Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c'est
à vous que je le donne.
- Je ne l'oublierai jamais, répondit d'Artagnan, . Votre
Eminence peut en être certaine. "
Le cardinal se retourna et dit à haute voix :
" Rochefort ! "
Le chevalier, qui sans doute était derrière la
porte, entra aussitôt.
" Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je le
reçois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on
s'embrasse et que l'on soit sage si l'on tient à conserver
sa tête. "
Rochefort et d'Artagnan s'embrassèrent du bout des
lèvres ; mais le cardinal était là,
qui les observait de son oeil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en même temps.
" Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ?
- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan.
- L'occasion viendra, répondit Rochefort.
- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte.
Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la main et
saluèrent Son Eminence.
" Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.
- Me voilà, mes amis ! répondit d'Artagnan, non
seulement libre, mais en faveur.
- Vous nous conterez cela ?
- Dès ce soir. "
En effet, dès le soir même d'Artagnan se rendit au
logis d'Athos, qu'il trouva en train de vider sa bouteille de vin
d'Espagne, occupation qu'il accomplissait religieusement tous les
soirs.
Il lui raconta ce qui s'était passé entre le
cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui vous revient
tout naturellement. "
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
" Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La
Fère, c'est trop peu. Gardez ce brevet, il est à
vous ; hélas, mon Dieu ! vous l'avez acheté assez
cher. "
D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de
Porthos.
Il le trouva vêtu d'un magnifique habit, couvert de broderies
splendides, et se mirant dans une glace.
" Ah ! ah ! dit Porthos, c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous
que ce vêtement me va ?
- A merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un habit
qui vous ira mieux encore.
- Lequel ? demanda Porthos.
- Celui de lieutenant aux mousquetaires. "
D'Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal,
et tirant le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom
là-dessus, et soyez bon chef pour moi. "
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit à
d'Artagnan, au grand étonnement du jeune homme.
" Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez
longtemps à jouir de cette faveur. Pendant notre
expédition de Béthune, le mari de ma duchesse est
mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du défunt me
tendant les bras, j'épouse la veuve. Tenez, j'essayais mon
habit de noce ; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. "
Et il rendit le brevet à d'Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le front
appuyé contre son livre d'heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la
troisième fois son brevet de sa poche :
" Vous, notre ami, notre lumière, notre protecteur
invisible, dit-il, acceptez ce brevet ; vous l'avez
mérité plus que personne, par votre sagesse et
vos conseils toujours suivis de si heureux résultats.
- Hélas, cher ami ! dit Aramis, nos dernières
aventures m'ont dégoûté tout
à fait de la vie d'homme d'épée. Cette
fois, mon parti est pris irrévocablement, après
le siège j'entre chez les Lazaristes. Gardez ce brevet,
d'Artagnan, le métier des armes vous convient, vous serez un
brave et aventureux capitaine. "
D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint
à Athos, qu'il trouva toujours attablé et mirant
son dernier verre de malaga à la lueur de la lampe.
" Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusé.
- C'est que personne, cher ami, n'en était plus digne que
vous. "
Il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom de
d'Artagnan, et le lui remit.
" Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hélas !
plus rien, que d'amers souvenirs... "
Et il laissa tomber sa tête entre ses deux mains, tandis que
deux larmes roulaient le long de ses joues.
" Vous êtes jeune, vous, répondit Athos, et vos
souvenirs amers ont le temps de se changer en doux souvenirs ! "
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